C’était écrit

Chapitre 51

 

Le plan indigne, proposé par lord Harry à Irispour faire venir l’eau au moulin, avait eu de sérieusesconséquences. La plus grave de toutes, sans contredit, était lerefroidissement du mari et de la femme.

Lady Harry vivait renfermée dans sesappartements ; lord Harry passait la moitié des journées horsde chez lui, tantôt en compagnie du docteur, tantôt avec d’autresamis. Iris souffrait cruellement de la situation que son orgueilblessé et son ressentiment lui imposaient. Elle n’avait aucun ami àqui demander conseil ; elle n’était même plus d’accord avecFanny qui, n’ayant en vue que les intérêts de sa maîtresse,s’avisait qu’une séparation de corps pouvait seule tirer lady Harryde ce bourbier. Plus le sauvage lord s’acharnait à conserver sousson toit cette franche canaille de docteur, plus fatal pouvaitdevenir l’empire que prenait sur lui un homme à qui tous les moyensétaient bons pour arriver à ses fins.

Autant que sa situation pouvait le luipermettre, Fanny s’efforçait de creuser l’abîme qui séparait lemari et la femme. Tandis que la pauvre servante soumettait à samaîtresse des idées qui ne réussissaient qu’à l’irriter davantageencore, Vimpany, de son côté, dépensait jusqu’à son derniersyllogisme, pour démontrer à son hôte qu’il devait repousser toutetentative de réconciliation qui lui viendrait directement ouindirectement de sa femme ; causant avec lui, ildisait :

« Lady Harry cache sous les apparences dela douceur, une âme vindicative. Profitez donc tout de suite desavantages que vous offrent les circonstances, en acceptant, si telest le désir de Lady Harry, une séparation à l’amiable, laquelle,vous le savez aussi bien que moi, vous permettra de forcer votrefemme à réintégrer le domicile conjugal.

– Permettez-moi de vous dire que ce n’estpas très loyal, répondit lord Harry en hochant la tête.

– Loyal ou non, reprit le docteur,l’essentiel est de pouvoir la rappeler quand sa présence seranécessaire à la réussite de notre fameux projet,… complot,…expédient,… comment dire ? disons canaillerie ! Il fautlui épargner – voyez comme je suis prudent – d’être mise dans lesecret de la chose ; sa rigide moralité pourrait en êtrerévoltée, d’où toute l’affaire irait à vau-l’eau. Vous comprenez,…passez-moi la bouteille, please, et nous reparlerons decela plus tard. »

Le jour suivant, une circonstance fortuitedémolit le plan par lequel Iris devait être éloignée de la scèned’action. Lord Harry et sa femme se trouvèrent par hasard sur lepalier de l’escalier.

Redoutant l’émotion que trahiraient sesregards, si elle venait à rencontrer ceux de son mari, Iris, lespaupières entrecloses, serre la muraille afin de s’esquiver ;lord Harry croit à tort que sa femme, en détournant les yeux, luitémoigne du mépris ; le rouge de la colère lui monte auxjoues ; il se décide à mettre en pratique les conseils deVimpany ; ouvrant la porte de la salle à manger déserte, ildit à Iris qu’il désirait avoir avec elle un moment d’entretien.L’instant d’après, il raconte que le docteur lui a fait lamorale : « Aux grands maux, les grandsremèdes ! » avait-il dit.

Quand la vie en commun est devenueintolérable, il n’y a qu’une chose à faire : aller chacun deson côté. C’était là, une méchante action ; la jeune femme enressentit comme une décharge électrique ; pour la premièrefois depuis leur brouille, elle se décida à parler à son mari.

« Ce que vous dites là, est-ilsérieux ? » interrogea-t-elle.

Sa voix dénotait une émotion extrême ;Iris semblait revivre les jours heureux du passé. L’amour blesséfaisait trembler ses lèvres nerveuses ; elle sentait undéchirement de tout son être. À cette minute, lord Harry sentit sacolère se fondre, mais son orgueil offensé ne se courba pas pourcela, et il garda le silence.

