Lettres choisies

72. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, dimanche 12ème août1685. Ma bonne, vous m’avez fait suer les grosses gouttes en jetant ces pistoles qui étaient sur le bout de cette table. Mon Dieu, que j’ai parfaitement compris votre embarras, et ce que vous deveniez en voyant de telles gens ramasser ce que vous jetiez ! Il m’a paru dans Monsieur le Duc un chagrin plein de bonté, dans ce qu’il vous disait de ne pas tout renverser. Il me semble que l’intérêt qu’on aurait pris en vous aurait fait dire comme lui ; c’eût été son tour à ramasser si vous eussiez continué. Ma bonne, j’admire par quelle sorte de bagatelle vous avez été troublée dans la plus agréable fête du monde. Rien n’était plus souhaitable que la conduite qu’avait eue Mme d’ Arpajon.Vous étiez écrite de la main du Roi ; vous étiez accrochée avec Mme de Louvois. Vous soupâtes en bonne compagnie ; vous vîtes cette divinité dont vous fûtes charmée.Enfin, ma belle, il fallait ce petit rabat-joie, mais en vérité,passé le moment, c’est bien peu de chose, et je ne crois pas que cela puisse aller bien loin. M. de Coulanges est si empressé à voir vos lettres que je n’ai pas cru devoir lui faire un secret de ce qui s’est passé à la face des nations. Il dit qu’il vous aurait bien rapporté, s’il avait été à Versailles, comme on aurait parlé de cette aventure. Et puis il revient à dire qu’il ne croit pas qu’il ait été possible de reparler d’un rien comme celui-là, où il n’y a point de corps. Quoi qu’il en soit, cela ne fera aucun tort à vos affaires, et vous n’en avez pas l’air plus maladroit ni la grâce moins bonne ; vous n’en serez pas moins belle, et je pense que présentement cette vapeur est dissipée. Vous me conterez quelque jour ce que c’est que la gaieté de ces grands repas, et quel conte Mme de Thianges destina à divertir la compagnie, car elle en sait plus d’un. Vous me représentez Mme la princesse de Conti au-dessus de l’humanité. Je ne crois personne plus capable d’en juger que vous, et je fais peut-être plus d’honneur que je ne dois à votre jugement, puisque vous faites passer mon idée au-delà de vous et de feue Madame, mais ce n’est point pour la danse : c’est en faveur de cette taille divine,qui surprend et qui emporte l’admiration, Et fait voir à la cour Que du maître des dieux elle a reçu le jour. Nous apprenons encore que M. et Mme de Bouillon sont à Évreux, et qu’on a demandé au cardinal la clef de son appartement à Versailles. Cela est bien mauvais ; mais il a été si pleinement heureux toute sa vie qu’il fallait bien qu’il sentît un peu le mélange des biens et des maux. Pour moi, ma chère bonne, si je ne tremblais point toujours sous la main de la Providence, je goûterais à pleines voiles les plaisirs de l’espérance. Ce ne sont plus des mois que nous comptons, ce sont des semaines et bientôt des jours.Croyez, ma chère bonne, que si Dieu le permet, je vous embrasserai avec une joie bien parfaite. J’apprendrai plus de vos nouvelles lundi, car votre dernière est toute renfermée à celles de Versailles. Celle d’ici, c’est que mon pauvre fils a une petite lanterne  d’émotion, comme j’en eus cet hiver, qui l’a empêché d’aller aux États. Il prend de ma même tisane des capucins, que vous connaissez, dont je me suis si bien trouvée qu’il compte de pouvoir partir demain avec M. de Coulanges, car enfin il faut bien qu’ils soient au moins à la fin des États, et que le joli habit que vous avez si bien choisi paraisse et pare son homme.Coulanges est toujours trop aimable. Il nous manquera à Bâville, si quelque chose nous peut manquer. Larmechin est marié à une très bonne et jolie héritière de ce pays ; il devient Breton, et je ne fis jamais mieux que de faire revenir Beaulieu. Ma santé est parfaite, et ma jambe d’une bonté, d’une complaisance dont M. de Coulanges s’aperçoit tous les jours ; nous nous promenons matin et soir. Il me conte mille choses amusantes. Je souhaite que vous n’ayez parlé qu’à moi des petites trotteuses que vous ne daignâtes regarder ; vous aviez beaucoup de raison, mais l’orgueil ne sait point se faire justice. Je suis fort aise que vous ne me disiez rien de la santé de M. de Grignan ; il me semble que c’est bon signe. Je vous baise et vous embrasse très chèrement et très tendrement, ma très aimable bonne. DE COULANGES Me voici encore ici. Si je suivais mon inclination, il s’en faudrait bien que je partisse demain pour m’en aller dans le sabbat des États, mais cependant je partirai, parce que je les crois sur le point de finir, et qu’il faut que je m’en retourne par la voie par laquelle je suis venu. Eh bien ! vous avez bien fait des vôtres à Marly avec toutes ces pistoles jetées par terre ? Je suis assuré que cette aventure me serait revenue si j’avais été à Versailles, et qu’on m’aurait bien dit que vous étiez si transportée de vous voir en si bonne compagnie que vous ne saviez ce que vous faisiez. Ma belle Madame, laissez dire les méchantes langues, et allez toujours votre chemin. Ce n’est que l’envie qui fait parler contre vous ; c’est un grand crime à la cour que d’avoir plus de beauté et plus d’esprit que toutes les femmes qui y sont. Le Roi ne vous estimera pas moins, et n’en donnera pas moins à monsieur votre fils la survivance que vous lui demandez, pour avoir jeté deux pistoles par terre. Adieu, ma très belle. Vous aurez incessamment votre chère maman mignonne, aussi belle et aussi aimable que jamais. Elle partira sans faute de demain en trois semaines pour vous aller trouver. J’ai passé ici une quinzaine délicieuse.L’on ne peut assez louer toutes les allées des Rochers. Elles auraient leur mérite à Versailles ; c’est tout vous dire.

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