Lettres choisies

24. – À Madame de Grignan

À Paris, lundi 29 janvier 1674. Ma bonne, je suis en colère contre vous.Comment ! vous avez la cruauté de me dire, connaissant mon cœur comme vous faites, que vous m’incommoderez chez moi, que vous m’ôterez mes chambres, que vous me romprez la tête !Allez ! vous devriez être honteuse de me dire de ces sortes de verbiages. Est-ce pour moi que ce style est fait ? Prenez plutôt part à ma joie, ma bonne ; réjouissez-vous de ce que vous m’ôterez mes chambres. Qui voulez-vous qui les remplisse mieux que vous ? Est-ce pour autre chose que je suis aise de les avoir ? Puis-je être plus agréablement occupée qu’à faire les petits arrangements qui sont nécessaires pour vous recevoir ?Tout ce qui a rapport à vous n’est-il point au premier rang de toutes mes actions ? Ne me connaissez-vous plus, ma bonne ? Il faut me demander pardon, et rétablir par votre confiance ce que votre lettre a gâté. Vous ai-je assez grondée ? Il me semble que vous deviez compter sur votre congé plus fortement que vous n’avez fait. Le billet que je vous ai envoyé de M. de Pomponne vous en assurait assez ; un homme comme lui ne se serait pas engagé à le vouloir demander, sans être sûr de l’obtenir. Vous l’aurez eu le lendemain que vous m’avez écrit, et il eût fallu que vous eussiez été toute prête à partir.Vous me parlez de plusieurs jours ; cela me déplaît. Vous aurez reçu bien des lettres par l’ordinaire du congé, et vous aurez bien puisé à la source du bon sens (c’est-à-dire Monsieur l’Archevêque) pour votre conduite sur toutes vos affaires. Vous aurez vu ce que La Garde vous conseille pour amener peu de gens. Si vous amenez tout ce qui voudra venir,votre voyage de Paris sera comme celui de Madagascar. Il faut se rendre léger et garder le décorum pour la province. J’avais déjà parlé au bel Abbé pour une calèche ; le chevalier de Buous, Janet et le chevalier de Grignan en trouveront sans doute. Pour moi, je m’en vais arrêter une petite maison que le Bien Bon a vue, qui est près d’ici, qui n’est point chère, qui sera pour votre équipage et même pour le Coadjuteur s’il n’avait pas mieux. Car nous comptons que vous l’amènerez ; vous aurez vu toutes les raisons qui nous le font souhaiter. J’ai causé avec M. de Lavardin de nos affaires. C’est un homme sur qui l’on peut compter ; il est assurément de mes amis, et je vous prierai de le bien recevoir.Il pâme de rire de la grande affaire qu’on fait pour votre gratification ; cela est honteux à votre infâme Évêque. Vous avez vu ce que l’on donne en Bretagne, que le Roi et M. Colbert trouvent fort bon. Lavardin a touché cent dix mille francs cette année en appointements, gardes, gratifications. Je ne puis pas vous représenter son étonnement et combien il est propre à discourir sur cette affaire. Pour moi, j’en ai par-dessus la tête.Mais il faut se calmer. Ce que vous dites des copies que Évêque fait faire, et que vous seriez riche si vous lui rendiez le papier marqué, et qu’il ne les pût faire ailleurs, est assurément une des plus plaisantes visions du monde. Nous parlerons à M. de Pomponne pour le prévenir sur tout ce qu’on lui peut écrire de Provence. Il tiendra le parti de la justice ;voilà de quoi l’on peut répondre en général. C’est dommage qu’on ne puisse conter l’augmentation du présent qu’on fait à la Pluie à l’Assemblée, proposée par le prélat ; il y a pourtant un tour et un ton à donner, moyennant quoi cela nous servira. M. de Pomponne ne vint point la dernière semaine. Il m’envoya décrier de dîner ; ce sera pour