Lettres choisies

15. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, ce mercredi 21 octobre 1671. Mon Dieu, ma bonne, que votre ventre me pèse ! et que vous n’êtes pas seule qu’il fait étouffer !Le grand intérêt que je prends à votre santé me ferait devenir habile, si j’étais auprès de vous. Je donne des avis à la petite Deville qui feraient croire à Mme Moreau que j’ai eu des enfants. En vérité, j’en ai beaucoup appris depuis trois ans. Mais j’avoue qu’auparavant cela l’honnêteté et la préciosité d’un long veuvage m’avaient laissée dans une profonde ignorance ; je deviens matrone à vue d’œil. Vous avez M. de Coulanges présentement, qui vous aura bien réjoui le cœur ; mais vous ne l’aurez plus quand vous recevrez cette lettre. Je l’aimerai toute ma vie du courage qu’il a eu de vous aller trouver jusqu’à Lambesc ; j’ai fort envie de savoir des nouvelles de ce pays-là. Je suis accablée de celles de Paris ; surtout la répétition du mariage de Monsieur me fait sécher sur le pied. Je suis en butte à tout le monde, et tel qui ne m’a jamais écrit s’en avise, pour mon malheur, afin de me l’apprendre. Je viens d’écrire à l’abbé de Pont carré que je le conjure de ne m’en plus rompre la tête, et de la Palatine qui va quérir la princesse, et du maréchal du Plessis qui va l’épouser à Metz, et de Monsieur qui va consommer à Châlons, et du Roi qui les va voir à Villers-Cotterets ;qu’en un mot, je n’en veux plus entendre parler qu’ils n’aient couché et recouché ensemble ; que je voudrais être à Paris pour n’entendre plus de nouvelles ; qu’encore, si je me pouvais venger sur les Bretons de la cruauté de mes amis, je prendrais patience, mais qu’ils sont six mois à raisonner sans ennui sur une nouvelle de la cour, et à la regarder de tous les côtés, que pour moi, il me reste encore quelque petit air du monde,qui fait que je me lasse aisément de tous ces dits et redits. En effet, je me détourne des lettres où je crois qu’on m’en pourrait parler encore, et je me jette avidement et par préférence sur les lettres d’affaires. Je lus hier avec un plaisir extrême une lettre du bonhomme La Maison ; j’étais bien assurée qu’il ne m’en dirait rien. En effet, il ne m’en dit pas un mot, et salue toujours humblement Madame la Comtesse, comme si elle était encore à mes côtés. Hélas ! il ne m’en faudrait guère prier pour me faire pleurer présentement ; un tour de mail sur le soir en ferait l’office. À propos, il y a des loups dans mon bois ; j’ai deux ou trois gardes qui me suivent les soirs, le fusil sur l’épaule ; Beaulieu est le capitaine. Nous avons honoré depuis deux jours le clair de la lune de notre présence,entre onze heures et minuit. Nous vîmes d’abord un homme noir ; je songeai à celui d’ Auger, et me préparais déjà à refuser la jarretière. Il s’approcha, et il se trouva que c’était La Mousse. Un peu plus loin nous vîmes un corps blanc tout étendu.Nous approchâmes assez hardiment de celui-là ; c’était un arbre que j’avais fait abattre la semaine passée. Voilà des aventures bien extraordinaires ; je crains que vous n’en soyez effrayée en l’état où vous êtes. Buvez un verre d’eau, ma bonne. Si nous avions des sylphes à notre commandement, nous pourrions vous conter quelque histoire digne de vous divertir, mais il n’appartient qu’à vous de voir une pareille diablerie sans en pouvoir douter. Quand ce ne serait que pour parler à Auger, il faut que j’aille en Provence. Cette histoire m’a bien occupée et bien divertie ; j’en ai envoyé la copie à ma tante, dans la pensée que vous n’auriez pas eu le courage de l’écrire deux fois si bien et si exactement. Dieu sait quel goût je trouve à ces sortes de choses en comparaison des Renaudots, qui égayent leurs plumes à mes dépens. Il y a de certaines choses qu’on aimerait tant à savoir ! Mais de celles-là, pas un mot. Quand quelque chose me plaît, je vous le mande, sans songer que peut-être je suis un écho moi-même ; si cela était, ma bonne, il faudrait m’en avertir par amitié. J’écrivis l’autre jour à Figuriborum sur son ambassade. Il ne m’a point fait réponse ; je m’en prends à vous. Adieu, ma très aimable Comtesse. Je vous vois, je pense à vous sans cesse ; je vous aime de toute la tendresse de mon cœur et je ne pense point qu’on puisse aimer davantage.Mille amitiés aux Grignan, à proportion de ce que vous croyez qu’ils m’aiment. Cette règle est bonne, je m’en fie à vous. Mon Abbé est tout à vous et la belle Mousse.

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