C’était écrit

Chapitre 11

 

Pendant que l’on discutait le tracé du nouveauchemin de fer entre Culm et Everill, l’ingénieur provoquaune discussion entre les bailleurs de fonds, jadis directeurs de lacompagnie, en leur demandant s’ils avaient ou non le projet defaire une station à Honey Buzzard ?

Depuis des années, disons-le, le commerce ypériclitait de même que la population. D’un autre côté, desartistes peintres considéraient cette curieuse petite ville dumoyen âge, comme une mine à exploiter au point de vue de l’art. Lesarchéologues ne laissaient pas de flatter le recteur, ens’inscrivant sur la liste de souscription qu’il faisait circulerpour la restauration de la Tour.

De petits commerçants, qui n’étaient pas fousà lier, firent néanmoins la folie d’ouvrir des boutiques à HoneyBuzzard, tentative qui n’eut d’autre résultat que de fricasserleurs petites économies. Après quoi, ils fermèrent boutique etdécampèrent. L’on voyait encore, parfois, un charbonnier déchargerdes sacs de charbon sur le quai, ou bien, un bateau vide embarquerdu foin ; le propriétaire d’une maison délabrée avait cédé àla tentation de suspendre un écriteau pour annoncer un appartementà louer, mais personne ne s’était présenté. Le seul et uniquemédecin de cette modeste localité, y trouvant l’existenceintolérable, ne rêvait que d’y céder sa clientèle à un confrèrepour un morceau de pain, comme on dit, puis déguerpir !Toujours est-il que les administrateurs du chemin de fer et lesingénieurs finirent par décréter qu’il y aurait une station dechemin de fer à Honey Buzzard.

Par un après-midi brumeux d’automne et déjàsur le tard, le train omnibus laissa un voyageur à lastation ; il descendait d’une voiture de première classe,portait à la main un parapluie et une valise. Il s’informa près duchef de gare, quelle était la meilleure auberge de l’endroit ;après avoir reçu l’information qu’il désirait, le voyageurs’engagea dans de petites rues tortueuses et finit par arriver àdestination. En attendant qu’on lui serve à souper, il demande del’encre et du papier.

La fille de l’aubergiste n’eut rien de pluspressé que de questionner sa mère sur le survenant ; celle-cirepartit : « Ma foi, il est grand, beau et bienbâti ; il porte la barbe longue et a l’air mélancolique. Iln’a certes pas l’air d’un casseur d’assiettes. Le nom inscrit surson sac de voyageur est : Hugues Montjoie. Quel vin a-t-ildemandé ? Ah ! si l’on pouvait lui colloquer unebouteille de notre vin français qui est sur, quelleveine ! »

Au même instant, la sonnette se fit entendreet la fille de l’aubergiste, comme on le peut penser, s’empressa deprofiter de la circonstance qui lui était offerte de se former uneopinion personnelle sur ledit M. Montjoie. Bientôt, ellereparut une lettre à la main, déjà rongeant son frein, de n’êtrepas mieux née !

« Ah ! ma mère, fit-elle, sij’appartenais à une classe huppée de la société, je sais maintenantde qui je voudrais être la femme. »

Parfaitement indifférente à ces aspirationsromanesques, la brave aubergiste demanda à examiner la suscriptionde l’enveloppe écrite par M. Montjoie.

L’individu chargé de la porter au destinatairedevait attendre la réponse. L’adresse portait ces mots :« Miss Henley, aux soins de Clarence Vimpany, Esquire, HoneyBuzzard ». La fille de l’aubergiste, très surexcitée, conçutun vif désir de voir miss Henley. De son côté, sa mère ne laissaitpas d’être fort intriguée.

Comment M. Montjoie a-t-il écrit cettelettre puisque miss Henley habite chez le docteur ? N’était-ilpas cent fois plus simple de l’aller voir ? Après avoir faitces réflexions, l’aubergiste rendit la lettre à sa filledisant : « Le garçon d’écurie qui n’a rien à faire peutla porter.

