C’était écrit

Chapitre 15

 

M. Vimpany (membre de l’École dechirurgie) était un homme corpulent, bâti à chaux et à sable. Sonœil rond vous dévisageait, d’ordinaire, avec une expression degaieté impudente. Ajoutez à cela une tête large et des joueshâlées, une redingote grise aux amples pans, un gilet à carreaux,des molletières en cuir, et cet ensemble caractéristique offrira untype que tout étranger prendra indubitablement pour un fermier dela vieille école. Il était fier de produire cette impressionfallacieuse. « La nature m’avait créé pour faire de moi unfermier, disait-il souvent, mais ma pauvre vieille mère, qui avaitdu sang d’aristocrate dans les veines, tenait à ce que son filsexerçât une profession quelconque. N’ayant aucune aptitude pour labasoche, manquant d’argent pour la carrière des armes et pas assezenclin à la vertu pour entrer dans les ordres, je suis simplemédecin de campagne, autrement dit, le dernier représentant del’esclavage du XIXe siècle ! Vous me croirez ounon, mais je vous affirme que je ne vois pas un cultivateur à côtéde sa charrue, sans envier son sort. »

Tel était l’époux de la femme quintessenciéedont nous avons parlé plus haut ; il accueillit Montjoie avecun : « Enchanté de vous voir, monsieur », accompagnéd’une poignée de main qui faillit lui arracher un cri de douleur.Acharné à découper une énorme pièce de bœuf, il dit, en s’adressantà son invité :

« C’est dur comme du bois et qui plusest, c’est tout votre dîner, avec un plum-pudding et un verre d’unvieux vin de Xérès dont vous me direz des nouvelles. Miss Henleyest assez indulgente, pour ne pas proférer une plainte… Ma femmenon plus ; j’espère donc, monsieur, que vous serez aussicontent que ces dames, si votre aimable physionomie n’est pastrompeuse. À votre santé, dit-il, en faisant un simulacre desalut. »

Il s’aperçut, chose curieuse, que sonamphitryon se délectait d’un vin qui ne valait pas le diable.Hugues en conclut que le docteur représentait dans l’espèce,l’exception qui confirme la règle, c’est-à-dire un médecinincapable de distinguer le vin fin de la piquette.

Il tardait extrêmement àMme Vimpany et à Iris, de savoir commentM. Montjoie se trouvait à son hôtel.

« La vérité, c’est que je n’ai à meplaindre de rien », répondit Hugues aux questions empresséesde ces dames.

« Ah ! bah ! s’écria le docteuren s’esclaffant de rire, vous nous la baillez belle ! Et levin aigre donc ! je suis certain que vous n’y avez pascoupé.

– Voulez-vous parler d’un certain vin deBordeaux ? demanda Hugues.

– Fichtre ! ce n’est pas moi quivoudrais y tremper les lèvres. Pour qui me prenez-vous,monsieur ? »

Montjoie resta coi. L’ignorance et lespréjugés du docteur en fait de vin, prouvèrent à son convive que cefils d’Esculape était peu connaisseur.

Ici, chacun se tut.

Le docteur, qui lisait clairement sur levisage de sa femme, le mécontentement et la désapprobation, sedécida à dire à Montjoie en manière d’excuse :

« Vous ne m’en voulez pas, hein ?C’est dans ma nature d’appeler un chat un chat et Rollet un fripon.Ah ! pardieu ! si je pouvais prendre des mitaines enparlant, j’aurais de la clientèle à revendre. Je suis ce qu’onappelle un diamant brut. Vous ne me gardez pas rancune,hein ?

– Moi vous garder rancune ? pas lemoins du monde, monsieur Vimpany.

 

– Allons, un autre verre de xérès »,reprit le docteur.

