Lettres choisies

19. – À Madame de Grignan

À Paris, ce mercredi 27 avril 1672. Je m’en vais, ma bonne, faire réponse à vos deux lettres, et puis je vous parlerai de ce pays-ci.M. de Pomponne a vu la première, et verra assurément une grande partie de la seconde. Il est parti ; ce fut en lui disant adieu que je lui montrai, ne pouvant jamais mieux dire que ce que vous écrivez sur vos affaires. Il vous trouve admirable ; je n’ose vous dire à qui il compare votre style,ni les louanges qu’il lui donne. Enfin il m’a fort priée de vous assurer de son estime et du soin qu’il aura toujours de faire tout ce qui vous le pourra témoigner. Il a été ravi de votre description de la Sainte-Baume ; il le sera encore de votre seconde lettre. On ne peut pas mieux écrire sur une affaire, ni plus nettement. Je suis très assurée que votre lettre obtiendra tout ce que vous souhaitez ; vous en verrez la réponse. Je n’écrirai qu’un mot, car en vérité, ma bonne, vous n’avez pas besoin d’être secourue dans cette occasion ; je trouve toute la raison de votre côté. Je n’ai jamais su cette affaire par vous ; ce fut M. de Pomponne qui me l’apprit comme on lui avait apprise. Mais il n’y a rien à répondre à ce que vous m’en écrivez,il aura le plaisir de le lire. L’Évêque témoigne en toute rencontre qu’il a fort envie de se raccommoder avec vous. Il a trouvé ici toutes choses si bien disposées en votre faveur que cela lui fait souhaiter une réconciliation, dont il se fait honneur, comme d’un sentiment convenable à sa profession. On croit que nous aurons,entre ci et demain, un premier président de Provence. Je vous remercie de votre relation de la Sainte-Baume et de votre jolie bague. Je vois bien que le sang n’a pas bien bouilli à votre gré. Madame la Palatine eut une fois la même curiosité que vous ; elle n’en fut pas plus satisfaite.Vous ne m’ôterez pas l’envie de voir cette affreuse grotte ;plus on y a de peine, et plus il y faut aller. Au bout du compte,je ne m’en soucie point du tout ; je ne cherche que vous en Provence. Ma pauvre bonne, quand je vous aurai, j’aurai tout ce que je cherche. Je suis en peine de votre fils. Je voudrais que vous eussiez une nourrice comme celle que j’ai. C’est une créature achevée ; Rippert vous le dira. Il m’a parlé d’un justaucorps en broderie que veut M. de Grignan. C’est une affaire de mille francs qui ne me paraît pas bien nécessaire,devant venir ici cet hiver. Mais je ne veux point le fâcher ;après lui avoir dit ces raisons, je lui mets la bride sur le cou. Ma tante est toujours très mal. Laissez-nous le soin de partir ; nous ne souhaitons autre chose. Et même,s’il y avait quelque espérance de langueur, nous prendrions notre parti. Je lui dis mille tendresses de votre part, qu’elle reçoit très bien. M. de La Trousse lui en écrit d’excessives ; ce sont des amitiés de l’agonie, dont je ne fais pas grand cas. J’en quitte ceux qui ne commenceront que là à m’aimer. Ma bonne, il faut aimer pendant la vie, comme vous faites si bien, la rendre douce et agréable, ne point noyer d’amertume ni combler de douleur ceux qui nous aiment ; c’est trop tard de changer quand on expire. Vous savez ce que j’ai toujours dit des bons fonds ; je n’en connais que d’une sorte, et le vôtre doit contenter les plus difficiles. Je vois les choses comme elles sont ; croyez-moi, je ne suis pas folle, et pour vous le montrer, c’est qu’on ne peut être plus contente d’une personne que je le suis de vous. J’envoie à M. de Coulanges ce qui lui appartient de ma lettre ; elle sera mise en pièces. Il m’en restera encore quelques centaines pour m’en consoler ;tout aimables qu’elles sont, ma bonne, je souhaite extrêmement de n’en plus recevoir. Venons aux nouvelles. Le Roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris ; on a fait ce calcul à peu près dans les quartiers. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l’Arsenal ; je voulus dire adieu au Grand Maître qui m’était venu chercher. Je ne le trouvai pas, mais je trouvai La Troche, qui pleurait son fils, la comtesse, qui pleurait son mari. Elle avait un chapeau gris, qu’elle enfonça,dans l’excès de ses déplaisirs ; c’était une chose plaisante.Je crois que jamais un chapeau ne s’est trouvé à pareille fête ; j’aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, l’un pour Lude,et l’autre pour la guerre. Mais quelle guerre ! la plus cruelle, la plus périlleuse. Depuis le passage de Charles VIII en Italie, il n’y en a point eu une pareille. On l’a dit au Roi. L’ Yssel est défendu, et bordé de douze cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d’une large rivière qui est encore au devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l’autre jour une carte chez Mme de Verneuil ;c’est une chose étonnante. Monsieur le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l’autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu’il savait fort bien faire de la monnaie. « Mon ami, lui dit Monsieur le Prince, je te remercie ; mais si tu savais une invention de nous faire passer le Rhin sans être assommés, tu me ferais un grand plaisir,car je n’en sais point. » Il avait pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d’ Humières et de Belle fonds. Voici un détail qu’on est bien aise de savoir.Les deux armées se doivent joindre ; alors le Roi commandera à Monsieur, Monsieur à Monsieur le Prince, Monsieur le Prince à M. de Turenne, M. de Turenne aux deux maréchaux, et même à l’armée du maréchal de Créquy. Le Roi en parla à M. de Belle fonds, et lui dit qu’il voulait qu’il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), repartit