Lettres choisies

29. – À Madame de Grignan

Mardi septembre 1675. Voici une bizarre date. Je suis Dans un petit bateau, Dans le courant de l’eau, Fort loin de mon château. Je pense même que je puis achever : Ah ! quelle folie ! car les eaux sont si basses, et je suis si souvent engravée, que je regrette mon équipage, qui ne s’arrête point et qui va son train. On s’ennuie sur l’eau quand on y est seule ; il faut un petit comte des Chapelles et une Mlle de Sévigné. Mais enfin c’est une folie de s’embarquer, quand on est à Orléans, et peut-être même à Paris(c’est pour dire une gentillesse), mais il est vrai qu’on se croit obligée à prendre des bateliers, comme à Chartres d’acheter des chapelets. Je vous ai mandé, ma bonne, comme j’avais vu l’abbé d’ Effiat dans sa belle maison ; je vous écrivais de Tours. Je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil. Nous repleurâmes M. de Turenne ; il en a été vivement touché. Vous le plaindrez, quand vous saurez qu’il est dans une ville où personne n’avait jamais vu le héros. Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant, et dévot, mais toujours de l’esprit. Il vous fait mille et mille compliments. Il y a trente lieues de Saumur à Nantes. Nous avons résolu de les faire en deux jours et d’arriver aujourd’hui,mardi 17ème de septembre, à Nantes. Dans ce dessein,nous allâmes hier deux heures de nuit ; nous nous engravâmes,et nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie sans pouvoir aborder. Nous revînmes au bruit d’un chien, et nous arrivâmes à minuit dans un tugurio, plus pauvre, plus misérable qu’on ne peut vous le représenter ; il n’y avait rien du tout que de vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous dépouiller.J’aurais bien ri, sans l’Abbé, que je meurs de honte d’exposer à la fatigue d’un voyage. Nous nous sommes rembarqués avec la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier que nous avons été près d’une heure avant que de reprendre le fil de notre discours. Nous voulons, contre vent et marée,arriver à Nantes ; nous ramons tous. J’y trouverai de vos lettres, ma bonne, mais j’ai si bonne opinion de votre amitié que je suis persuadée que vous serez aise de savoir des nouvelles de mon voyage, et comme on m’a dit que la poste va passer à Ingrande,je vais y laisser cette lettre en passant. Je me porte très bien ; il ne me faudrait qu’un peu de causerie. Je mange tristement des melons ; c’est selon Bourdelot qu’il faut se gouverner sur cette route. Notre bon Abbé se porte bien ; c’est toute mon application. Je vous écrirai de Nantes. Comme vous pouvez croire, j’ai de l’impatience d’y savoir de vos nouvelles, et de l’armée de M. de Luxembourg ; cela me tient fort au cœur. Il y a neuf jours que j’ai ma tête dans ce sac. L’Histoire des Croisades est très belle,surtout à ceux qui ont lu Le Tasse et qui revoient leurs vieux amis en prose et en histoire, mais je suis servante du style du jésuite.La Vie d’Origène est divine. Adieu, ma très chère, très aimable et très parfaitement aimée ; vous êtes ma chère enfant. J’embrasse le matou.

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