« En somme, si vous êtes réellementfatigué de moi, poursuivit-elle, séparons-nous. Je m’éloigneraisans vous adresser ni prières ni reproches ; quelle que soitla douleur qui m’oppresse, je vous en épargnerai lecontre-coup. »

Un instant, le sang-froid d’Iris faillitl’abandonner ; sa poitrine gonflée haletait ; elletremblait de céder à l’amour, à cet amour aveugle, qui l’avait sicruellement déçue ! Enfin, reprenant possession d’elle-même,elle dit avec calme :

« Dois-je interpréter votre silence commeun arrêt d’expulsion ? »

Tout homme éprouvant pour Iris les sentimentsqu’elle inspirait à son mari, n’eût pu résister à des paroles sidignes ; elle restait là, debout, immobile, extrêmement pâle.Soudain, il lui tend les bras, elle s’y précipite et sans qu’un motfût échangé entre eux, la fatale réconciliation était un faitaccompli.

Ce jour-là, à dîner, une grande surpriseattendait le docteur ; ses lèvres ébauchèrent un sourirediabolique, quand il constata que lady Harry occupait à table saplace habituelle. Mais il n’en perdit pas pour cela un coup de dentet se montra même singulièrement gai. Dès qu’Iris se fut retirée,lord Harry, débarrassé d’un poids sur la conscience, but denombreux verres de xérès en l’honneur de sa dame. Ledocteur, sans intervenir dans les affaires d’autrui et outré de ladéraison de lord Harry, se borna à verser dans le gilet de sonamphitryon les confidences de sa vie conjugale.

« Palsambleu ! s’écrie-t-il en riantd’un mauvais rire, si j’avais mis de côté une pièce d’or, chaquefois que je me suis brouillé avec ma femme, ma foi ! je seraisun Crésus aujourd’hui ! Et vous, mon cher, de combien degrandes scènes avec lady Harry avez-vous gardé lesouvenir ?

– Deux, en tout et pour tout, réponditson interlocuteur d’un ton convaincu et en se frottant lesmains.

– Pas possible ! deux en tout etpour tout ! répéta le docteur, car de ma vie, je n’airencontré deux êtres aussi dissemblables, aussi peu faits pours’entendre que vous et lady Harry ! Vous haussez les épaules.Pardieu ! c’est une habitude invétérée chez vous, de mecontredire. En dépit de votre sécurité, je vous parie un panier devin de Champagne (première marque) que d’ici un an, vous ne vousentendrez plus du tout, mais du tout, avec votre moitié.

– Topez là ! » reprit lordHarry et, sur ce, il propose à son convive de boire à la santé delady Harry : « D’ici un an, docteur, ce sera à son tourde boire à votre santé avec du vin de Champagne que vous aurezpayé ! »

Le lendemain matin, le facteur remit deuxlettres au chalet de Passy ; l’une, adressée à lady Harry,portant le timbre de Londres, était deMme Vimpany ; quelques lignes de Hugues s’ytrouvaient annexées, les voici :

« Les forces me reviennent lentement,écrivait-il, mais ma garde-malade, toujours bonne et dévouée,m’affirme que toute crainte de contagion a disparu. Vous pouvezdonc encore écrire à votre vieil ami, si lord Harry n’y fait pasobjection et cela sans courir aucun danger ; une fois de plus,ma main, encore faible, commence à trembler. Il est superflud’ajouter, n’est-il pas vrai, combien je serai heureux de recevoirbientôt de vos nouvelles. »

Dans sa joie, Iris proposa à son mari de luidonner communication de cette lettre, mais il se borna à répondretout en ouvrant son journal :

« Je suis heureux d’apprendre la guérisonde Hugues Montjoie. »

Il prononça ces mots d’un ton glacial, enjetant sur Iris un regard implacable, car il ne pouvait maîtrisersa jalousie, circonstance aggravante, que sa femme avaitoubliée.

