C’était écrit

Chapitre 70

 

Iris revint de Londres à Louvain par Paris. Illui fallait régler avec le docteur, qui s’empressa de répondre àl’appel de la jeune femme. L’abordant de l’air le plus dégagé, ildit en se frottant les mains :

« Eh bien ! lady Harry, nous avonsfini par avoir ville gagnée !

– Je désire, docteur, vous remettre lasomme convenue d’avance ; inutile de parler de l’affaire et derevenir sur ce sujet, répondit-elle.

– Quand on pense, reprit-il, en poussantde gros éclats de rire, que lady Harry a fini par entrer dans notrejeu ! Pour moi, je l’avoue, la grande difficulté était de sefaire payer et de palper des billets de banque. Ma foi, je ne saispas comment nous aurions pu faire sans votre coopération ?fit-il, en coulant à la jeune femme un regard oblique. Cela n’a pasprésenté la moindre difficulté, hein ?

– Pas la moindre, répondit Iris d’un tonsec.

– Je dois toucher la moitié de la prime,vous savez ?

– Voici 30 000 francs que j’ai àvous remettre.

– Vous estimez, j’espère, que je ne lesai pas volés ?

– Il est certaines choses qu’on ne peutcoter,… la dégradation d’un homme par exemple.

– Il en est de même de celle d’unehonnête femme, convenez-en !

– Oui, il en est de même d’une honnêtefemme, répéta Iris en baissant les yeux ; mais, un jour oul’autre, vous recevrez pour vos bons offices la récompensepromise.

– Si ma récompense peut se présenter sousla forme de banknotes, je me tiendrai pour satisfait. En bonnechrétienne, vous pouvez compter certainement recevoir aussi lavôtre ?

– Je l’ai déjà subie ! réponditIris, le cœur brisé. Ce que je veux, à l’heure qu’il est, c’estvous payer votre dû et me débarrasser de votre présence. »

Le docteur compta la liasse de billets etl’ensevelit ensuite dans son portefeuille.

« Merci, lady Harry ; nous avonséchangé suffisamment d’aménités au sujet de cette affaire.

– Puissé-je ne jamais vous revoir !s’écria-t-elle.

– C’est ce que je ne sauraisgarantir ; il est des hasards si singuliers ! desrencontres si imprévues, surtout entre gens qui ont des motifsparticuliers de s’éviter et de rester cachés dans la coulisse.

– Assez,… assez,… vous dis-je.

– Les coulisses offrent beaucoupd’intérêt,… la société y est piquante,… il va de soi que vous yjouez votre rôle sous un autre nom.

– C’est possible, mais n’en ayezcure.

– Ta,… ta,… ta !… je finirai bienpar tout découvrir ! à mesure que les eaux baissent, la misèremonte et nous envahit…

– Je ne saisis pas bien », fitIris.

Son interlocuteur partit d’un éclat de rire etreprit :

« Votre mari étant un panier percéfricassera en un rien de temps ses 100 000 francs. Moi, de moncôté, qui connais la valeur de l’argent, je compte me dédommager demes années de privations en faisant la noce ; de tout cela, ilrésulte, que nous sommes destinés d’ici fort peu de temps àredevenir désastreusement pauvres. Or, vous savez leproverbe : quand il n’y a plus de foin à l’écurie, les chevauxse mangent. Ce n’est pas tout, qui sait ! Un beau jour, onpeut nous dépister et découvrir dans notre comédie d’innocence desfaits qui jettent un jour nouveau sur l’affaire, d’où une enquêtejudiciaire et le reste ! Sur ce, je souhaite bonne chance àlord Harry et à sa digne moitié ! »

Cela dit, le docteur s’éloigne et Iris perdenfin de vue cet infâme gredin. Les conjectures auxquelles il s’estlivré n’en restent pas moins gravées dans l’esprit de la jeunefemme, et ce fut le cœur gros d’angoisses et de pressentimentslugubres qu’elle repartit pour Louvain.

Par suite, une vie de dissimulation coupableet de tromperies commença pour le ménage. Iris quitta le deuil,bien entendu, mais elle ne sortait jamais sans un voileépais : sachant qu’il se trouve par-ci par-là, des Anglais quiviennent de Bruxelles à Louvain, visiter l’Hôtel de Ville,M. Linville ne s’aventurait à franchir le seuil de sa maisonqu’après le soleil couché. Ils ne voyaient naturellement personne.Leur maison, sise dans la partie la moins fréquentée de la vieillecité et entourée de murs élevés, était triste comme un cachot. Ceuxqui l’habitaient, taciturnes et sombres, passaient des journéesentières, chacun dans sa chambre. Quand lord Harry quittait lasienne, c’était pour arpenter le jardin pendant des heures, de longen large, comme un ours dans sa fosse. Ils prenaient leurs repasensemble, mais sans mot dire, tant il y avait entre eux dequestions réservées. Le mari lisait dans les yeux de sa femme unepitié méprisante et sur ses lèvres des reproches qu’elle n’osaitformuler !

