Lettres choisies

66. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, dimanche matin 4èmefévrier 1685. Hormis la promptitude de la guérison, ma bonne, vous pouvez compter que vous m’avez guérie. Il est vrai que nous pensions au commencement que ce serait une affaire de quatre jours ; nous nous sommes trompés, voilà tout, et en voilà quinze. Mais enfin la cicatrice fait une fort bonne mine de vouloir s’avancer et, pour la presser encore davantage, nous ôtons l’huile,avec votre permission, car nous avons suivi vos ordres exactement,et nous mettons de l’onguent noir que vous avez envoyé, et qui ne nuira pas à la poudre de sympathie, pour fermer entièrement la boutique. Ôtez-vous donc de l’esprit tout ce grimaudage d’une femme blessée d’une grande plaie ; elle est très petite,aussi bien que l’outil dont se sert votre frère. Rectifiez votre imagination sur tout cela. Ma jambe n’est ni enflammée, ni enflée.J’ai été chez la princesse, je me suis promenée ; je n’ai point l’air malade. Regardez donc votre bonne d’une autre manière que comme une pauvre femme de l’hôpital. Je suis belle, je ne suis point pleureuse comme dans ce griffonnage. Enfin, ma bonne,ce n’est plus par là qu’il me faut plaindre, c’est d’être bien loin de vous, c’est de n’être que métaphysiquement de toutes vos parties, c’est de perdre un temps si cher. Comme on pense beaucoup en ce pays, on avale quelquefois des amers moins agréables que les vôtres. Je reprends des forces et du courage, et j’en ai,ma bonne, quoi qu’en veuille dire le Chevalier. Voilà l’état de mon âme et de mon corps. Je vous dis les choses comme elles sont, ma chère bonne, et il faut que je sois bien persuadée de votre parfaite amitié pour vous faire cet étrange détail au milieu de Versailles, où vous êtes assurément, ma bonne. La tendresse que j’ai pour vous est toute naturelle. Elle est à sa place, elle est fondée sur mille bonnes raisons, mais celle que vous avez pour moi est toute merveilleuse, toute rare, toute singulière ; il n’y en a quasi pas d’exemple, et c’est ce qui fait aussi cette grande augmentation de mon côté, qui n’est que trop juste. Mme de La Fayette vous a vue ;elle me mande que vous fîtes de Mlle d’ Alérac comme de notre chien (hélas ! notre beau chien, vous en souvient-il ?),et que vous causâtes fort ensemble, qu’elle est engouée de vous(c’est son mot), que vous êtes parfaite, hormis que vous êtes trop sensible. Voilà votre défaut ; elle vous en gronda. Voilà comme mes amies reçoivent vos visites et sont contentes de vous,car Mme de Lavardin m’en écrivit encore une grande feuille. Tout cela vous fait souvenir de moi, ma très chère, et cette bonne duchesse de Chaulnes. Vous me marquez si bien les divers tons de ceux qui m’ont souhaitée dans ma chambre que je les ai tous reconnus. Ma bonne, j’ai été triste de n’être point à ce souper pour vous faire les honneurs de cet appartement. La compagnie était bonne et gaie. M. de Coulanges ne trouva pas assez de haut goût ni de ragoût pour son goût usé et débauché ; cela était trop héroïque pour Monsieur de Troyes et pour lui. Il avoue pourtant que le repas était beau et bon et fort gai. Hélas ! ma santé n’est pas digne d’être si souvent et si bien célébrée. Il me paraît que M. de Lamoignon connaît bien le mérite de la bonne femme Carnavalet ; vous ne sauriez trop ménager un tel ami. Je suis ravie de la joie qu’ils ont de cette place du Conseil, mais je suis affligée de cette cruelle néphrétique qui accable ce pauvre homme à tout moment.Point de jours sûrs ; c’est un rabat-joie continuel. Je trouve bien plaisant tout le petit tracas de l’hôtel de Chaulnes. Je ne crois point la duchesse jalouse ; je doute que cette belle amitié qu’elle a pour moi lui permît de m’en faire confidence. Le petit Coulanges est fort plaisant sur tout cela. J’admire