Lettres choisies

28. – À Bussy-Rabutin

À Paris, ce mardi 6ème août1675. Je ne vous parle plus du départ de ma fille,quoique j’y pense toujours, et que je ne puisse jamais bien m’accoutumer à vivre sans elle. Mais ce chagrin ne doit être que pour moi. Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m’amuse. Je suis à Paris, je me porte bien, et je m’amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique ; je veux l’étendre. Je serais en Bretagne, où j’ai mille affaires, sans les mouvements qui la rendent peu sûre. Il y va quatre mille hommes commandés par M. de Forbin. La question est de savoir l’effet de cette punition. Je l’attends, et si le repentir prend à ces mutins et qu’ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et j’y passerai une partie de l’hiver. J’ai eu bien des vapeurs, et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si j’avais reçu un affront. Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On lapasse avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi l’on est obligé, et ce n’est pas une petite affaire.Mais ce qui me fâche, c’est qu’en ne faisant rien les jours se passent, et notre pauvre vie est composée de ces jours, et l’on vieillit, et l’on meurt. Je trouve cela bien mauvais. Je trouve la vie trop courte. À peine avons-nous passé la jeunesse que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je voudrais qu’on eût cent ans d’assurés, et le reste dans l’incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi ? Mais comment pourrions-nous faire ? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou le malheur qu’elle trouvera dans son mariage. Elle nous en dira des nouvelles, ou elle ne nous en dira pas. Quoi qu’il en soit, je sais bien qu’il n’y a point de douceur, de commodité, ni d’agrément que je ne lui souhaite dans ce changement de condition. J’en parle quelquefois avec ma nièce la religieuse ; je la trouve très agréable et d’une sorte d’esprit qui fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage. Au reste, vous êtes un très bon almanach. Vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l’Allemagne, mais vous n’avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité ; je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n’y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état.Que lui faut-il ? il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter. Il jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre,l’étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif,principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d’ Harcourt fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rethel, n’auraient-ils pas été plus glorieux ? M. de Turenne n’a point senti la mort ; comptez-vous encore cela pour rien ? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux. Le comte de Gramont, qui est en possession de dire toutes choses sans qu’on ose s’en fâcher, écrivit à Rochefort le lendemain : « Monseigneur, La faveur l’a pu faire autant que le mérite. Monseigneur, je suis votre très humble serviteur, LE COMTE DE GRAMONT. » Mon père est l’original de ce style. Quand on fit maréchal de France Schomberg, celui qui fut surintendant des finances, il lui écrivit : « Monseigneur, « Qualité, barbe noire, familiarité. « CHANTAL. » Vous entendez bien qu’il voulait lui dire qu’il avait été fait maréchal de France, parce qu’il avait de la qualité, la barbe noire comme Louis XIII ème, et qu’il avait de la familiarité avec lui. Il était joli, mon père ! Vaubrun a été tué à ce dernier combat qui comble Lorges de gloire. Il en faut voir la fin ; nous sommes toujours transis de peur, jusqu’à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre-deux. La pauvre Madelonne est dans son château de Provence. Quelle destinée ! Providence !Providence ! Adieu, mon cher Comte ; adieu, ma très chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à Mme de Toulongeon. Je l’aime, cette petite comtesse ; je ne fus pas un quart d’heure à Monthelon que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie ;c’est qu’elle a de la facilité dans l’esprit, et que nous n’avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré dans l’armée de Flandre ; il n’ira point en Allemagne. J’ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci. Adieu.

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