Tout en acceptant la proposition, Montjoieparaît dépourvu d’entrain. Iris en est stupéfaite ; il est sipeu dans la nature de Hugues de prendre la mouche, surtout au sujetd’un vin quelconque. Le docteur voyait qu’il faisait des frais enpure perte ; s’adressant à son nouveau convive, il reprit enregardant miss Henley :

« Il m’a fallu éperonner mon chevaljusqu’au sang, pour être ici à l’heure du dîner. Souvent lesmalades ont le grand tort de vouloir s’administrer eux-mêmes desdrogues avant l’arrivée du médecin : aujourd’hui, c’est unvieillard raseur qui a mis ma patience à l’épreuve ; or, commeil est riche, très riche même, force m’était de l’écouter.

– Va-t-il mieux ? demandeMme Vimpany.

– Mieux ? Sa seule maladie, c’est lagloutonnerie ; il s’est avisé d’aller à Londres consulter unprince de la science, qui l’a bientôt envoyé à tous les diables,c’est-à-dire qu’il lui a ordonné d’aller en pays étranger,s’échauder dans une piscine d’eau thermale plus ou moinsbouillante. Rentré malade chez lui, il me fait appeler. Je letrouve le dos au feu, le ventre à table, faisant honneur à un repaspantagruélique. Ma foi, je dois dire que ses vins manquent debouquet. Ah ! cette remarque vous rappelle un certain petitvin de l’hôtel, monsieur Montjoie. Alors, voilà ce que j’aiconseillé à ce vieux goinfre : « Nettoyez-moi tout celaavec de l’émétique ». Bref, s’il se campe encore uneindigestion, il me fera appeler et me paiera bien, en sorte que jene suis pas en reste avec lui ! À la tête que fait ma femme,je comprends qu’elle blâme mes épanchements, qu’elle en esthumiliée ! En tout, mon cher, il faut sauver lesapparences ! Voilà sa sempiternelle rengaine… Sauver lesapparences ? Moi, je n’entends pas de cette oreille-là ;…je suis pauvre,… je n’en fais mystère à personne… De grâce,Arabella, ne prenez pas cet air piteux. Voyez-vous la nature n’apas créé votre mari pour en faire un médecin et voilà pourquoivotre fille est muette ! Un autre verre de vin de Xérès,monsieur Montjoie ? »

Mme Vimpany ayant le respectde tous les usages reçus, y compris celui qui oblige le sexe faibleà abandonner la table au sexe fort après dîner, sortit de la salleà manger avec Iris ; jetant un coup d’œil à Hugues, celle-cifut frappée de son air méditatif. Le joyeux docteur, poussant autravers de la table la bouteille à son convive, s’écria en luioffrant de gros cigares :

« Maintenant, allons-y gaiement, et vivele jus de la vigne ! »

M. Vimpany venait de remplir son verre etde frotter une allumette, quand la domestique, après avoir frappé àla porte, entre et remet un pli au docteur.

Chacun de nous a une manière particulièred’exprimer son indignation ; celle du docteur se traduisit parces mots :

« Ventrebleu ! c’est en vain quel’on chercherait sur le continent noir, un nègre aussi esclavequ’un médecin. Il n’a pas heure du jour ou de la nuit qui luiappartienne en propre. Jugez plutôt ! Juste au moment que jecomptais jouir de mon ami et de mon dîner, voilà qu’une vieillesotte atteinte d’un asthme chronique, s’avise d’avoir une attaqueet me mande à son chevet ! Ma foi, j’ai presque envie de n’ypoint aller !

– Oh ! vous n’y pensez pas, docteur,et l’humanité donc !

– Oh ! monsieur Montjoie, vous n’ypensez pas, et l’argent donc ! répondit le facétieuxamphitryon en ricanant. La vieille dame est la mère de notre maire.On dirait, le diable m’emporte ! que vous ne comprenez pas lecalembour, mais soyez tranquille… Je vais aller traire ma vache àlait… Ah !… ah !… ah ! »

Dès qu’il eut tourné les talons, Hugues poussaun soupir de soulagement.