Un matin, elle rangeait son bureau, sesvieilles lettres, ses photographies,… maints autres souvenirsd’antan,… fanfioles de son enfance, de sa jeunesse qui luifaisaient revivre des jours d’innocence que rien n’empoisonnait.Elle se revit jeune fille, puis jeune femme, toujours parée del’aurore d’une vie sans reproches, puis emportée dans un torrent defange… Alors les écailles de l’amour aveugle tombèrent de sesyeux,… elle ne vit plus qu’une chose : la chaîne qui la rivaità un misérable ! Elle voyait les choses telles qu’ellesétaient, mais, en réalité, elle avait mordu trop tard au fruit dela science !

Pour lord Harry, lui, loin de réagir,abdiquait toute activité intellectuelle et physique : ilrestait à boire et à fumer, les yeux morts, la tête lourde, lalangue épaisse. Une ou deux fois, il se hasarda dans un café,blotti contre le mur, son chapeau baissé sur ses yeux, mais queljeu dangereux ! Le plus souvent, il errait dans les rues à lanuit, sans proférer une parole ! L’hiver succéda àl’automne ; la nuit comme le jour, la pluie sonnait commegrêle sur les carreaux de vitres ; les allées étaienttransformées en ruisseaux, les rues en égouts.

Dans ces conditions, lord Harry restaitenfermé chez lui, sans qu’Iris osât lui adresser la parole. Unjour, poussé à bout, il finit par dire :

« Combien cela durera-t-il ?

– Qu’est-ce à dire ? cela, quoi,cela ?

– Cette misérable vie de silence et desolitude ; c’est assez clair !

– Jusqu’à notre mort, répondit-elle. Nousavons vendu notre liberté au prix de cette vie d’irrémédiableoubli…

– Pour moi, je ne puis la supporter pluslongtemps.

– Mais, vous êtes jeune encore ;vous avez au moins une quarantaine d’années de cette existence àtraîner.

– Je vous jure, Iris, que je ne sauraism’y soumettre.

– Vraiment ! Rêvez-vous donc deretourner à Londres ? de reparaître dans le beau monde,… dereprendre la grande vie,… de faire florès dans les salons dePiccadilly ?

– Que vous importe ?

– Trêve aux reproches, Harry ; il nem’appartient pas plus de vous en adresser qu’à vous de m’enfaire.

– Vos regards parlent sinon vos lèvres.J’aurais cru que le moment de changer d’existence était arrivé.

– Libre à vous.

– Je vous déclare que si cela devaitcontinuer, j’en perdrais la tête…

– Et moi aussi. Or vous savez que lesfous oublient,… voilà d’où vient que nous croyons pouvoir êtreheureux, en changeant de place.

– Fou ou non, je suis résolu, Iris, àquitter Louvain.

– Il existe, à coup sûr, une autre villesur le territoire français ou belge, où nous pourrions découvrirune autre maison entourée de murs élevés et y vivre cachés.

– Non, je n’entends plus me cacher, j’enai assez, riposta lord Harry.

– Continuez, quel est votre plan ?dois-je être la veuve d’un autre ?

– J’ai envie d’aller vivre enAmérique ; en fait de maison nous n’aurons que l’embarras duchoix ; là, personne ne viendra nous relancer. Je voudraisacheter une petite ferme, cultiver ma terre ; je ne luidemanderais pas de gros rendements ;… plus tard, enfin, vousme pardonnerez peut-être un acte qui n’a été prémédité et accomplique pour vous !

– Que pour moi !… de grâce, nerépétez pas cet odieux mensonge. Hélas ! je ne puis plus nivous respecter ni me respecter moi-même ; l’amour ne peutsurvivre à l’estime.

– Voulez-vous m’accompagner en Amériqueavec ou sans amour. J’en ai de Louvain et de la vie que j’y mènepar-dessus la tête.

– J’irai partout où vous voudrez :je n’aimerais pas, cependant, à courir trop de risques. Il en estencore d’aucuns que cela peinerait d’apprendre que lady Harry esten butte à une accusation d’où il appert qu’elle s’est renduecoupable, avec deux autres individus, de mensonge etd’escroquerie.

