C’était écrit

Chapitre 60

 

Le docteur faisait erreur ; Fanny Mireétait revenue sans tambour ni trompette ! Son état d’espritconstituait un réel danger chez une femme douée, comme elle, d’unerare énergie. Disons donc que le sexe faible, éprouvant le besoinde comprendre les choses à fond, a les énigmes en horreur ;or, jusque-là, Fanny ne comprenait, ni ce que l’on avait fait, nioù on en voulait venir. À quelles fins, en réalité, s’était-onprocuré un sujet malade, un mourant ; était-ce en vued’expériences médicales ?

Une amélioration s’étant produite, le docteuren suit les progrès l’œil éteint, l’oreille basse ; pour toutdire, le succès de son traitement le démonte complètement :enfin, le jour de rendre la liberté à son malade étant arrivé, ledocteur affecte d’en ressentir une grande joie et félicite Oxbye desa guérison. À ce moment, il ne reste plus que trois personnes dansla maison : lord Harry, le docteur et le Danois.

L’homme chasse les bêtes et la femme chassel’homme. Fanny était née avec les instincts de ce sportétrange ; on l’avait congédiée pour se préserver de son flair,mais elle était revenue pour surprendre les cerfs au ressui. Rienne l’arrête, au contraire ! l’espoir de découvrir un noircomplot stimule ses facultés ; elle ne soupçonnait pas combienétait profonde l’affection de sa maîtresse pour lord Harry. Ellecroyait à tort, qu’elle l’aimait comme une esclave aime son maîtreet que ce sentiment la déciderait quand même à réintégrer ledomicile conjugal, n’eût-elle eu sous les yeux la preuve flagrantede l’indignité de son seigneur et maître. Après avoir pesé le pouret le contre, Fanny se met en quête d’un costume nouveau ;elle s’équipe de pied en cap, achète une voilette épaisse pourmasquer son visage aux regards des curieux, mais non de ceux dudocteur ; n’importe, sa résolution est prise ; elle arésolu de surprendre la pie au nid.

Chaque jour, à onze heures précises, onapportait du restaurant le déjeuner de lord Harry ; chaquejour, ce repas fini, le docteur montait près de son malade ;ces deux raisons décidèrent Fanny à arriver en omnibus à Passy versonze heures ; de cette façon, elle espérait pénétrer encatimini dans la citadelle.

La chambre du malade, située aurez-de-chaussée, à côté de la salle à manger, communiquait avec lejardin par des portes-fenêtres et par un petit perron. Fanny suitavec précaution le sentier qui aboutit à la porte du jardin ;n’apercevant âme qui vive, elle ouvre discrètement la grille etentre. Les volets de la chambre du malade sont fermés àl’intérieur. Personne n’a donc encore pénétré chez lui. Lesfenêtres de la salle à manger ouvrent de l’autre côté de lamaison ; après avoir longé subrepticement la façadepostérieure, elle trouve là une porte ouverte ; d’où elle estpostée, Fanny entend la voix du docteur et de lord Harry et aussiun bruit de fourchettes. Les deux amis déjeunent.

Elle se demandait ce qu’elle allait pouvoirdire à Oxbye ; quel prétexte donner à son retour ?Comment lui persuader de taire sa présence ? Alors, ausouvenir de la passion qu’il ressentait pour elle, une idée luitraversa l’esprit.

Elle prétexta être revenue près de lui paraffection, afin de le soigner à l’insu du docteur et de partir aveclui lorsque son état de santé le permettrait. L’âme candide et pured’Oxbye se prêterait volontiers à cette supercherie. C’était pourelle le seul moyen de rester dans la maison invisible etprésente.

Elle pénètre dans la chambre du malade ;il dort paisiblement non dans son lit, mais sur un sofa avec unecouverture sur les genoux.

Le lit occupe une alcôve, comme cela est assezfréquent en France ; de lourdes tentures l’abritent contre levent ; un espace d’un pied environ reste libre entre le lit etla muraille. Fanny se dissimule de son mieux derrière le rideau,prend des ciseaux, fait une incision dans l’étoffe, afin de voirsans être vue et attend en sécurité les événements.

Elle reste là une demi-heure, sans rienentendre de plus que la respiration régulière du Danois et l’échode la conversation des deux convives dans la salle à manger :elle constate une pause, et en conclut qu’ils allument des cigares,boivent leur café, après quoi, ils feront leur entrée.