« Dieu merci ! s’écria-t-il enarpentant la pièce à pas accélérés, me voilà libre enfin de melivrer à mes réflexions. »

Le sujet qui servait de thème à ses pensées,était l’influence de l’ivresse sur les faiblesses et les vices decaractère d’un homme, alors qu’il est dégagé du frein qu’ils’impose quand il n’est pas encore en état d’ivresse. À coup sûr,la nature du docteur présentait des côtés faibles et même vicieux.Sa jactance, sa gaieté débordante, le ton tranchant de sa voix,l’expression de son regard, tout révélait chez lui le blagueurfieffé. Si l’on parvenait à le griser subrepticement, et à luiravir par cela même, tout pouvoir de dissimulation, rien ne seraitplus facile, en le faisant causer après boire, que de pénétrer lemystère des relations de Mme Vimpany et de lordHarry. À cette fin, Hugues résolut d’inviter le docteur à dîner àl’hôtel et, là, de lui verser à plein verre du fameux vin deBordeaux. Pour exquis qu’il fût, il n’en était pas moins des pluscapiteux. Le serait-il assez, cependant, pour griser cette fortetête ?

En tout cas, Hugues se proposait d’en fairel’expérience.

Le docteur ne tarda pas à rentrer. Se frottantles mains, il dit d’un air de satisfaction :

« Ma foi ! la mère du maire a toutlieu de vous avoir une vive reconnaissance. Vrai, si vous nem’aviez chassé par les épaules, c’en serait fait d’elle !quelle lutte acharnée, miséricorde ! entre la vie, la mort etle docteur ! mais la victoire est restée à laFaculté. »

Il le considère un instant etpoursuit :

« Que diable avez-vous pu faire pendantque je n’étais pas là ? Je croyais être obligé de descendre àla cave et je m’aperçois que nous n’avons rien bu,… rien,… pas unegoutte… C’est un peu fort, qu’est-ce que cela signifie ?

– Je ne suis pas à la hauteur de votrexérès ; les vins d’Espagne sont trop excitants pour moi.

– Je comprends,… vous regrettez levinaigre de votre hôtel ? fit-il, en poussant des éclats derire moqueur.

– C’est ma foi vrai ! Je tiens àvous dire, pour votre gouverne, docteur, que ce susdit vinaigren’est ni plus ni moins que du château-margaux, comme on n’en verraplus ; mais les rustres qui s’en abreuvent ne sont pas en étatde l’apprécier.

– Et il va de soi que vous avez acheté cevin extraordinaire ? dit le docteur d’un ton gouailleur.

– Vous l’avez dit. »

Pour la première fois de sa vie,M. Vimpany resta court ; il regardait avec stupeur soninvité. Or, il accepta avec empressement l’invitation de Hugues, àvenir dîner le lendemain à l’hôtel. Seulement, il y mit unecondition, disant :

« Comme je n’apprécie nullement ce vin dechâteau…, comment dites-vous ? Vous me permettez, n’est-il pasvrai, d’envoyer chercher chez moi une bouteille dexérès ? »

Les journées du docteur étant absorbées parses visites aux malades, miss Henley proposa, en conséquence, deconduire Montjoie à l’église. Mme Vimpany voulutleur servir de cicérone, par politesse pour l’ami d’Iris.Saisissant la première occasion qui lui est offerte de parlerconfidentiellement avec Hugues, miss Henley s’empresse de fairel’éloge de la femme du docteur :

« J’ai hâte de vous dire que j’aicomplètement modifié mon opinion sur elle », reprit-elle àmi-voix. Tout en ayant deviné qu’elle n’a pas vos sympathies, ellen’en parle pas moins de vous avec une parfaite bienveillance.

Hugues savait que la vivacité d’impressiond’Iris pouvait, parfois, fausser son jugement, mais il ne lui enfit pas l’observation. Quant à l’opinion défavorable qu’il avait deMme Vimpany, elle restait la même et il ne tenaitnullement à en parler avec Iris. Sur ce, Hugues prend le parti derentrer à l’hôtel afin d’écrire à M. Henley ; il avait àcœur de savoir s’il autoriserait sa fille à réintégrer le domicilepaternel. Il terminait son épître en demandant un oui ou un non,par le télégraphe.

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