qu’il ne serait pas digne de l’honneur que Sa Majesté lui avait fait, s’il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le Roi le pressa fort bonnement de faire réflexion à ce qu’il lui répondait, qu’il souhaitait cette preuve de son amitié, qu’il y allait de sa disgrâce. Le maréchal répondit au Roi qu’il voyait bien à quoi il s’exposait, qu’il perdrait les bonnes grâces de Sa Majesté, et sa fortune ; mais qu’il y était résolu plutôt que de perdre son estime ; et enfin qu’il ne pouvait obéir à M. de Turenne, sans déshonorer la dignité où il l’avait élevé. Le Roi lui dit : « Monsieur le maréchal, il nous faut donc séparer. » Le maréchal fit une profonde révérence,et partit. M. de Louvois, qui ne l’aime pas, lui eut bientôt expédié un ordre pour aller à Tours. Il a été rayé de dessus l’état de la maison du Roi. Il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien ; il est abîmé, mais il est content, et l’on ne doute pas qu’il n’aille à la Trappe. Il a offert son équipage, qui était fait aux dépens du Roi, à Sa Majesté, pour en faire ce qui lui plairait. On a pris cela comme s’il eût voulu braver le Roi ; jamais rien ne fut si innocent.Tous ses gens, ses parents, le petit Villars, et tout ce qui était attaché à lui est inconsolable. Mme de Villars l’est aussi ; ne manquez pas de lui écrire et au pauvre maréchal. Cependant le maréchal d’ Humières, soutenu par M. de Louvois, n’avait point paru, et attendait que le maréchal de Créquy eût répondu. Celui-ci est venu de son armée en poste répondre lui-même. Il arriva avant-hier. Il a eu une conversation d’une heure avec le Roi. Le maréchal de Gramont fut appelé, qui soutint le droit des maréchaux de France, et fit le Roi juge de ceux qui faisaient le plus de cas de ses dignités, ou ceux qui, pour en soutenir la grandeur, s’exposaient au malheur d’être mal avec lui, ou celui qui était honteux d’en porter le titre, qui l’avait effacé de tous les endroits où il était, qui tenait le nom de maréchal pour une injure, et qui voulait commander en qualité de prince. Enfin la conclusion fut que le maréchal de Créquy est allé à la campagne, dans sa maison, planter des choux, aussi bien que le maréchal d’ Humières. Voilà de quoi l’on parle uniquement. L’un dit qu’ils ont bien fait, d’autres qu’ils ont mal fait. La Comtesse s’égosille, le comte de Guiche prend son fausset ; il les faut séparer ; c’est une comédie. Ce qui est vrai, c’est que voilà trois hommes d’une grande importance pour la guerre, et qu’on aura bien de la peine à remplacer. Monsieur le Prince les regrette fort pour l’intérêt du Roi. M. de Schomberg ne veut pas obéir aussi à M. de Turenne, ayant commandé des armées en chef.Enfin la France, qui est pleine de grands capitaines, n’en trouvera pas assez par ce malheureux contretemps. M. d’ Aligre a les sceaux ; il a quatre-vingts ans : c’est un dépôt ; c’est un pape. Je viens de faire un tour de ville : j’ai été chez M. de La Rochefoucauld. Il est comblé de douleur d’avoir dit adieu à tous ses enfants. Au travers de tout cela, il m’a priée de vous dire mille tendresses de sa part ; nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant ; il faudrait être bien misérable pour ne se pas trouver intéressé au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault me sont venus dire adieu. Ils nous ont appris que le Roi, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait, afin d’éviter les larmes est parti à dix heures du matin,sans que personne l’ait su. Il est parti lui douzième ; tout le reste court après. Au lieu d’aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l’on croit que d’autres gens se trouveront, qui sont disparus aussi. Demain il ira à Soissons, et tout de suite,comme il l’avait résolu. Si vous ne trouvez cela galant, vous n’avez qu’à le dire. La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu’on ne saurait imaginer au point qu’elle est. La Reine est demeurée régente ; toutes les compagnies souveraines l’ont été reconnaître et saluer. Voici une étrange guerre, et qui commence bien tristement. En revenant chez moi, j’ai trouvé notre pauvre cardinal de Retz qui me venait dire adieu. Nous avons causé une heure ; il vous a écrit un petit adieu, et part demain matin.Monsieur d’ Uzès part aussi. Qui est-ce qui ne part point ?Hélas ! c’est moi. Mais j’aurai mon tour comme les autres. Il est vrai que c’est une chose cruelle que de faire cent lieues pour se retrouver à Aix. J’approuve fort votre promenade et le voyage de Monaco ; il s’accordera fort bien avec mon retardement. Je crois que j’arriverai à Grignan un peu après vous. Je vous conjure,ma bonne, de m’écrire toujours soigneusement ; je suis désolée quand je n’ai point de vos lettres. J’ai été chercher quatre fois le président de Gallifet, et même je l’avais prié une fois de m’attendre ; ce n’est pas ma faute si je ne l’ai pas vu. Je suis ravie, ma bonne, que vous ne soyez point grosse ; j’en aime M. de Grignan de tout mon cœur. Mandez-moi si on doit ce bonheur à sa tempérance ou à sa véritable tendresse pour vous, ou si vous n’êtes point ravie de pouvoir un peu trotter et vous promener dans cette Provence, à travers des allées d’orangers, et de me recevoir sans crainte de tomber et d’accoucher. Adieu, ma très aimable enfant, il me semble que vous savez assez combien je vous aime, sans qu’il soit besoin  de vous le dire davantage. Si Pommier vous donne la main, La Porte n’est donc plus que pour la décoration. J’embrasse mille fois M. de Grignan. Pour ma très belle et très chère enfant.

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