Lettres choisies

54. – À Madame de Grignan

À Paris, ce vendredi 29ème décembre1679. Ma très chère bonne, figurez-vous que je suis à genoux devant vous et qu’avec beaucoup de larmes, je vous demande, par toute l’amitié que vous avez pour moi et par toute celle que j’ai pour vous, de ne me plus écrire que comme vous avez fait la dernière fois. Ma bonne, c’est tellement du cœur que je vous demande cette grâce qu’il est impossible que cette vérité ne se fasse sentir au vôtre. Hélas ! ma chère enfant, tout épuisée, tout accablée, n’en pouvant plus, une douleur et une sécheresse de poitrine épouvantables – et moi, qui vous aime chèrement, j’y puis contribuer ! Je puis me reprocher d’être cause de cet état douloureux et périlleux ! Moi qui donnerais ma vie pour sauver la vôtre, je serai cause de votre perte, et j’aurai si peu de tendresse pour vous que je mettrai en comparaison, le plaisir de lire vos lettres, et les réponses très agréables que vous me faites sur des bagatelles, avec la douleur de vous tuer, de vous faire mourir Ma très chère bonne, cette pensée me fait frissonner. S’accommode qui voudra de cet assassinat ;pour moi, je ne puis l’envisager, et je vous jure et je vous proteste que si vous m’écrivez plus d’une feuille et que, pour les nouvelles, vous ne vous serviez de Montgobert, de Gautier, ou d’ Anfossy, je vous jure que je ne vous écrirai plus du tout. Et le commerce rompu de mon côté me donnera autant de chagrin que j’aurai de soulagement si vous en usez comme je vous le dis. Quoi ! je pourrais me reprocher le mal que vous sentez ! Hélas ! il me fait assez de mal sans que j’y ajoute de vous tuer de ma propre main. Ma bonne, voilà qui est fait ; si vous m’aimez, ôtez-moi du nombre de ce que vous croyez vos devoirs. Je me croirai la plus aimée, la mieux traitée, la plus tendrement ménagée, quand vous prendrez sur moi et que vous ôterez du nombre de vos fatigues les volumes que vous m’écrivez. Il y a longtemps que j’en suis blessée et que je me doute de ce qui vous est arrivé, mais enfin cela est trop visible, et j’aimerai toute ma vie Montgobert de vous avoir forcée à lui quitter la plume. Voilà ce qui s’appelle de l’amitié ; je m’en vais l’en remercier. Voilà ce qui s’appelle avoir des yeux, et vous regarder. Je me moque de tout le reste ; ils ont des yeux et ne voient point, et nous avons les mêmes yeux, elle et moi. Aussi je n’écoute qu’elle. Elle n’a osé me dire un mot cette fois ; la sincérité et la crainte de m’affliger lui ont imposé silence. Mlle de Méri se gouverne bien mieux ; elle n’écrit point. Corbinelli se tue quand il veut ; il n’a qu’à écrire. Qu’il soit huit jours sans regarder son écritoire, il ressuscite. Laissez, laissez un peu la vôtre, toute jolie qu’elle est ; ne vous disais-je pas bien que c’était un poignard que je vous donnais ? Vous avez si bien ménagé ce que vous avez écrit dans votre lettre qu’elle m’a paru toute de vous. J’étais fâchée de sa grosseur. Et quoique j’aie compris l’état où vous étiez avec beaucoup de peine, j’ai mieux aimé que cela soit arrivé pour vous corriger, et y mettre un bon ordre une bonne fois pour toutes, que d’être encore trompée et vous achever d’accabler. Je vis l’autre jour Duchesne chez Mme de Coulanges, qui a gardé plus de quinze jours sa chambre pour des dégoûts et des plénitudes ; il me parla de votre santé, et me dit encore pis que pendre de cette chienne d’écriture. Il est ami de Fagon. Il me conta qu’il ne vivait que par l’éloignement des écritoires, et me dit encore que vous ne vous laissassiez point mourir d’inanition. Quand la digestion est trop longue, il faut manger : cela consomme un reste qui ne fait que se pourrir et fumer si vous ne le réchauffez par des aliments ; Saint-Aubin en a fait cent fois l’expérience. Il pria fort aussi de vous recommander l’eau de Sainte-Reine. C’est une cause de tous vos maux, à quoi vous ne pensez peut-être pas. Ma bonne, Dieu