Lettres choisies

81. – À Madame de Grignan

À Rennes, mercredi 11ème mai1689. Nous arrivâmes hier ici, ma chère bonne. Nous étions parties de Dol d’où je vous écrivis ; il y a dix lieues ; c’est justement cent bonnes lieues que nous avons faites présentement en huit jours et demi de marche. La poussière fait mal aux yeux, et les trente femmes qui vinrent au-devant de Mme de Chaulnes, qu’il fallut baiser au milieu de la poussière et du soleil, et trente ou quarante messieurs, nous fatiguèrent beaucoup plus que le voyage. Mme de Kerman en tombait, car elle est délicate ; pour moi, je soutiens tout sans incommodité. M. de Chaulnes était venu à la dînée,il me fit bien de sincères amitiés. Il a reçu de vos lettres, qu’il souhaitait ; il but à votre santé, et vous êtes bien révérée de ce duc, et bien aimée et bien estimée de son épouse. Je démêlai mon fils dans le tourbillon ;nous nous embrassâmes de bon cœur. Sa petite femme était ravie de me voir. Je laissai ma place dans le carrosse de Mme de Chaulnes à Monsieur de Rennes, à M. de Pommereuil et à Revel, et j’allai avec M. de Chaulnes, Mme de Kerman et ma belle-fille, à Rennes, dans le carrosse de l’évêque ; il n’y avait qu’une lieue à faire. Je vins chez mon fils changer de chemise et me rafraîchir, et de là souper à l’hôtel de Chaulnes, où le souper était trop grand. J’y trouvai la bonne marquise de Marbeuf, où je revins coucher et où je fus logée, comme une vraie princesse de Tarente, dans une belle chambre meublée d’un beau velours rouge cramoisi, ornée comme à Paris, un bon lit où j’ai dormi admirablement, une bonne femme qui est ravie de m’avoir, une bonne amie qui a des sentiments pour vous tous dignes de vous. Me voilà plantée pour quelques jours, car ma belle-fille regarde les Rochers du coin de l’œil, comme moi, mourant d’envie d’aller s’y reposer ; elle ne peut soutenir longtemps l’agitation que donne l’arrivée de Mme de Chaulnes. Nous prendrons notre temps. Je l’ai trouvée toujours fort vive, fort jolie, m’aimant beaucoup, fort contente de vous et de M. de Grignan ; elle a un goût pour lui qui nous fait rire. Mon fils est toujours aimable, et me paraît fort aise de me voir. Il est fort joli de sa personne ; une santé parfaite,vif et de l’esprit. Il m’a fort parlé de vous et de votre enfant,qu’il aime ; il a trouvé des gens qui lui en ont dit des biens dont il est touché et surpris, car il a, comme nous, l’idée d’un petit marmot, et tout ce qu’on en dit est solide et sérieux. Il est bien étonné de sa pauvre princesse, car le cousinage ne l’empêche point de voir que nulle chose ne devait la tenter dans cet établissement, et la conduite et la manière est abominable. Vous ne sauriez trop me parler sur ce sujet, pourvu que ce soit ma chère Pauline, car je neveux point que vous écriviez. J’avais fort envie de vous en entendre parler. Mme de Lavardin en écrit à Monsieur de Rennes tout comme vous m’en écrivez. Son bon esprit ne change point sur ce chapitre ; vous savez ce qu’elle vous en a dit. Elle mande qu’elle fut mariée chez Mme de Guise, dans sa chapelle (je crois qu’elle se trompe et que ce fut à Saint-Jacques ; mon Dieu, que je suis étonnée de ce saint curé !), et qu’après, elle s’embarqua dans quatre carrosses à six chevaux, pour aller faire la consommation à Morfontaine chez Mme Le Coigneux. Il y a des auteurs qui disent qu’elle est mariée dès ce carême. Je n’en sais, en vérité, rien du tout ;suffit que c’est un très sot mariage. S’il y avait de grands biens comme autrefois, c’est une bonne raison. S’il y avait un mérite singulier, ou du côté de la guerre, ou une lueur de faveur, mais de nul côté vous ne voyez rien que de fade et au-dessous