Les choses se passent, en effet, comme Fannyl’a prévu. Par suite des nombreuses rasades absorbées pendant etaprès le repas, le visage de lord Harry est enduit d’une rougeurinaccoutumée.

Le docteur se jette dans un fauteuil, secroise les jambes et regarde son malade avec un sourireméphistophélique. Lord Harry, le corps penché en avant,dit :

« Il va de mieux en mieux,savez-vous ?

– Je n’y contredis pas.

– Chaque jour, ajouta lord Harry, ilprend de l’embonpoint : il en résulte qu’il me ressemble demoins en moins.

– C’est pourtant vrai, riposte ledocteur, en le regardant en dessous.

– Alors je me demande ce que diable nousallons faire de lui ?

– N’ayez crainte, rétorque le docteur.Que diantre ! un peu de patience, s’il vous plaît. »

Fanny, cachée derrière le rideau, respiraitdifficilement.

« Qu’est-ce à dire ? s’écria lesauvage lord. Vous prétendez que cet homme…

– Attendons, vous dis-je, reprit vivementle docteur.

– Dites-moi, poursuivit son interlocuteuravec insistance, vous ne vous trompez pas ?

– Voyons, sérieusement, qui donc de nousdeux a reçu le bonnet de docteur ?

– Vous, pardi !

– En ma qualité de médecin, je vous diraique les apparences sont souvent trompeuses : que les maladieslatentes sont quelquefois les pires ; par exemple, cemalheureux demeure convaincu qu’il va recouvrer la santé ; ilse sent plus fort ; il a beaucoup d’appétit. En outre, sagarde-malade est partie, persuadée que je vais lever les arrêts etqu’il va prochainement courir les champs.

– Eh bien ? demande lord Harrycurieusement.

– Eh bien, je veux vous prendre pourconfident, encore que, d’ordinaire, nous autres médecins nousgardions pour nous nos pronostics, et découvrions des symptômes quirestent inaperçus des autres mortels. Je vous dis que cet homme esttrès bas ; j’ai constaté certains prodromes qui ne noustrompent jamais, fit-il en montrant son cahier de notes.

– En vérité ? » répliqua lordHarry.

Un frisson lui courait sous la peau, seslèvres tremblaient ; il était plus mort que vif ; ilsentait que la terrible chose à laquelle il s’était prêté (à soncorps défendant), prenait une mauvaise tournure. Ilajouta :

« Quand ça, docteur ?

– Quand ça ? répéta Vimpany d’un tonindifférent ; peut-être aujourd’hui, peut-être dans huitjours ;… parfois la nature déjoue les calculs de la science,…je ne puis préciser.

– Si le pauvre diable est si près de safin, il me paraît imprudent de rester ici sans servante et sansgarde-malade, en un mot, abandonnés de Dieu et deshommes !

– Me prenez-vous donc pour un internesans prévoyance ? rassurez-vous, je suis déjà pourvu ;j’attends aujourd’hui même, une nouvelle garde-malade ; or,d’ici qu’elle arrive, il n’y a pas péril en la demeure. »

Lord Harry blêmit et reprit :

« Mais cette femme n’aura ni informationspréalables, ni renseignements sur le malade ?

– C’est ce qui vous trompe ; elleest prévenue qu’il s’appelle Harry Norland et qu’il est Irlandais.Elle-même est étrangère, titre qui prime tout à mes yeux, dans lecas présent. Quant à vous, je me demande quelle sera votrenationalité ? Tenez, on vous fera passer pour monpensionnaire, Anglais d’origine ; c’est là ce que l’onrépondra quand la Compagnie d’assurances sur la vie enverra prendredes informations – comme il y a à parier qu’elle le fera – letémoignage de la garde-malade pourra nous être fortutile. »

Cela dit, le docteur se lève, ouvre lesfenêtres et les jalousies. Ni l’air frais, ni la grande lumière, netirent le malheureux de son sommeil de plomb. Ensuite Vimpanyconsulte sa montre et reprend :

« Le moment de lui faire prendre sapotion est arrivé. Vous l’éveillerez pendant que je vais aller lapréparer.

– Vous n’entendez pas le réveiller deforce, j’espère ? demanda lord Harry en changeant decouleur.

