Lettres choisies

46. – À Madame de Grignan

À Paris, ce mercredi au soir 13 septembre1679. Le moyen, ma bonne, de vous faire comprendre ce que j’ai souffert ? Et par quelles sortes de paroles vous pourrais-je représenter les douleurs d’une telle séparation ?Je ne sais pas moi-même comme j’ai pu la soutenir. Vous m’en avez paru si touchée aussi que je crains que vous n’en ayez été plus mal qu’à votre ordinaire, qui est trop dire, car vous n’avez pas besoin d’aucune augmentation. Cette inquiétude trop bien fondée pour une santé qui m’est si chère, avec l’absence d’une personne comme vous,dont tout me va droit au cœur et dont rien ne m’est indifférent,vous pourront faire comprendre une partie de l’état où je suis.J’ai donc suivi des yeux cette barque, et je pensais à ce qu’elle m’emmenait, et comme elle s’éloignait, et combien de jours je passerais sans revoir cette personne et toute cette troupe que j’aime et que j’honore, et par elle et par rapport à vous. Enfin,toute cette séparation m’a été infiniment sensible. Je ne vous conte point mes larmes ; c’est un effet de mon tempérament, mais croyez, ma bonne, qu’elles viennent d’un cœur si parfaitement et si uniquement à vous que, par cette raison, il doit vous être cher. Je crois qu’il vous l’est aussi, et cette pensée autorise tous mes sentiments. Après donc vous avoir perdue de vue, je suis demeurée avec la philosophie de Corbinelli, qui connaît trop le cœur humain pour n’avoir pas respecté ma douleur ; il l’a laissé faire et, comme un bon ami, il n’a point essayé sottement de me faire taire. J’ai été à la messe à Notre-Dame, et puis dans cet hôtel dont la vue et les chambres, et le jardin, et tout, et L’Épine, et vos pauvres malades, que j’ai été voir, m’ont fait souffrir de certaines sortes de peines que vous ignorez peut-être,parce que vous êtes forte, mais qui sont dures aux faibles comme moi. Nous avons regardé vos mémoires et commencé quelques paiements ; nous vous rendrons compte de tout. Je n’ai point sorti. Mme de Lavardin et Mme de Moussy ont forcé ma porte. J’essaierai d’aller demain voir Mlle de Méri ; pour aujourd’hui il ne m’était pas possible. J’ai une envie extrême de savoir de vos nouvelles, et comme vous vous trouvez de la tranquillité et de la longueur de votre marche, si vous arrivez bien tard, quelles fatigues, quelles aventures. Mais c’est à Montgobert que je demande ce détail, car à vous, ma bonne, je ne veux point contribuer à votre épuisement ; je suis contente d’une feuille. Vous devez juger par cette discrétion si je prends sur moi et si j’aime votre santé. J’embrasse tout ce qui est autour de vous. Il me semble que je n’ai rien dit à Mlles de Grignan et à leur père,mais le moyen ? Et n’était-ce pas parler que de ne pouvoir rien dire ? En vérité, ma bonne, je ne comprends pas comme je pourrai m’accoutumer à ne vous plus voir et à la solitude de cette maison. Je suis si pleine de vous, que je ne puis rien souffrir ni rien regarder. Il faut croire que le temps me remettra dans l’état d’une vie commune ; elle ne serait pas supportable comme elle est. Je vous embrasse, ma bonne, avec le même cœur et les mêmes larmes de ce matin. Le pauvre petit et son rhume ? Je ne cesse de penser à vous tous. Le Bien Bon vous fait mille amitiés. Jeudi, à dix heures du matin, 14 septembre 1679. J’ai vu sur notre carte que la lettre que je vous écrivis hier au soir, à Auxerre, ne partira qu’à midi ;ainsi, ma très chère, j’y joins encore celle-ci : vous en recevrez deux à la fois. Je veux vous parler de ma soirée d’hier. À neuf heures, j’étais dans ma chambre. Mes pauvres yeux ni mon esprit ne voulurent pas entendre parler de lire, de sorte que je sentis tout le poids de la tristesse que me donne notre séparation,et n’étant pas distraite par les objets, il me semble que j’en goûtai bien toute l’amertume. Je me couchai à onze heures, et j’ai été réveillée par une furieuse pluie. Il n’était que deux heures.J’ai compris que vous étiez dans votre hôtellerie, et que cette eau, qui est mauvaise pour les chemins depuis Auxerre, était bonne pour votre rivière. Ainsi sont mêlées les choses de ce monde. Je pense toujours que vous êtes dans le bateau, et que vous y retournez à trois heures du matin ; cela fait horreur. Vous me direz comme vous vous portez de cette sorte de vie, et vos jambes et vos inquiétudes. Votre santé est un point sur lequel je ne puis jamais avoir de repos. Il me semble que tout ce qui est auprès de vous en est occupé, et que vous êtes l’objet des soins de toute votre barque, j’entends de votre cabane, car ce qui me parut de peuple sur le bateau représentait l’arche. On m’assura que vers Fontainebleau vous n’auriez quasi plus personne. Ce matin L’Épine est entré dans ma chambre. Nous avons fort pleuré. Il est touché comme un honnête homme. N’ayez aucune inquiétude, ni de vos meubles,ni du carrosse de M. de Grignan. Je ne puis m’occuper qu’à donner des ordres qui ont rapport à vous. Vos dernières gueuses de servantes ont perdu toute votre batterie et votre linge ; c’est pitié. J’embrasse M. de Grignan, et ses aimables filles, et mon cher petit enfant. Ne voulez-vous pas bien que j’y mette Montgobert, et tout ce qui vous sert, et tout ce qui vous aime ? Mlle de Méri est toujours sans fièvre ; je la verrai tantôt. Je crois, ma bonne, que vous me croyez autant à vous que j’y suis. L’Abbé vous salue très humblement. À Madame, Madame la comtesse de Grignan, à Auxerre.

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