samedi. Il faudra prendre conseil de votre manière d’agir avec ce Marin. J’ai appris qu’il n’a pu se dédire de la première présidence, et que cela va son train. Le mariage n’est pas si assuré. Je crois que M. de Grignan est allé à Marseille et à Toulon ; il y a un an, comme à cette heure,que nous y étions ensemble. Vous songez donc à moi en revoyant Salon et les endroits où vous m’avez vue. C’est un de mes maux que le souvenir que me donnent les lieux ; j’en suis frappée au delà de la raison. Je vous cache, et au monde, et à moi-même, la moitié de la tendresse et de la naturelle inclination que j’ai pour vous. On va fort à l’opéra ; on trouve pourtant que l’autre était plus agréable. Baptiste croyait l’avoir surpassé ; le plus juste s’abuse. Ceux qui aiment la symphonie y trouvent toujours des charmes nouveaux ; je crois que je vous attendrai pour y aller. Les bals de Saint-Germain sont d’une tristesse mortelle ; les petits enfants veulent dormir dès dix heures, et le Roi n’a cette complaisance que pour marquer le carnaval, sans aucun plaisir. Il disait à son dîner :« Quand je ne donne point de plaisirs, on se plaint ; et quand j’en donne, les dames n’y viennent pas. » Il ne dansa la dernière fois qu’avec Mme de Crussol, qu’il pria de ne lui point rendre sa courante. M. de Crussol, qui tient le premier rang pour les bons mots, disait en regardant sa femme plus rouge que les rubis dont elle était parée : « Messieurs,elle n’est pas belle, mais elle a bon visage. » Votre retour est présentement la grande nouvelle de la cour ; vous ne sauriez croire les compliments que l’on m’en fait. Il y a aujourd’hui cinq ans, ma bonne, que vous fûtes… quoi ?… mariée. J’ai vu enfin chez elle la pauvre Caderousse.Elle est verte et perd son sang et sa vie : trois semaines tous les mois, cela ne peut pas aller loin. Mais voilà M. le chevalier de Grignan, qui vous dira le reste. DU CHEVALIER DE GRIGNAN Je ne sais que la mort de la pauvre chirurgienne, qui s’est tuée parce qu’on lui avait ôté son amant ! L’aventure est pitoyable. Elle savait mieux l’anatomie que son père ; elle a choisi le milieu du cœur, et a enfoncé le poignard. Enfin elle est morte, et je la pleure. Je suis arrivé chez Mme de Sévigné,j’ai trouvé qu’elle vous écrivait. Je vous croyais à Lyon et ne songeais qu’à me préparer à vous recevoir dans huit jours, et vous n’y serez pas dans quinze. J’ai reçu votre lettre de Salon. Je ne sais pas pourquoi vous ne recevez pas les miennes : je vous ai écrit toutes les fois que j’ai pu, depuis que je suis ici. Adieu, Madame la Comtesse ; je suis tout à vous. Je vous quitte pour entretenir votre charmante mère, que j’aime tendrement. Il est vrai qu’il m’aime, et je vous quitterai bientôt aussi pour l’entretenir. Ma bonne, apportez-moi votre vieux éventail et votre vieille robe de chambre des Indes. De l’un, je vous ferai faire un petit tableau, et de l’autre un petit paravent. Il ne faut point rire ; vous verrez ! Amenez-moi Bonne Fille, préférablement à tout autre. Je vous embrasse, ma bonne, avec des tendresses que vous ne sauriez connaître. On parle fort de la paix, on dit qu’elle aurait été faite, dès cet été, mais que personne n’avait voulu s’aboucher avec M. de Chaulnes. Le Bien Bon est tout à vous, et moi aux Grignan. Mon petit compère n’est pas encore revenu. Vous recevrez cette lettre à Lyon. Je vous prie d’embrasser pour moi la belle Rochebonne et d’assurer Monsieur le Chamarier que je l’honore et l’estime parfaitement. Pour ma bonne.

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