veut que je vous dise tout cela ; je le prie de donner à mes paroles toute la force nécessaire pour vous frapper et vous obliger d’en faire votre profit. Je pris hier une médecine,par l’ordre du bon Duchesne ; elle m’a fait comme celle du Bourbonnais. Je prendrai demain de la petite eau de cerises. Et le tout pour vous plaire ; faites aussi quelque chose pour moi. Vous avez été à Lambesc, à Salon ; ces voyages, avec votre poitrine, ont dû vous mettre en mauvais état,et vous ne vous en souciez point et personne n’y pense. Vous seriez bien fâchée d’avoir rien dérangé ; il faut que la compagnie de bohèmes soit complète, comme si vous aviez leur santé. Votre lit,votre chambre, un grand repos, un grand régime, voilà ce qu’il vous fallait, ma bonne ; au lieu de cela, du mouvement, des compliments, du dérèglement et de la fatigue. Ma bonne, il ne faut rien espérer de vous, tant que vous mettrez toutes sortes de choses devant votre santé. J’ai tellement rangé d’une autre sorte cette unique affaire qu’il me semble que tout est loin de moi, en comparaison de cette intime attention que j’ai pour vous. Cependant je veux finir pour aujourd’hui ce chapitre. Je vous mandai avant-hier, par un petit guenillon de billet qui suivait une grosse lettre, que Mme de Soubise était exilée ; cela devient faux. Il nous paraît qu’elle a parlé, un peu murmuré de n’avoir pas été dame d’honneur, comme la Reine le voulait, peut-être méprisé la pension au prix de cette belle place ; et sur cela, la Reine lui aura conseillé de venir passer son chagrin à Paris. Elle y est, et même on dit qu’elle a la rougeole. On ne la voit point, mais on est persuadé qu’elle retournera, comme si de rien n’était. On faisait une grande affaire de rien. L’esprit charitable de souhaiter plaies et bosses à tout le monde est extrêmement répandu. Il y a de certaines choses, au contraire, sur quoi on se trouve disposé à souffler du bonheur, comme du temps des fées. Le mariage de Mlle de Blois plaît aux yeux. Le Roi lui dit d’écrire à sa mère ce qu’il faisait pour elle. Tout le monde a été lui faire compliment ; je crois que Mme de Coulanges m’y mènera demain. Je veux voir aussi la petite du Janet ; je serai lundi à sa prise d’habit, et je lui fais donner tous ses habits par la Bagnols. Monsieur le Prince,Monsieur le Duc sont courus chez cette sainte fille et mère, qui a parfaitement bien accommodé son style à son voile noir,assaisonnant parfaitement sa tendresse de mère avec celle d’épouse de Jésus-Christ. Les princes ont poussé leurs honnêtetés jusqu’à Mme de Saint-Rémy et sa fille, et une vieille tante obscure qui demeure dans le faubourg ; en vérité, ils ont raison de pardonner au côté maternel en faveur de l’autre. Le Roi marie sa fille non comme la sienne,mais comme celle de la Reine, qu’il marierait au roi d’Espagne. Il lui donne cinq cent mille écus d’or, comme on fait toujours avec ces couronnes, hormis que ceux-ci seront payés et que les autres,fort souvent, ne font qu’honorer le contrat. Cette jolie noce se fera devant le 15 de janvier. Gautier ne peut plus se plaindre ; il aura touché cette année en noces plus d’un million. On donne d’abord cent mille francs à la maréchale de Rochefort pour commencer les habits de la Dauphine. Monsieur l’Électeur avait mandé les marchands de Paris pour habiller sa sœur ; le Roi l’a prié de ne point se mettre en peine de rien,et qu’avec sa maison, qu’on lui envoyait, elle trouverait tout ce qu’elle pourrait souhaiter. Le mariage se fera avec beaucoup de dignité. On ne partira qu’en février. J’attendrai Gordes avec impatience, et laisserai bien assurément écumer mon pot à qui voudra, pour lui demander : « Comment se porte-t-elle, et que fait-elle ? » S’il me répond comme le chevalier de Buous, je le laisserai là, en soupirant, car ce n’est pas sans beaucoup de douleur qu’on ne peut pas s’accommoder de ce qu’il dit de vous. Monsieur l’Intendant est