Lettres choisies

80. – À Madame de Grignan

À Paris, lundi 4ème avril 1689. Nous croyons toujours partir le lendemain des fêtes ; j’ai toujours ma petite tristesse de m’éloigner de vous. Je ne sais comme se tournera tout ce voyage. Je ne crois pas que je voie mon fils, qui est dans le désespoir de faire une dépense effroyable pour être à la tête de son arrière-ban dans la basse Bretagne. Il admire ce que lui fait le prince d’Orange,ce d’ Aigue bonne de l’Europe comme vous dites fort bien, et par quels arrangements ou dérangements il plaît à la Providence de le venir chercher dans ses bois pour le faire rentrer dans le monde et dans la guerre par ce côté-là. Voilà vos lettres du 27. Vous êtes malade, ma chère enfant. Vous dites quelquefois que votre estomac vous parle,ma chère bonne ; vous voyez que votre tête vous parle aussi.On ne peut pas vous dire plus nettement que vous la cassez, que vous la mettez en pièces, que de dire qu’elle vous fait une grande douleur quand vous voulez lire et surtout écrire, et qu’elle vous laisse en repos dès que vous l’y laissez et que vous quittez ces exercices violents, car ils le sont. Cette pauvre tête, si bonne,si bien faite, si capable des plus grandes choses, vous demande quartier ; ce n’est point s’expliquer en termes ambigus. Ayez pitié d’elle, ma très chère et très aimable bonne, ne croyez point que ce soit chose possible que de vaquer à nos deux commerces et à tous les pays de traverse qui arrivent tous les jours, et à Mme de Vins, et trois fois la semaine ; ce n’est pas vivre, c’est mourir pour nous. Cela est fort obligeant, mais, en vérité, nous devons de notre côté vous faire grâce. Pour moi, mon enfant, sur toutes choses, je vous demande votre santé. Quand je vous vois écrire sur de grand papier, il me semble que je vous vois montée sur vos grands chevaux. C’est un grand divertissement pour moi ; vous galopez sur le bon pied, je l’avoue, mais vous allez trop loin et je ne puis souffrir les conséquences. Ayez donc pitié de vous et de nous. Pour moi, si, quand je vous ai écrit, il fallait écrire encore une aussi grande lettre, je vous l’ai déjà dit, je m’enfuirais. Je fonde sur ce sentiment la pitié que vous me faites, ma chère bonne. Je pousse un peu loin ce chapitre ?C’est qu’il me tient au cœur. Je vous vois tout accablée. Une fièvre de printemps, dans cette humeur, ne me plairait pas.J’espère que votre chirurgien vous aura attrapée le lendemain matin et qu’il se sera vengé de ce que, le soir, vous le renvoyâtes sur un autre pied que le vôtre ; cette turlupinade pourrait servir au Coadjuteur. Il me semble que c’était sur son sujet que vous aviez quelque chose à me dire que vous ne m’avez point dit. Je suis assez contente que vous mangiez gras.Un bon potage, un bon poulet : la pauvre femme ! J’ai fort envie d’avoir de vos nouvelles. D’où vient que vous allez à Grignan devant M. de Grignan ? Sainte-Marie et notre fille toute sainte ne vous auraient-elles point été aussi bonnes que cette tribunes, qui vous fera tourner la tête ? Je ne réponds rien, mon enfant, à ces comptes et à ces calculs que vous avez faits, à ces avances horribles, à cette dépense sans mesure : cent vingt mille livres ! il n’y a plus de bornes. Deux dissipateurs ensemble, l’un voulant tout, l’autre l’approuvant, c’est pour abîmer le monde. Et n’était-ce pas le monde que la grandeur et la puissance de votre maison, ma bonne ? Je n’ai point de paroles pour vous dire ce que je pense ; mon cœur est trop plein. Mais qu’allez-vous faire, mon enfant ? Je ne le comprends point du tout. Sur quoi vivre ? sur quoi fonder le présent et l’avenir ? Que fait-on quand on est à un certain point ? Nous comptions l’autre jour vos revenus, ils sont grands. Il fallait vivre de la charge et laisser vos terres pour payer vos arrérages. J’ai vu que cela était ainsi ; ce temps est bien changé, quoique vous ayez reçu bien de petites sommes qui devraient vous avoir soutenue, sans compter Avignon. Il est aisé de voir que la dissipation vous a perdue du côté de Provence. Enfin, cela