– Encore un coup, éveillez-le, vousdis-je : secouez-le par le bras. Veuillez m’obéir sansréplique. Ah ! Pardieu ! il se rendormira ! L’un desavantages de mon traitement est d’exciter mes malades au sommeil.C’est un calmant comme il y en a peu, comme il n’y en a pas !Vous savez, il faudra l’éveiller ! »

Il s’avance alors du côté d’une petite armoirequi contient des fioles. Entre temps, lord Harry soulève sansdifficulté le pauvre malade ; ouvrant péniblement les yeux, ildemande pourquoi on le réveille ?

« Buvez cela, mon ami, dit le docteur,après quoi on vous laissera reposer tranquillement ; je vousl’affirme. »

Le battant de l’armoire empêche l’espionne dese rendre compte de ce que le docteur vient de manigancer.Seulement, elle constate qu’il remplit le verre avec précaution etlenteur ; le fait n’échappe pas non plus à lord Harry et, dansson trouble, il laisse retomber la tête du pauvre Danois.

« Que faites-vous donc là ? demandele sauvage lord d’une voix étranglée par l’émotion, en regardantpar-dessus l’épaule du docteur.

– Ce que je fais là ne vous regardepas : pour vous, tout est mystère en médecine… »

L’interrompant, lord Harry reprit :

« Il est naturel que je cherche à merenseigner. »

En apercevant le visage livide du malade, lordHarry, pris d’effroi, se laissa choir sur son fauteuil et restecomme frappé de mutisme. Une sueur froide lui coulait du front.

« Maintenant, mon ami, dit le docteur aupatient, buvez ceci d’un trait,… sans simagrée ;… bravo !À la bonne heure ! bientôt vous serez mieux. Commenttrouvez-vous cela ? »

Oxbye hoche la tête en faisant une grimace dedégoût.

« C’est horrible, lit-il avec unhaut-le-corps… c’est très différent de l’autre.

– Que dites-vous là ! c’est toujoursla même chose, seulement un peu modifiée. »

Au même instant, Oxbye secoua la tête et seplaint d’avoir la gorge en feu ; il dit qu’il souffre lemartyre.

« Patience,… patience, riposte le docteuravec persistance, rappelez-vous que mal passé n’est qu’un songe. Jevais vous recoucher sur le sofa et vous dormirez immédiatement…C’est si bon le sommeil ! »

Le pauvre Oxbye ferme les yeux, puis lesouvre ; il promène autour de lui le regard étrange dequelqu’un qui éprouve des souffrances qu’il n’a encore jamaisressenties ; il secoue la tête, ses paupières s’abaissent,… ilest mort !

Le docteur Vimpany le considère d’un airgrave ; lord Harry contemple celui qui vient de passer de vieà trépas ; il est lui-même d’une pâleur effrayante, iltremble !

Tous deux fixent sur le malheureux Danois desyeux hagards et font la remarque que sa tête retombe un peu de côtéet que sa bouche, grande ouverte, reste béante.

« A-t-il perdu connaissance ?demande lord Harry.

– Non, il dort ; n’avez-vous doncjamais vu un homme dormir la bouche ouverte ? »

Là, il y eut une pause. Le docteur et lordHarry se turent.

Au bout d’un instant, Vimpany rompt lesilence, disant :

« Ce matin, la lumière est trèsfavorable à la photographie, j’ai envie de faire celle duDanois. »

En ce disant, le docteur se rapproche d’Oxbyeet lui serre vigoureusement la mâchoire avec un mouchoir ; ily met toute sa force, mais rien ne peut tirer le malheureux de cesommeil inexorable. La question, maintenant, est de savoir si laphotographie aura bien l’air d’une épreuve postmortem.

Après avoir été chercher son appareil dans lapièce à côté, le docteur se mit en demeure de commencerl’opération. À dix minutes de là, il frotte l’épreuve contre lemanche de drap noir de son veston et déclare à haute voix qu’iln’en est que médiocrement satisfait ; pourtant, il pensequ’elle gagnera à être développée.