bien heureux d’être si galant, sans craindre de rendre sa femme jalouse. Je voudrais qu’il mît les échecs à la place du hère ; autant de fois qu’il serait mat seraient autant de marques de sa passion. La mienne continue pour ce jeu ; je me fais un honneur de faire mentir M. de La Trousse, et je crains quelquefois de n’y pas réussir. Je suis fort bien reçue quand je fais vos compliments ; votre souvenir honore. J’ai fait votre devoir à l’abbé Arnauld et à La Troche. Mme de Coulanges veut vous écrire, et vous remercier elle-même, mais ce sera l’année qui vient ; elle est dans l’agitation des étrennes, qui est violente cette année. Il me semble que vous croyez que je mens,quand je parle de la connaissance de Fagon et de Duchesne ;ç’a été, ma belle, pendant la blessure de M. de Louvois,qu’ils furent quarante jours ensemble ; ils se sont liés d’une estime très particulière. Oui, n’en riez point ; c’est à votre montre qu’il faut regarder si vous avez faim, et quand elle vous dira qu’il y a huit ou neuf heures que vous n’avez mangé, avalez un bon potage, sur sa parole, et vous consommerez ce que vous appelez une indigestion. Je voudrais que la montre fût méchante, et que le cuisinier fût bon. Je voudrais vous avoir envoyé le mien, il est cent fois meilleur. Je suis un peu fâchée contre La Forêt d’avoir tant répondu d’un si vilain marmiton. Nous avons été tous aveuglés. Nous pouvons donc espérer de voir Monsieur le Coadjuteur, et lui voir une princesse dans la multitude de ses poulettes. Sa ruelle était celle de la vieille princesse, où il y avait trois fauteuils tout de suite et des sièges pliants ensuite,et l’on se trouvait à l’aventure sur ces chaises ; et quand il venait plus de duchesses qu’il n’y en avait, elles avaient pour se consoler Mme de Bracciano et Mme d’ Orval sur des pliants. Cette confusion était assez bien et assez naturelle ;personne n’a été fâché. Hélas ! que sait-on si cette petite princesse est contente ? la fantaisie présente de son mari est de sonner du cor à la ruelle de son lit ! Ce n’est pas l’ordre de Dieu, qu’autre chose que lui puisse contenter pleinement notre cœur. Ah ! que j’ai une belle histoire à vous conter de l’archevêque ! mais ce ne sera pas pour aujourd’hui. M. de Pomponne est retourné sur le bord de sa Marne. Il y avait l’autre jour plus de gens considérables, le soir chez lui, que devant sa disgrâce. C’est le prix de n’avoir point changé pour ses amis ; vous verrez qu’ils ne changeront point pour lui aussi. Rien ne se peut ajouter à l’amitié et à la reconnaissance qu’il a pour vous.Mme de Vins m’en paraît toujours touchée jusqu’aux larmes, dont j’ai vu rougir plusieurs fois ses beaux yeux. Elle ne veut faire de visites qu’avec moi, puisque vous et Mme de Villars lui manquez. Elle peut disposer de ma personne tant qu’elle me trouvera bonne ; j’ai trop de raisons pour me trouver heureuse de ce goût. Elle n’a point été à Saint-Germain. Elle a des affaires qui la retiennent, malgré qu’elle en ait, car son cœur la mène et la fait demeurer à Pomponne ; cet attachement est digne d’être honoré et adoucit les malheurs communs. Adieu, ma très chère bonne. Faites-moi écrire après avoir commencé, car il me faut quatre lignes. Mademoiselle de Grignan, Montgo, Gautier, Anfossy, ayez tous pitié de ma fille et de moi. Et Montgobert ne peut-elle pas entrer aussi dans le pied de veau de Lambesc ? Enfin, ma bonne, soulagez-vous,ayez soin de vous, fermez votre écritoire ; c’est le vrai temple de Janus. Et songez que vous ne sauriez faire un plus solide et sensible plaisir à ceux qui vous aiment le plus que de vous conserver pour eux, et non pas vous tuer pour leur écrire.J’embrasse toute votre compagnie, et le capitaine bohème,c’est-à-dire Monsieur le Comte. Je suis en peine de Paulinette.Hélas ! comme vous dites, il n’y a qu’un moment que vous étiez comme l’autre !

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