– Je ne voudrais pas, à votre place,parler aussi ouvertement de ces éventualités-là ; ayezconfiance et j’arrangerai tout pour le mieux. Nous prendrons letrain de nuit de Bruxelles à Calais, puis la ligne d’Amiens auHavre, et enfin le paquebot pour New-York. Il n’y a pas d’Anglais às’embarquer au Havre. Une fois en Amérique, nous nous dirigeronsvers le Kentucky ou ailleurs, bref, là où l’on peut vivre ignoréset tranquilles à la face du ciel, et sortir en plein midi. Ce serafini pour toujours des aventures de votre mari, qu’enpensez-vous ?

– Je ferai tout ce que vousvoudrez ; cela m’est égal, répondit froidement lady Harry.

– Parfait ! Alors, partons bredibreda. J’étouffe, je suffoque ici. Nous achèterons à Bruxelles unBradshaw ou un Bædeker pour nous renseigner sur les jours de départdu paquebot, le prix du passage, etc., etc. Nous prendrons de l’orsur nous. Il faudra écrire à votre banquier, Iris. Nous pourronsnous faire envoyer facilement des traites sur New-York et placer làvotre avoir sous mon nouveau nom. Nous n’avons pas besoin de nousembarrasser de lourds bagages ;… allons, enfant, fit-il, enlui serrant la main d’une douce étreinte, puis-je espérer vous voirencore sourire et être heureuse ?

– C’en est fait à jamais pour moi dusourire et du bonheur !

– Si fait,… si fait… Quand nous en auronsfini avec cette odieuse manière de vivre,… quand nous pourronsfréquenter nos semblables, nous oublierons cette petite affaire quin’était après tout qu’une malheureuse nécessité.

– Oh ! comment pourrais-je chasserde mon souvenir…

– De nouveaux intérêts nous absorberont,même au cas où vous n’essayeriez pas de réagir, vous me permettrezau moins de respirer une atmosphère plus saine.

– Je partirai dès que vous voudrez,… parle prochain train.

– Il y a celui de deux heures et quart,…de cinq heures ;… prenons l’express de nuit ; il emmèneracertainement des Anglais, mais ils ne sauraient nous reconnaître.Nous atteindrons Calais à une heure du matin ; serez-vousprête ?

– Parfaitement. Je suppose que nouspouvons laisser la maison en payant un dédit.

– Allons, c’est convenu, nous partons cesoir ?

– Si vous voulez.

– Permettez, toute réflexion faite, il mesemble préférable de fixer notre départ à demain soir ; nousaurions l’air de voleurs qui décampent. Iris, nous pourrons encoreêtre heureux, je vous le jure ! Je vous serai obligé d’aller àBruxelles prendre des renseignements précis pour notre départ etm’acheter différents objets. Vous reviendrez pour l’heure dudîner.

– C’est entendu », répondit Iris enquittant la pièce.

L’entrain du mari donna une lueur d’espoir àla femme, mais impossible d’oublier le passé ; tant qu’il luifaudrait recueillir, sous forme de dividendes solides, le fruit deleurs menées criminelles !

Le paquebot de la Compagnie transatlantiquepartait tous les jours ; ils prendraient cette ligne. Oui, sonmari avait raison ; son plan leur offrait le seul moyen desortir de leur geôle. Ce serait un changement dans leurexistence ; peut-être, en somme, pourraient-ils faire d’autresrelations. Quelle situation abominable après tout ! Vivreexilés, cachés, et dire que chaque courrier, qui allait leurapporter de l’argent, les rendrait responsables d’une nouvelleviolation du septième commandement de Dieu !

Quand Iris eut achevé de faire ses achats àBruxelles, il lui restait encore deux heures avant de reprendre letrain ; elle fit de petites emplettes sans importance, achetaplusieurs volumes de l’édition Tauchnitz. Puis elle se rappelle,soudain, ses instructions à Fanny ; elle se demande si cettedernière lui a écrit. Elle s’informe du bureau de poste ; enmarchant d’un bon pas, elle avait encore le temps de s’y rendre. Eneffet, une lettre, ou plutôt un paquet gros comme un livrel’attendait.

Elle le prit et retourna ensuite à la gare.Une fois dans le train, elle s’amuse à parcourir les romansanglais, se réservant de lire plus tard la lettre de Fanny Mire.Pendant le repas, les deux époux firent la conversation. Lord Harryétait en verve :

« J’en ai assez de vivre comme un ermite,disait-il. Mettez-moi au milieu de cannibales, et je réussirai àm’en faire des amis ; mais vivre seul ! Oh ! non,autant la mort. Demain, nous prendrons notre vol vers d’autreslieux. »

Après dîner, il alluma un cigare et parla del’avenir ; Iris se souvint du paquet de la poste. Ellel’ouvre ; il contient un cahier, dont toutes les pages sontcouvertes de caractères d’écriture ; plus une lettre. Elle lalit d’abord, puis la replie et enfin elle ouvre le manuscrit.

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