Lettres choisies

14. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, ce mercredi 5ème août1671. Enfin, je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé des nouvelles. Vous apprendrez encore celle de M. de Guise, dont je suis accablée quand je pense à la douleur de Mlle de Guise.Vous jugez bien, ma bonne, que ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort me puisse faire mal ; car du reste, rien ne troublera moins le repos de ma vie. Vous savez comme  je crains les reproches qu’on se peut faire à soi-même ;Mlle de Guise n’a rien à se reprocher que la mort de son neveu. Elle n’a jamais voulu qu’il ait été saigné. La quantité de sang a causé le transport au cerveau ; voilà une petite circonstance bien agréable. Je trouve que, dès qu’on tombe malade à Paris, on tombe mort ; je n’ai jamais vu une telle mortalité.Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver. Et s’il y avait quelque enfant à Grignan qui eût la petite vérole, envoyez-le à Montélimar. Votre santé est le but de mes désirs. Il faut un peu que je vous dise des nouvelles de nos États pour votre peine d’être Bretonne.M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qu’on en peut faire à Vitré. Le lundi matin, il m’écrivit une lettre et me l’envoya par un gentilhomme. J’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mangea à deux tables dans le même lieu ;cela fait une assez grande mangerie : il y a quatorze couverts à chaque table. Monsieur en tient une, Madame l’autre. La bonne chère est excessive ; on reporte les plats de rôti comme si on n’y avait pas touché. Mais pour les pyramides du fruit, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils n’imaginaient pas qu’il fallût qu’une porte fût plus haute qu’eux. Une pyramide veut entrer, ces pyramides qui font qu’on est obligé de s’écrire d’un côté de la table à l’autre, mais ce n’est pas ici qu’on en a du chagrin ;au contraire, on est fort aise de ne plus voir ce qu’elles cachent.Cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et de Coëtlogon, avec deux Bretonnes, dansèrent des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d’un air que nos bons danseurs n’ont pas à beaucoup près ; ils y font des pas de bohémiens et de bas Bretons, avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pense toujours à vous, et j’avais un souvenir si tendre de votre danse, et de ce que je vous avais vu danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria. Les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là. C’est quelque chose d’extraordinaire ; ils font cent pas différents,mais toujours cette cadence courte et juste. Je n’ai point vu d’homme danser comme lui cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les États le lendemain :Monsieur le Premier Président, MM. les procureur et avocats généraux du Parlement, huit évêques, MM. de Molac, La Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat, qui vient de Paris,cinquante bas Bretons dorés jusqu’aux yeux, cent communautés. Le soir devaient venir Mme de Rohan d’un côté, et son fils de l’autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée. Je ne vis point ces derniers car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la Tour de Sévigné voir M. d’ Harouys et MM. Fourché et Chésières, qui arrivaient. M. d’ Harouys vous écrira. Il est comblé de vos honnêtetés ; il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des États ; c’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attire tout le monde. Je n’avais jamais vu les États ; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y en ait qui aient un plus grand air que ceux-ci. Cette province est pleine de noblesse. Il n’y en a pas un à la guerre ni à la cour ; il n’y a que votre frère, qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J’irai tantôt voir Mme de Rohan. Il viendrait bien du monde ici, si je n’allais à Vitré. C’était une grande joie de me voir aux États. Je n’ai pas voulu en voir l’ouverture, c’était trop matin. Les États ne doivent pas être longs. Il n’y a qu’à demander ce que veut le Roi. On ne dit pas un mot ; voilà qui est fait. Pour le Gouverneur, il y trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité d’autres présents, de pensions, de réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie : voilà les États.J’oublie quatre cents pipes de vin qu’on y boit, mais si j’oubliais ce petit article, les autres ne l’oublieraient pas, et c’est le premier. Voilà ce qui s’appelle, ma bonne, des contes à dormir debout. Mais ils viennent au bout de la plume, quand on est en Bretagne et qu’on n’a pas autre chose à dire. J’ai mille baise mains à vous faire de M. et de Mme de Chaulnes. Je suis toujours tout à vous, et j’attends le vendredi, où je reçois vos lettres, avec une impatience digne de l’extrême amitié que j’ai pour vous. Notre Abbé vous embrasse, et moi mon cher Grignan, et ce que vous voudrez.

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