« Néanmoins, dit-il en s’adressant à lordHarry, elle n’est pas suffisamment réussie, pour être envoyée tellequelle à une Compagnie d’assurances, comme étant votre portrait.Quiconque a l’honneur de vous connaître ne s’y laisserait certespas prendre. Nous verrons demain,… cela réussira peut-êtremieux. »

Lord Harry l’écoutait sans desserrer lesdents. Pâle et défait, il ne concevait plus de doutes ni sur lesintentions, ni sur le crime commis par le docteur ; il n’osaitni remuer, ni parler. Au même instant, un vigoureux coup desonnette retentit. Lord Harry fit un sursaut et pousse un cri deterreur.

« C’est la nouvelle garde-malade,…l’étrangère », dit le docteur.

En même temps, il enlève le mouchoir de sur levisage du mort et s’assure d’un regard que tout est à sa place dansla pièce. Ensuite, il va en hâte ouvrir la porte de la chambre.

Lord Harry bondit hors de son siège. En proieà une profonde émotion, il passe la main sur le visage du Danois etmurmure attendri :

« Est-ce fini ? Est-il possible quecet être jeune soit empoisonné et déjà mort,… déjà,… là, devant mesyeux ! »

Il veut tâter le pouls d’Oxbye, mais ledocteur s’y oppose.

La garde-malade est une vieille Française, àl’aspect vulgaire.

« Voici votre malade, lui dit Vimpanyd’un ton dégagé ; il dort profondément pour le moment et voussavez, chat qui dort… Il a pris sa dernière potion il y a un quartd’heure. Ne craignez pas de venir me trouver ; je vais de cepas dans le jardin. Venez, mon ami », dit-il à lord Harryqu’il prend par le bras en l’entraînant hors de la pièce.

Fanny Mire, l’œil au guet, l’oreille auxécoutes, se demande comment elle sortira de là.

La garde-malade, restée seule, considère lepauvre Oxbye. « Quel étrange sommeil, murmure-t-elle ;mais, à coup sûr, le docteur sait à quoi s’en tenir. »

Vrai ! c’est un étrange sommeil, se ditFanny de son côté. À cet instant, elle est tentée de sortir de sacachette et de faire des révélations complètes, mais la penséequ’elle va compromettre lord Harry la cloue sur place. Elle a tropde répugnance à mettre lady Harry au fait des événements, et à luiapprendre la complicité de son mari dans le plus abominable et leplus lâche des crimes !

La garde-malade enlève son châle et sonchapeau avec précaution ; procède ensuite à l’inspection de lapièce. En bonne ménagère, elle commence par l’examen de la literie.Mon Dieu ! que va-t-il advenir si elle relève lesrideaux ? Fanny se verrait alors dans la nécessité de dire cequ’elle sait ; mais si le docteur venait à découvrir la chose,il l’endormirait peut-être elle-même, d’un irréparable sommeil,celui qu’il avait infligé au Danois !

La garde-malade va du lit à l’armoire dontl’un des battants est resté ouvert ; elle considère chaquefiole avec une curiosité professionnelle, les débouche, en flairele contenu et les replace en bon ordre. Elle va ensuite à laporte-fenêtre, descend les marches conduisant au jardin, regardeautour d’elle et aspire l’air pur : puis, elle revient etparaît tentée d’examiner le lit ; son attention est bientôtattirée par un album de photographies ; elle les considère uneà une avec attention, assise sur le bras d’un fauteuil. Combientout cela devait-il durer ?

Au bout d’une demi-heure, elle dépose lelivre, bâille à avaler des mouches et ferme les yeux. Ah !miséricorde ! si elle pouvait à son tour être prise desomnolence et permettre par là à Fanny de s’évader !

Or, parfois, il arrive qu’au moment que l’on ypense le moins, un incident imprévu vient troubler les meilleuresdispositions à s’endormir. Soudain, la pensée de ses devoirss’impose à son esprit. Elle se frappe le front, se rapproche de sonmalade et se demande : respire-t-il encore ? Elle luiprend le poignet pour s’assurer si le pouls bat ;… elle a unfrémissement ; éperdue, elle s’élance de la chambre dans lejardin, court à l’encontre du docteur et crie d’une voixstridente :

« Docteur, docteur, venez vite, il estmort ! »

Au même instant, quittant sa cachette, FannyMire se dirige vers la porte derrière la maison et s’enfuit ensuivant deux ou trois rues, sans rien voir ni sans rien dire ;mais elle espère cependant être à l’abri des menées diaboliques dudocteur.

Elle a été témoin du crime ; mais elle enignorait encore le mobile.

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