Lettres choisies

49. – À Madame de Grignan

À Paris, vendredi 20ème octobre1679. Quoi ! vous pensez m’écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de votre santé ; je pense, ma pauvre bonne, que vous vous moquez de moi. Pour vous punir, je vous avertis que j’ai fait de ce silence tout le pis que j’ai pu ;je compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes qu’à l’ordinaire, puisque vous ne m’en disiez rien, et qu’assurément si vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le dire. Voilà comme j’ai raisonné. Mon Dieu, que j’étais heureuse quand j’étais en repos sur votre santé ! et qu’avais-je à me plaindre au prix des craintes que j’ai présentement ? Ce n’est pas qu’à moi, qui suis frappée des objets et qui aime passionnément votre personne, la séparation ne me soit un grand mal, mais la circonstance de votre délicate santé est si sensible qu’elle en efface l’autre. Mandez-moi donc désormais l’état où vous êtes, mais avec sincérité. Je vous ai mandé ce que je savais pour vos jambes. Si vous ne les tenez chaudement, vous ne serez jamais soulagée. Quand je pense à vos jambes nues, le matin, deux et trois heures pendant que vous écrivez, mon Dieu ! ma bonne, que cela est mauvais ! Je verrai bien si vous avez soin de moi. Je me purgerai jeudi pour l’amour de vous. Il est vrai que, le mois passé, je ne pris qu’une pilule ; j’admire que vous l’ayez senti. Je vous avertis que je n’ai aucun besoin de me purger ; c’est à cause de cette eau, et pour vous ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous ; peut-être que votre saignée aura sauvé votre pauvre officier. Le Chevalier vous mande toutes les nouvelles ; il en sait plus que moi, quoiqu’il soit un peu incommodé de son bras, et par conséquent assez souvent dans sa chambre. Je le fus voir hier, et le bel Abbé. Il me faut toujours quelques Grignan ; sans cela il me semble que je suis perdue.Vous savez comme M. de La Salle a acheté la charge de Tilladet ; c’est bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de Marsillac. Il me semble que j’aime mieux les subalternes des charges de guerre et des gendarmes. Valbelle a la sous-lieutenance. On parle fort du mariage de Bavière. Si l’on faisait des chevaliers, ce serait une belle affaire ; je vois bien des gens qui ne le croient pas. J’ai parlé à Mme Lemoine. Elle m’a juré Dieu et le diable que c’est Mme Y… qui a fait vos chemises, et qu’elle y perd la dernière façon. Elle dit que vos manches sont de la longueur de votre mesure, que, pour la toile, vous l’avez choisie vous-même, qu’elle est au désespoir que vous soyez malcontente, que si vous voulez lui renvoyer vos manches, elle vous donnera de la toile plus fine et les fera de la longueur dont vous les voulez présentement. Elle vous prie de ne point garder ce chagrin si longtemps contre elle. Elle a parlé pathétiquement et prétend n’avoir point de tort, mais elle raccommodera tout ce qui vous déplaît ; je vous conseille, ma bonne, de la prendre au mot. J’admire le malheur qu’il y a eu sur ces pauvres chemises ; je comprends ce chagrin. Vous en avez de toutes les façons, ma bonne.Rien n’y manque. Votre malheur rend prisonniers ceux qui vous aiment ; la mort, l’antipathie empêchent qu’on ne profite.Enfin, Dieu le veut ! J’ai reçu une lettre de bien loin, bien loin, que je vous garde ; elle est pleine de tout ce qu’il y a au monde de plus reconnaissant, et d’un tour admirable pour le pauvre Corbinelli. Hélas ! il ne lui faut rien, il ne demande rien. Il ne se plaint de rien ; c’était moi qui étais émue.S’il l’a été, il s’est bien caché, et s’est consolé dans l’innocence de sa conscience. Pour moi, qui ne suis pas si sage,c’était justement cela qui m’impatientait ; ai-je pu jamais savoir ce que c’était que cette sorte d’injustice, quoique je vous l’aie demandé ? Enfin, ma très chère, n’en parlons plus présentement, voilà qui est fait et trop fait et trop passé.Peut-être qu’un jour nous reprendrons ce chapitre à fond ;c’est une des choses que je souhaite le plus. Dans ces derniers temps, hélas ! vous faisiez fort bien pour Corbinelli ;il ne lui en faut pas davantage. Il est content, et moi aussi. Il n’y a rien à raccommoder. Tout est bien. Croyez-moi, ma bonne. Je ne sais point de cœur meilleur que le sien, je le connais ; et pour son esprit, il vous plaisait autrefois. Il regarde avec respect la tendresse que j’ai pour vous ; c’est un original qui lui fait connaître jusqu’où le cœur humain peut s’étendre. Il est bien loin de me conseiller de m’opposer à cette pente ; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n’est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains ; je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié. Ma bonne, si dans l’avenir, vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant ; j’en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles.Si votre tempérament, peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins. N’êtes-vous pas contente de ce que j’ai pour vous ? En désirez-vous davantage ? voilà votre pis aller. Vous ne serez point moins aimée. Nous parlions de vous l’autre jour,Mme de La Fayette et moi, et nous trouvâmes qu’il n’y avait au monde que Mme de Rohan et Mme de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes. Et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi ? Nous les parcourûmes toutes. En vérité, nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été contente d’entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu’elle a bien envie de servir M. de Grignan ; elle voit bien clair à l’intérêt qu’elle y prend. Elle sera alerte sur les chevaliers de l’ordre et sur tout. Le mariage se fera dans un mois, malgré l’écrevisse, qui prend l’air tant qu’il peut, mais il sera encore fort rouge en ce temps-là. Elle prend, Mme de La Fayette, des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme. Elles lui donnent des forces à vue d’œil ; elle croit que cela vous serait admirable. On prend cette vipère, on lui coupe la tête, la queue,on l’ouvre, on l’écorche, et toujours elle remue. Une heure, deux heures, on la voit toujours remuer. Nous comparâmes cette quantité d’esprits, si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout celles de ce quartier. Que ne leur fait-on point ? On dit des injures, des mépris, des rudesses, des cruautés, des querelles, des plaintes, des rages, et toujours elles reviennent ; on n’en saurait voir la fin. On croit que quand on leur arrache le cœur, c’en est fait, qu’on n’en entendra plus parler. Point du tout. Elles sont encore en vie, elles reviennent encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paraîtra comme à nous,mais nous étions en train de la trouver plaisante ; on en peut faire souvent l’application. Nous fûmes si heureux que de vous avoir fait partir un cuisinier, le jour que vous mandez que vous pouvez vous en passer. Cela est comme tout le reste ! Cependant c’eût été une dépense épargnée, assez considérable. Il n’y en a aucune à quoi vous ne devez penser, et petite et grande. Au moins, ma bonne,qu’on n’oublie pas de renvoyer celui de Lyon. J’avais pensé à Hébert, aussi bien que vous. Il est d’un grand ordre, et fort accoutumé au détail. Il écrit, il a de l’esprit et de la fidélité.Mais il a, ce me semble, la barbe un peu trop jeune pour commander un si gros domestique. M. de Grignan est bien heureux d’aimer sa famille ; sans cela, il aurait les pattes encore plus croisées, n’ayant point de chasse. Mais voici des affaires qui vous viennent ; je crois que vous allez à Lambesc. Ma bonne,il faut tâcher de se bien porter, de rajuster les deux bouts de l’année qui sont dérangés, et les jours passeront. Au lieu que j’en étais avare, je les jette à la tête présentement. Je m’en retourne à Livry jusqu’après la Toussaint ; j’ai encore besoin de cette solitude. Je n’y veux mener personne ; je lirai et tâcherai de songer à ma conscience. L’hiver sera encore assez long. Je ne me puis accoutumer à n’avoir plus ma chère bonne, à ne la plus voir, à prendre mes heures et les siennes, à la rencontrer, à l’embrasser.Cette occupation rendait ma vie contente et heureuse. Je ne vis que pour retrouver un temps pareil. Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses bois. Il a fort bien fait dans ces États. Il avait envie d’être amoureux d’une Mlle de La Coste ; il faisait tout ce qu’il pouvait pour la trouver un bon parti, mais il n’a pu. Cette affaire a une côte rompue ; cela est joli. Il s’en va à Bodégat, de là au Buron, et reviendra à Noël avec M. d’ Harouys et M. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons extrêmement jolies ; Mesdemoiselles, je vous les enverrai. Il y avait une Mlle Descartes, propre nièce de votre père, qui a de l’esprit comme lui ; elle fait très bien des vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus vivre sans son pigeon ; il n’y a personne qui n’y fût trompé. Pour moi, je crois son amitié fort bonne,pourvu qu’on la connaisse pour être tout ce qu’il en sait ;peut-on lui en demander davantage ? Adieu, ma très chère et très bonne et très aimable. Je ne veux pas entreprendre de vous dire combien je vous aime ; je crois qu’à la fin ce serait un ennui. Je fais mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J’étais ce matin avec M. de La Garde et le Chevalier ; toujours pied ou aile de cette famille. Mesdemoiselles, comment vous portez-vous ? et cette fièvre, qu’est-elle devenue ? Mon cher petit Marquis, il me semble que votre amitié est considérablement diminuée ; que répond-il ? Pauline, ma chère Pauline, où êtes-vous, ma pauvre petite ?

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