du médiocre.Est-il possible qu’elle ait brûlé pour ce vilain garçon ? Mais voyez avec quelle adresse elle a voulu crocheter et escroquer le consentement de monsieur son père ! Je parlerais un an surtout cela, ma chère bonne ; vous êtes bien loin de m’ennuyer.Et que fera ce bon Monsieur d’Arles vous avez très bien répondu, ce me semble. Pourvu, comme vous dites, qu’il n’entre point un peu trop dans les besoins de cette personne ! Un mot de votre santé, ma chère enfant. La mienne est très parfaite ; j’en suis surprise. Vous avez des étourdissements ; comment avez-vous résolu de les nommer,puisque vous ne voulez plus dire des vapeurs ? Votre mal aux jambes me fait de la peine ; je me souviens, ma très chère, que vous en avez été dans le désespoir, et à tel point que vous ne saviez où vous mettre. M. de Vardes m’en parla un jour d’une manière à me faire transir. Nous n’avons plus ici notre capucin ; il est retourné travailler avec ce cher camarade dont les yeux vous donnent de si mauvaises pensées ; ainsi je ne puis rien consulter ni pour vous ni pour Pauline. Ma chère bonne, cette enfant ne songe qu’à vous plaire. Ménagez bien ce désir ; vous en ferez une personne toute parfaite, et avec douceur. Elle vous adore ;faut-il autre chose pour se corriger de ce qui vous déplaît ?Je vous la recommande, et d’user de la facilité qu’elle a à vous servir de petit secrétaire, avec une main toute rompue, une orthographe correcte ; aidez-vous de cette petite personne. Vous demandez, ma bonne, si Mme de Chaulnes avait deux carrosses ? Oui, elle avait celui de M. de Chaulnes. Elle voulut lui renvoyer cet hiver, pendant une gelée ; il ne le voulut pas,disant : « Vous amènerez Mme de Sévigné. »Depuis ce conseil, elle n’a pas cessé de me prier de lui faire ce plaisir s’il était vrai que j’eusse des affaires en Bretagne, et ce plaisir que je lui faisais m’en a été un plus grand que je ne vous le puis dire. Je suis touchée des maux de ce pauvre Chevalier ; voilà ce qui m’a fait regretter d’être partie.Quelle patience ! Quel courage ! Je suis très sensible à ses maux. Vous me faites un grand plaisir de me dire qu’il a quelque estime pour moi ; il n’y en a eu guère au monde qu’on souhaite autant. Monsieur d’Arles fait réponse à mon fils, très plaisamment. Il dit que je le fuis, que je le hais, que je suis une enragée mégère, une diablesse, et puis que je suis sa bonne, sa Bien Bonne. Et je ne ferais pas de cet homme-là tout ce que je voudrais ? Je vous réponds que si. Je souhaite fort que vous trouviez à vous tirer de ce paiement abominable. Voilà comme on est doux en prêtant, et puis on montre des griffes ; vraiment ce sont bien des griffes que celles-là. Adieu, ma très chère, et très aimable bonne.Je vous aime et suis à vous, Dieu le sait ! La poste part à quatre heures ; je suis accablée de visites, comme Mme de Chaulnes. Ce duc dit que vous cherchiez un autre lieu que Cadix, à cause de la guerre d’Espagne. Je vois bien que vous serez contraints de venir à Paris pour être chevaliers. Je vous écrirai plus exactement dimanche.Épargnez une lettre par semaine, ma chère bonne, et n’écrivez point de votre main. Mon fils voulait vous écrire, ma chère bonne, mais il me prie de vous faire ses excuses. Il est allé courir je ne sais où ; M. de Revel ne le quitte pas. On court après cet étranger dans cette ville ; je n’ai jamais vu de si braves femmes ! Adieu encore une fois, ma chère enfant. Hélas, nous sommes bien loin ! C’est pourtant à peu près la même chose.C’est justement comme vous dites : La voyez-vous,madame ? – Hélas ! non ; c’est ce qui me fait mourir. – Ni moi non plus !

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