Lettres choisies

85. – À Madame de Guitaut

À Paris, vendredi 7ème août1693. Mon Dieu ! Madame, que de morts, que de blessés, que de visites de consolation à faire, et que ce combat,qui fut dit d’abord comme un avantage qui nous avait coûté trop cher, est devenu enfin une grande victoire ! Nous avons tant de canons, tant de timbales, tant de drapeaux, tant d’étendards,tant de prisonniers, que jamais aucune bataille rangée ni gagnée,depuis cinquante ans, n’a fait voir tant de marques de victoire.L’armée du prince d’Orange n’est plus en corps, elle est par pelotons en divers endroits, et M. de Luxembourg peut, s’il veut, marcher vers Bruxelles sans que personne l’en empêche. Enfin, Madame, tout est en mouvement. Nous tremblons pour le marquis de Grignan, qui est en Allemagne, où l’on ne doute pas que Monseigneur ne veuille donner une grande bataille. Gardez bien vos deux petits garçons tant que vous pourrez, car quand ils seront à la chair, vous ne les pourrez non plus retenir que de petits lions. Vous vous souviendrez en ce temps-là pourtant que la balle a sa commission, qu’il n’y en a pas une qui ne soit poussée par l’ordre de la Providence, et que les plus braves et les plus exposés meurent dans leur lit quand il plaît à Dieu. Parlons de votre tête. Comment se porte-t-elle ? L’état où vous me la représentez me fait craindre de vous embarrasser de mes misérables affaires ;cependant, ma chère Madame, il faut que vous ayez pitié de moi, et que vous ordonniez sur deux ou trois choses où vous déciderez absolument. Je vous envoie le mémoire de ce que vaut ma terre, afin que vous voyiez ce qui me doit être payé malgré la tempête. Ces revenus doivent être pavés à Noël et à la Saint-Jean,parce que, dans ce dernier terme, les blés doivent être vendus. Je fis ce mémoire avec M. Gauthier, chez vous, ma chère Madame,quand M. Gauthier apporta les comptes d’ Hébert ;M. Rochon y était. Sur cette connaissance, vous verrez ce que je dois avoir à Noël ; quelque peu que ce puisse être, c’est toujours quelque chose. Il y a des prés et des rentes qui doivent aller leur chemin. Vous verrez, par ces mémoires, que, quand les grains ont été à bas prix, ma terre a toujours dû valoir 3 620livres (à peu près), et quand les grains sont chers, cela passe 4000 livres. Je ne veux point tirer de mon fermier, que je sais qui n’a point de bien (c’est mon malheur), plus qu’il ne recevra, mais aussi, dans les temps à venir, il doit avoir égard à cette bonté que je veux bien avoir pour lui, et retrancher sur ce qu’il gagnera pour récompenser cette année. Cela me paraît juste.Vous ordonnerez sur tout cela sans vous faire mal à la tête, et ce que doivent porter les sous-fermiers et le meunier dans ce commun malheur. Boucard me propose de faire couper les bois qui sont gâtés, et que sans cela ils ne vaudront plus rien. Comme cette petite terre est à ma fille après moi, je prends plus de part à l’avenir qu’au présent, quoique en vérité le présent me soit fort nécessaire. Je vous conjure de décider sur cet article. Je vous demande aussi de faire achever le compte d’ Hébert, de sa dernière année, chez vous, afin que la belle et naturelle antipathie de M. Boucard et d’ Hébert soit bridée par le respect qu’ils auront pour vous. Je vous conseille de mettre M. Tribolet dans tout cela. Il a bien de l’esprit ; il peut être, sur tout cela, le chef de votre conseil, et ce ne peut être que par vous qu’il soit prié de s’y trouver. Pour cette tierce de Mme de Tavannes, je mande à Boucard qu’il y a eu une sentence et que c’est une étrange négligence que de l’avoir perdue.Quand il sera temps, nous remettrons cette affaire en chemin. Il faut que je vous envoie la lettre de M. Poussy. Ne le dites à personne, mais je veux bien vous faire ce secret dont vous n’abuserez pas. Il s’amuse à battre la campagne sur ce que je mandais à Boucard qu’il eût bien voulu glisser cette affaire jusqu’après ma mort, mais il m’offre de nommer quelqu’un pour examiner ses titres et raisons.Dites-moi, Madame, qui vous me conseillez de nommer : ce sera dans le pays et je le prendrai au mot, mais il me faut votre réponse pour lui répondre. Les lignes que j’ai marquées dans sa lettre vous épargneront de lire toutes les inutilités de sa lettre. Mille pardons, ma chère Madame, des inutilités de celle-ci. Hélas ! je tombe dans le même cas. Vous êtes trop bonne, mais la charité vous fait agir pour la personne du monde qui vous estime le plus et qui vous rend le plus de justice. Oui, justice. Je me vante de connaître toutes les obligations que vous avez à Dieu ; vous voilà attrapée. L’abbé Têtu ne parle de vous qu’avec transport. Je vous réponds que vous serez sa dernière amie ;j’aimerais mieux cela que la première.

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