– Non, ma mère, non ; ah !vraiment, ce serait un sacrilège de confier cette lettre à desmains aussi sales. Je ferai la commission moi-même. Qui sait !Cela me permettra peut-être d’apercevoir miss Henley. »

Telle était l’impression que l’arrivée deM. Montjoie avait inconsciemment produite sur cette jeunepersonne romanesque, condamnée par la destinée à tourner dans lecercle étroit et vulgaire d’une auberge de village.

La maîtresse d’hôtel monta elle-même aupremier étage le dîner du voyageur. Le menu se composait decôtelettes et de pommes de terre, aussi mal cuites qu’il estpossible à une cuisinière anglaise de le faire.

La brave femme, qui ne perdait pas de vuel’éventualité de débarrasser son cellier d’une bouteille de vinaigrelet, hasarda cette question :

« Quel vin monsieur veut-ilboire ?

– Un vin français quelconque »,fit-il avec indifférence.

Dès que le domestique revint à la cuisine,l’aubergiste lui demanda comment le voyageur avait trouvé levin ?

« Il demande à vous parler »,répondit le garçon.

Convaincue qu’il y avait de l’orage dansl’air, elle demanda s’il s’était plaint ?

« Ouache ! il a bu à rougebord ! »

La brave femme, les yeux ronds de surprise,exhale un soupir de soulagement. Quelle veine ! Un voyageurbuvant et payant le susdit vin français sans se plaindre !

À cette pensée, elle débordait de joie.Lorsqu’elle entra dans la salle à manger, M. Montjoie, leverre à la main, humait le bouquet du vin avec recueillement.

« Pardon, madame, de vous déranger de vosoccupations, fit-il, d’un ton de condescendance aimable, maispuis-je savoir l’origine de ce vin ?

– C’est tout ce que nous avons pu tirer,retirer, soutirer d’une mauvaise créance de défunt mon mari ;il avait eu le tort de prêter de l’argent à un Français.

– C’est un vin exquis, savez-vous ?riposta le voyageur.

– Ah ! vous le trouvez bon,monsieur ?

– Assurément, c’est une tête deBordeaux ! »

La maîtresse d’hôtel craignait qu’il ne secachât une pointe d’aigreur sous ces louanges. Un doute s’empara deson esprit. En réalité, ce voyageur ne se donnait-il pas le malinplaisir de lui tendre un piège ?

Elle résolut de garder à carreau etriposta :

« Je vous avoue, monsieur, que vous êtesle premier voyageur à ne pas vous plaindre de notre vinfrançais.

– Alors, vous n’auriez peut-être pasd’objection à vous en défaire ?

– De bonne foi, qui en pourrait êtrepreneur ?

– Moi ; combien le vendez-vous labouteille ? »

À cette question, l’aubergiste, convaincuequ’elle avait affaire à un esprit détraqué, résolut de profiter dela circonstance pour doubler le prix de sa marchandise.

« Sept francs cinquante la bouteille,répondit-elle sans sourciller.

– Je crois être raisonnable en vous enoffrant six francs », dit-il.

Or, comme l’appétit vient en mangeant, lamaîtresse d’hôtel reprit :

« Toute réflexion faite, je ne céderaipas à moins de douze francs.

– J’espère pour vous que vous trouverezun acheteur ayant une bourse plus replète que la mienne.

– Tenez, prenez-le pour le prix que vousen voudrez donner », dit cette femme parfaitement respectablequoique peu scrupuleuse.

À cet instant, la fille de la maîtressed’hôtel ouvrit la porte disant :

« J’ai porté moi-même votre lettre,monsieur, et voici la réponse. » (Elle avait vu miss Henley etla tenait pour une personne fort ordinaire.) Après l’avoirremerciée, en des termes qu’une personne aussi romanesque nepouvait oublier, Montjoie rompit le cachet.

Évidemment, c’était une réponse conforme à sesdésirs, car il prit vivement son chapeau, demandant qu’on luiindiquât le chemin du logis du Dr Vimpany. Comme ilne voulait pas prendre Iris par surprise, il lui écrivit del’auberge pour lui annoncer sa visite. Comment miss Henleyrecevrait-elle l’ami dévoué dont elle avait par deux fois refusé lamain ?

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