Lettres choisies

10. – À Madame de Grignan

À Livry, Mardi saint 24ème mars1671. Voici une terrible causerie, ma pauvre bonne.Il y a trois heures que je suis ici ; je suis partie de Paris avec l’Abbé, Hélène, Hébert et Marphise, dans le dessein de me retirer pour jusqu’à jeudi au soir du monde et du bruit. Je prétends être en solitude. Je fais de ceci une petite Trappe ;je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. J’ai dessein d’y jeûner beaucoup par toutes sortes de raisons, marcher pour tout le temps que j’ai été dans ma chambre et, sur le tout, m’ennuyer pour l’amour de Dieu. Mais, ma pauvre bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous. Je n’ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant tenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue. Il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose de quelque manière que ce soit. Et de quelque façon que ce soit aussi, cela me perce le cœur. Je vous vois ; vous m’êtes présente. Je pense et repense à tout. Ma tête et mon esprit se creusent, mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher, cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi ; je ne l’ai plus. Sur cela, je pleure sans pouvoir m’en empêcher ; je n’en puis plus, ma chère bonne. Voilà qui est bien faible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire qu’elle viendra mal à propos, et qu’elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu’elle est écrite. À cela je ne sais point de remède. Elle sert toujours à me soulager présentement, c’est tout ce que je lui demande. L’état où ce lieu ici m’a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses, mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes qui viennent d’un cœur tout à vous. À Livry, Jeudi saint 26èmemars. Si j’avais autant pleuré mes péchés que j’ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais très bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé. J’ai passé ici le temps que j’avais résolu de la manière dont je l’avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m’a plus tourmentée que je ne l’avais prévu. C’est une chose étrange qu’une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore ; sur cela on songe au présent, et quand on a le cœur comme je l’ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous ; notre maison de Paris m’assomme encore tous les jours, et Livry m’achève. Pour vous, c’est par un effort de mémoire que vous pensez à moi ;la Provence n’est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J’ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j’ai eue ici. Une grande solitude, un grand silence, un office triste, des Ténèbres chantées avec dévotion (je n’avais jamais été à Livry la semaine sainte), un jeûne canonique,et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée :tout cela m’a plu. Hélas ! que je vous y ai souhaitée !Quelque difficile que vous soyez sur les solitudes, vous auriez été contente de celle-ci. Mais je m’en retourne à Paris par nécessité.J’y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la Passion du P. Bourdaloue ou du P. Mascaron ; j’ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère Comtesse. Voilà ce que vous aurez de Livry, j’achèverai cette lettre à Paris. Si j’avais eu la force de ne vous point écrire d’ici, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j’y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde. Mais, au lieu d’en faire un bon usage, j’ai cherché de la consolation à vous en parler. Ah ! ma bonne, que cela est faible et misérable ! 24 mars 1671 Suite. À Paris, ce Vendredi saint, 27mars. J’ai trouvé ici un gros paquet de vos lettres.Je ferai réponse aux hommes quand je ne serai pas du tout si dévote. En attendant, embrassez votre cher mari pour l’amour de moi ; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je suis bien aise de savoir que le pont d’Avignon soit encore sur le dos du Coadjuteur. C’est donc lui qui vous y a fait passer, car pour le pauvre Grignan, il se noyait par dépit contre vous ; il aimait autant mourir que d’être avec des gens si déraisonnables. Le Coadjuteur est perdu d’avoir encore ce crime avec tant d’autres. Je suis très obligée à Bandol de m’avoir fait une si agréable relation. Mais d’où vient, ma bonne, que vous craignez qu’une autre lettre efface la vôtre ? Vous ne l’avez pas relue, car pour moi, qui les lis avec attention, elle m’a fait un plaisir sensible, un plaisir à n’être effacé par rien, un plaisir trop agréable pour un jour comme aujourd’hui. Vous contentez ma curiosité sur mille choses que je voulais savoir. Je me doutais bien que les prophéties auraient été entièrement fausses