Le même jour, Iris répondit à Hugues du ton deconfiance et d’affection qu’elle avait eues avec lui avant d’êtrelady Harry. Elle avait fermé sa lettre et mis la suscription, quandelle constata que sa petite provision de timbres-poste étaitépuisée. Au moment où elle en demandait un à Fanny Mire, le docteurVimpany qui passait, entendit la camériste répondre :

« J’en manque également. »

Sur ce, avec une politesse extracourtoise, ilpropose à lady Harry de lui rendre ce léger service et, après cela,il fixe lui-même le timbre sur l’enveloppe.

Dès qu’elle fut seule avec sa maîtresse. Fannyjoignant les deux mains, l’œil ardent et très tourmentée de ce quivenait de se passer, s’écria :

« Si ce n’est pas pitoyable ! Voilàce goujat qui a réussi à savoir à qui milady aécrit ! »

Entre temps, le docteur était descendu aujardin, afin de prendre connaissance d’une lettre qu’il avait reçuele matin même. Blottie dans la serre, où elle était occupée àarroser de frêles verdures, Fanny put aisément observerM. Vimpany. Celui-ci, après avoir lu et relu l’épître enquestion, ayant avisé la camériste, la pria d’aller dire à lordHarry qu’il désirait lui parler. Le sauvage lord arrive aussitôt aujardin ; lui aussi prend connaissance de la lettre, aprèsquoi, il la rend au docteur : tous deux s’acheminent alorsvers la maison ; Vimpany prononce quelques mots qui semblentmal pris par son compagnon ; malgré tout, il tient bon etsemble, à la fin, avoir gain de cause ; ils consultent unindicateur sur la table du salon, et s’empressent de partir pour lagare de la Muette. Fanny Mire va de nouveau dans la serre. Quel butpoursuivait le docteur ? Pourquoi tenait-il à être accompagnépar lord Harry ? Il fut un temps où Fanny eût pu trouverfacilement la solution du problème, en montant, elle aussi, enchemin de fer. Encore qu’elle eût pardonné à sa camériste soningérence dans ses affaires privées, Iris n’admettait pas, parexemple, qu’elle commentât la conduite de lord Harry. À lui seul ledevoir de protéger sa femme, si jamais la chose étaitnécessaire.

« Je me plais à reconnaître vos qualités,avait-elle dit à Fanny avec sa bonne grâce habituelle envers sesinférieurs ; mais, une fois pour toutes, je ne désire plusvous entendre parler ni du docteur, ni des soupçons que vousconcevez sur lui. »

Fanny crut remarquer un changement de conduitenon équivoque chez lady Harry ; elle l’attribuait à ladéplorable influence du mari sur la femme, mais son dévouementresta le même et elle attendit avec résignation le temps où lesinquiétudes que lui inspiraient lord Harry et M. Vimpanyseraient justifiées. Condamnée à l’inaction, elle arpentait laserre d’un pas trépidant. Soudain, elle entend résonner à traversla mince cloison du cottage, le son argentin de la petite horlogede la salle à manger.

« Je me demande, pensa-t-elle, si ledocteur et son ami ont déjà franchi le seuil d’unhôpital ? »

Par le fait, elle était dans le vrai ;entre temps, ils se rapprochaient de l’Hôtel-Dieu ;ils y furent reçus par un médecin français, lequel les présenta auxautorités médicales attachées à l’établissement. Il leur tint à peuprès ce langage :

« Le docteur Vimpany appartient à l’Écolede médecine de Londres. Le président de cette École, dontM. Vimpany est le confrère et l’ami, lui a donné une lettre derecommandation pour le médecin en chef del’Hôtel-Dieu. »