fait mourir, d’autant plus qu’il n’y a point de remède. Dieu sait comme les dépenses de Grignan, et de ces compagnies sans compte et sans nombre qui se faisaient un air d’y aller de toutes les provinces, et tous les enfants de la maison à la table jusqu’au menton avec tous leurs gens et leur équipage, Dieu sait combien ils ont contribué à cette consomption de toutes choses. Enfin, ma chère bonne, quand on vous aime, on ne peut pas avoir le cœur content. Je ne sais comme sont faites les autres sortes d’amitiés que l’on a pour vous. On vous étouffe, on vous opprime et on crie à la dépense, et c’est eux qui la font ! Eh ! tournez-vous, de grâce, et on vous répondra. Je me veux détourner, ma chère bonne, de toutes ces pensées, car elles m’empêchent fort bien de dormir. Je viens de faire mille tours par rapport à vous ; cela me console de ma peine : Mme d’ Acigné, pour lui demander la continuation de la neutralité auprès de M. Talon, Mme et Mlles Roussereau (cela se retrouve pour les requêtes civiles),M. et Mme de Nesmond, M. Bigot, à qui j’ai laissé un billet de vos compliments. J’espère que le Chevalier, par M. de Cavoie, m’empêchera de payer les intérêts des intérêts en payant dix-sept mille neuf cents livres, que j’ai dans ma poche par le secours de ma belle-fille. Si cela est, je vous prierai de le bien remercier ; le chemin est un peu long pour une reconnaissance vive comme la mienne, mais c’est le plus digne du bienfait. Je vous prie, ma bonne, que M. de Grignan réponde de sa propre main à votre belle-sœur ; j’en suis contente. Elle m’écrit mille douceurs et mille agaceries pour M. de Grignan, qu’elle a un penchant pour lui qu’elle combat inutilement. Enfin, il faut un peu badiner avec elle ;c’est le tour de son esprit. Dulaurens n’est point encore parti ; j’aide l’impatience qu’il soit auprès de votre fils. Il n’est point du tout exposé présentement ; jouissez de cette paix, ma chère bonne. Il y a eu, en d’autres endroits, de petites échauffourées.Chamilly a été un peu battu, et Gandelus blessé assez considérablement, mais Toiras a fait une petite équipée toute brillante, où il a battu et tué trois ou quatre cents hommes. J’ai fait voir à l’abbé Bigorre votre compliment, et celui du cardinal de Bonzi et de Mme de Castries. Il les fera valoir. Les affaires d’Angleterre vont bien ; le crédit du prince d’Orange devient tous les jours plus petit. Un mauvais plaisant a mis sur la porte de Wital : Maison à louer pour la Saint-Jean ; cette sottise fait plaisir.L’Écosse et l’Irlande sont entièrement contre ce prince. Le roi d’Angleterre a été fort bien reçu en Irlande ; il a assuré les protestants d’une entière liberté de conscience, et même de sa protection, pourvu qu’ils lui fussent fidèles. C’est le mari de Mme d’ Hamilton qui en est vice-roi. Il faut voir ce que tout deviendra ; il me semble que c’était un gros nuage épais,noir, chargé de grêle, qui commence à s’éclaircir. Nous en avons vu de cette manière à Livry, qui se passaient sans orage. Dieu conduira tout, et consolera aussi la pauvre Mme de Coulanges, qui est enfin allée aux Madelonnettes,pour fuir le petit de Bagnols qui a la petite vérole chez elle.Mme de Bagnols s’est enfermée avec lui. Elle ira à Brévannes. J’ai fait, ma chère bonne, tous vos compliments.M. de Lamoignon est à Bâville. Je vous écrirai encore plusieurs fois avant que je parte. Adieu, ma chère bonne. Hélas !conservez-vous, reposez-vous. Faites écrire Pauline pendant que vous vous reposerez dans votre cabinet ; évitez cette posture contraignante. J’entendrai votre style, et deux lignes de vous pour dire : « Me voilà ! », et ma chère enfant ne sera point épuisée. Je vous envoie des tabliers ; c’est la grand’ mode. Tout le monde en a à Versailles. C’est un joli air de propreté, qui empêche qu’en deux jours un habit ne soit engraissé. Je vous prie de faire mes compliments à Monsieur le Doyen sur la mort de Monsieur l’Archevêque, et à M. Prat ; ne l’oubliez pas. J’embrasse Pauline.

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