à l’égard de Vardes. Je me doutais bien aussi que vous n’auriez fait aucune incivilité. Je me doutais bien encore de l’ennui que vous avez, et ce qui vous surprendra, c’est que, quelque aversion que je vous aie toujours vue pour les narrations, j’ai cru que vous aviez trop d’esprit pour ne pas voir qu’elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois aussi qu’il n’y a rien qu’il faille entièrement bannir de la conversation, et qu’il faut que le jugement et les occasions y fassent entrer tour à tour ce qui est le plus à propos. Je ne sais pourquoi vous nous dites que vous ne contez pas bien ; je ne connais personne qui attache plus que vous. Ce ne serait pas une sorte de chose à souhaiter uniquement,mais quand cela est attaché à l’esprit et à la nécessité de ne rien dire qui ne soit agréable, je pense qu’on doit être bien aise de s’en acquitter comme vous faites. Je tremble quand je songe que votre affaire pourrait ne pas réussir. Ah ! ma bonne, il faut que Monsieur le Premier Président fasse l’impossible. Je ne sais plus où j’en suis de Monsieur de Marseille. Vous avez très bien fait de soutenir le personnage d’amie ; il faut voir s’il en sera digne. Il me vient une pointe sur le mot de digne mais je suis en dévotion. Si j’avais présentement un verre d’eau sur la tête, il n’en tomberait pas une goutte. Si vous aviez vu notre homme de Livry le Jeudi saint, c’est bien pis que toute l’année. Il avait hier la tête plus droite qu’un cierge, et ses pas étaient si petits qu’il ne semblait pas qu’il marchât. J’ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très belle et très touchante. J’avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue, mais l’impossibilité m’en a ôté le goût ; les laquais y étaient dès mercredi, et la presse était à mourir. Je savais qu’il devait redire celle que M. de Grignan et moi entendîmes l’année passée aux Jésuites, et c’était pour cela que j’en avais envie. Elle était parfaitement belle, et je ne m’en souviens que comme d’un songe.Que je vous plains d’avoir eu un méchant prédicateur ! Mais pourquoi cela vous fait-il rire ? J’ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une fois. « Ennuyez-vous, cela est si méchant. » Je n’ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très bien avec M. de Grignan ; je ne crois pas avoir témoigné que j’en doutasse. Tout au plus, je souhaitais d’en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je souhaite avec tant de passion. La Provence ne serait pas supportable sans cela,et je comprends bien aisément les craintes qu’il a de vous y voir languir et mourir d’ennui. Nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes. Il me mande que vous m’aimez ; je pense que vous ne doutez pas que ce ne me soit une chose agréable au delà de tout ce que je puis souhaiter en ce monde. Et par rapport à vous, jugez de l’intérêt que je prends à votre affaire. Elle est faite présentement, et je tremble d’en apprendre le succès. Le maréchal d’Albret a gagné un procès de quarante mille livres de rente en fonds de terre. Il rentre dans tout le bien de ses grands-pères, et ruine tout le Béarn. Vingt familles avaient acheté et revendu ; il faut rendre tout cela avec les fruits depuis cent ans. C’est une épouvantable affaire pour les conséquences. Vous êtes méchante de ne m’avoir point envoyé la réponse de Mme de Vaudémont ; je vous en avais priée, et je lui avais mandé. Que pensera-t-elle ? Adieu, ma très chère. Je voudrais bien savoir quand je ne penserai plus tant à vous et à vos affaires. Il faut répondre : Comment pourrais-je vous le dire ? Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort. Je suis fâchée contre votre fille. Elle me reçut mal hier ; elle ne voulut jamais rire. Il me prend quelquefois envie de la mener en Bretagne pour me divertir. J’envoie aujourd’hui mes lettres de bonne heure, mais cela ne fait rien. Ne les envoyiez-vous pas bien tard quand vous écriviez à M. de Grignan ? Comment les recevait-il ? Ce doit être la même chose. Adieu, petit démon qui me détournez ; je devrais être à Ténèbres il y a plus d’une heure. Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie lettre. Je vous remercie de tous les compliments que vous faites. Je les distribue à propos ; on vous en fait toujours cent mille. Vous êtes encore toute vive partout. Je suis ravie de savoir que vous êtes belle ; je voudrais bien vous baiser. Mais quelle folie de mettre toujours cet habit bleu ! Ne soyez point en peine d’  Adhémar. L’Abbé fera ce que vous désirez et n’a pas besoin de votre secours ; il s’en faut beaucoup. Pour Madame la comtesse de Grignan.

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