Cela dit, M. Vimpany s’incline etcommence à exposer son nouveau traitement pour la tuberculose.Après avoir fait ses études à Paris, la reconnaissance lui imposaitle devoir de se placer sous la protection des princes de lascience, pratiquant à Paris. Donc, dans l’une des salles de cethôpital, et après maintes recherches dans d’autres établissementshospitaliers, il avait trouvé un malade dont l’état se prêtaitparticulièrement au remède combiné par lui ; mais, d’un autrecôté, un air plus pur que celui d’une grande ville, une chambre nonpartagée avec d’autres phtisiques, étaient des conditionsindispensables au succès de sa découverte. Or, ces avantagesexceptionnels et d’autres encore, lui étaient offerts par son nobleami lord Harry Norland.

M. Vimpany, d’ailleurs, se prêtavolontiers à répondre aux questions que les chefs del’établissement et ses aides trouvèrent à propos de lui poser.

Ces explications ayant paru parfaitementsatisfaisantes à tout le personnel, les médecins et les internesentourèrent le docteur. Le patient qui excitait à un haut degrél’intérêt de ce membre de la faculté anglaise, se nommait Oxbye,Danois d’origine, et exerçait dans son pays la professiond’instituteur primaire. Puis, il s’était décidé à venir chercher àParis une position plus lucrative et moins fatigante pour un hommede faible constitution. À la faveur de sa parfaite connaissance deslangues française et anglaise, il avait pu obtenir un emploi decopiste et de traducteur ; c’était le pain quotidien, maisrien à mettre dessus. Peu à peu il s’anémia ; bref, on auraitpu voir le jour à travers ses os ! Quand il entra à l’hôpital,les microbes, introduits par la misère, s’étaient développés en luisans être contrariés ; le docteur, chargé de lui donner sessoins, communiqua par écrit ses impressions à son collègue anglais,disant que les remèdes qu’il avait prescrits restaient sanseffet ; les autres praticiens opinèrent du bonnet ; d’uncommun accord, le cas fut considéré comme désespéré : oncommunique alors au pauvre Danois la proposition du docteur Vimpanyet de son généreux ami ; enfin, on lui posa cettequestion : « Que préférez-vous : rester ici, ouprofiter de l’offre que l’on vous fait ? » D’entrée dejeu, tenté par la perspective d’un changement d’air, par l’idéed’occuper une chambre à soi, dans une maison agréable, chez unAnglais riche, avec un jardin à sa disposition et des fleurs pourréjouir ses yeux, il accepta avec enthousiasme.

« De grâce, disait-il, signez mon exeatet je guérirai ! »

Avant de lui donner l’autorisation qu’ilsouhaitait, on l’invita à réfléchir pendant quelques heures. Entretemps, les médecins furent frappés d’une certaine ressemblanceentre le patient poitrinaire et le philanthrope milord. En réalité,ils ont le tact de ne pas dire tout haut ce qu’ils pensent toutbas. D’autre part, dès que le docteur Vimpany se trouve en tête àtête avec le sauvage lord, il demande à brûle-pourpoint :

« Avez-vous considéré leDanois ?

– Assurément.

– N’avez-vous pas été frappé de laressemblance…

– Moi ? Oh ! pas dutout », interrompit vivement lord Harry.

L’éclat de rire retentissant poussé par ledocteur fit retourner les gens qui passaient en ce moment.

« Que la foudre m’écrase ! Ah !fit-il, voici une nouvelle preuve que l’on ne se connaît passoi-même ?

– Alors, vous en êtes extrêmement frappé,vous ? demanda lord Harry d’une voix triste.

– En bonne conscience, me serais-je donnétant de mal pour arriver à mon but, si cette ressemblance n’avaitété aussi frappante ? »

Le lord irlandais se tut. Quand le docteur luidemanda pourquoi il gardait le silence, il répondit d’un tonsec :

« Ce sujet de conversation me déplaîtsouverainement. »

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