comme lui sainte Grignette, et comme il y a des gens qui ont une sorte d’esprit pour venir à leurs fins où d’autres ne sauraient pas faire un pas.Je vous remercie de vos nouvelles. Je ne vois point d’où vient la disgrâce de Flamarens à l’égard de Monsieur ; je ne crois pas que notre bon maréchal d’Estrades fasse de grandes intrigues dans cette cour très orageuse. Dieu conserve votre santé comme vous me la dépeignez, ma bonne ! Je crois les bouillons de chicorée fort bons ; j’en prendrai. Ne négligez point vos amers ; c’est votre vie. Je doute que vous vous serviez de la poudre de sympathie pour votre côté ; vous n’avez point encore voulu essayer du baume. Je vous ai mandé que la Marbeuf s’est ressuscitée ;voilà une succession qui vous est échappée. Il faut écrire sur sa maladie et sur les poulardes. Dites-moi si elles sont bonnes ;on les trouve excellentes en ce pays-ci. Je ne puis souffrir que Rhodes ait vendu sa charge, si ancienne dans sa maison. Vous aurez donc le plaisir de voir le Doge, et de n’avoir point cette guerre.C’est comme si la République venait, mais qui peut résister aux volontés de Sa Majesté ? Il me semble que j’aurais encore été aujourd’hui à votre dîner chez Gourville ; toute la case de Pomponne ne m’aurait pas chassée. Jamais, ma chère Comtesse, vous n’avez passé un hiver qui me convînt tant. J’envie et je regrette tous vos plaisirs, mais bien plus celui de vous voir, ma bonne, et d’être avec vous, et de jouir de cette chère amitié qui fait toutes mes délices. À cinq heures du soir. Mon fils vient de voir ma jambe. En vérité, ma bonne, je la trouve fort bien. Il vous le va dire, et hors la promptitude de quatre jours, on ne peut pas dire que je ne sois guérie par la sympathie ; vous pouvez embrasser le Marquis. Mon fils vient de mettre cet onguent noir pour faire la cicatrice, car il n’y a plus que cela à faire, et nous gardons précieusement le reste de la poudre pour quelque chose de plus grande importance. Et croyez, ma chère bonne, que je ne m’en dédirai point : c’est vous qui m’avez guérie ; l’air du miracle n’y a pas été, voilà tout. Je viens de me promener.Ôtez-vous de l’esprit que je sois malade ni boiteuse ; je suis en parfaite santé. Je me réjouis de celle du Chevalier. C’est toujours beaucoup d’en avoir la moitié ; il n’était pas si riche l’année passée. Votre belle-sœur vous prie de mander s’il y a quelque chose de changé à la façon des manteaux et à la coiffure ; elle vous révère. Embrassez M. de Grignant tendrement. Le Bien Bon est tout à vous deux. Il n’écrit jamais de moi parce que ce sont des affaires et des calculs qui lui font oublier sa pauvre nièce. Je demande au Marquis et à Mlle d’ Alérac s’ils savent bien quel est le mois de l’année où les Bretons boivent le moins ; ce serait curieux. Ma chère bonne, je baise vos deux bonnes joues, et vous embrasse avec une extrême tendresse. Ne soyez plus du tout en peine de moi, et n’en parlez plus du tout. Est-ce Monsieur de Carcassonne qui sera député ? quand viendront les prélats ? DE CHARLES DE SEVIGNE À cinq heures du soir, dimanche. Le pieux Énée vient de panser sa mère. La poudre de sympathie n’a point fait son miracle, mais elle nous a mis en état que l’onguent noir que vous nous avez envoyé achèvera bientôt ce qui reste à faire. Ainsi la sympathie et l’onguent noir auront l’honneur conjointement de cette guérison tant souhaitée. Si vous avez bien envie d’embrasser le señor Marques, vous le pouvez faire tandis qu’il a encore un nez et des oreilles ; une autre fois qu’il n’expose pas si témérairement ces membres. Adieu, ma petite sœur. Je fais toujours mille compliments remplis de contrition à M. de Grignan, et vous supplie de sauver ma princesse des fureurs du Troyen. Pour ma petite sœur.

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