Lettres choisies

58. – À Guitaut

À Nantes, ce samedi 18ème mai1680. Je me suis contentée de savoir que madame votre femme était accouchée heureusement et de m’en réjouir en moi-même, car pour vous faire un compliment sur la naissance d’une centième fille, je pense que vous ne l’avez pas prétendu. De quoi guérira-t-elle, celle-ci ? car la septième a quelque vertu particulière, ce me semble. Tout au moins, elle doit guérir de toutes les craintes que l’on a pour quelque chose d’unique. Mon exemple, et la pitié que je vous fais, vous font trouver délicieux d’être tiré de ces sortes de peines par la résignation et la tranquillité que vous devez avoir pour la conservation de cette jeune personne. Ce n’est pas de même chez nous ; mon pauvre cœur est quasi toujours en presse, surtout depuis cette augmentation d’éloignement. Il semble qu’il y ait de la fureur à n’avoir pas été contente de cent cinquante lieues et que, par malice, j’aie voulu en ajouter encore cent : les voilà donc.Et vous, Monsieur, qui savez si bien vous sacrifier pour vos affaires et satisfaire à certains devoirs d’honneur et de conscience, vous comprendrez mieux qu’un autre les raisons de ce voyage. Je veux faire payer ceux qui me doivent afin de payer ceux à qui je dois ; cette pensée me console de tous mes ennuis. Je reçois deux jours plus tard les lettres de ma fille. Elle me mande qu’elle est mieux, qu’elle n’a point de mal à la poitrine. Ce qui me persuade, c’est que Montgobert me mande les mêmes choses. Elle est sincère et je m’y fie ; ma fille a trop d’envie de me donner du repos pour espérer d’elle une vérité si exacte. Elle a quelques rougeurs au visage ; c’est cet air terrible de Grignan. Je ne vois rien de clair sur son retour ;cependant je fais ajuster son appartement dans notre Carnavalet, et nous verrons ce que la Providence a ordonné, car j’ai toujours,toujours, cette Providence dans la tête ; c’est ce qui fixe mes pensées et qui me donne du repos, autant que la sensibilité de mon cœur le peut permettre, car on ne dispose pas toujours a son gré de cette partie. Mais au moins je n’ai pas à gouverner en même temps et mes sentiments et mes pensées. Cette dernière chose est soumise à cette volonté souveraine, c’est là ma dévotion, c’est là mon scapulaire, c’est là mon rosaire, c’est là mon esclavage de la Vierge. Et si j’étais digne de croire que j’ai une voie toute marquée, je dirais que c’est là la mienne. Mais que fait-on d’un esprit éclairé et d’un cœur de glace ? Voilà le malheur, et à quoi je ne sais d’autre remède que de demander à Dieu le degré de chaleur si nécessaire, mais c’est lui-même qui nous fait demander comme il faut. Je ne veux pas pousser plus loin ce chapitre, dont j’aime à parler ; nous en discourrons peut-être quelque jour. J’ai vu M. Rouillé. Il est extrêmement content de vous, de madame votre femme, de votre château et de votre bonne chère. Il me loua fort aussi d’une lettre que vous lui avez montrée et qu’il m’a assurée qui était fort bien écrite. J’en suis toujours étonnée ; j’écris si vite que je ne le sens pas.Il me parla beaucoup de Provence. C’est un bon et honnête homme, et d’une grande probité. Je voudrais qu’il y retournât ; j’en doute fort. Quand je l’entends parler à l’infini, et répondre souvent à sa pensée, je ne puis oublier ce qu’on a dit de lui, que c’était une clé dans une serrure, qui tourne, qui fait du bruit, et qui ne saurait ouvrir ni à droit ni à gauche ; cette vision est plaisante. Franchement la serrure est brouillée fort souvent,mais cela n’est point essentiel, et il vaut mieux qu’un autre. J’ai ici le bon Abbé, qui vous honore toujours tendrement et Mme de Guitaut, car nous sommes touchés de son mérite, et c’est une marque du nôtre. Nous sommes venus sur labelle Loire avec des commodités infinies. J’avais soin de lui faire porter une petite cave pleine du meilleur vin vieux de notre Bourgogne. Il prenait cette boisson avec beaucoup de patience, et quand il avait bu, nous disions le pauvre homme, car j’avais aussi trouvé l’invention de lui faire manger du potage et du bouilli chaud dans le bateau. Il mérite bien que j’aie toute cette application pour un voyage où il vient, à son âge, avec tant de bonté. Je l’ai remis entre les mains du vin de Grave, dont il s’accommode fort bien. Je reçois présentement mes lettres de Paris.On me mande que l’intendant de M. de Luxembourg est condamné aux galères, qu’il s’est dédit de tout ce qu’il avait dit contre son maître ; voilà un bon ou un mauvais valet. Pour lui, il est sorti de la Bastille plus blanc qu’un cygne ; il est allé pour quelque temps à la campagne. Avez-vous jamais vu des fins et des commencements d’histoires comme celles-là ? Il faudrait faire un petit tour en litière sur tous ces événements. Ma fille m’écrit du 8ème de ce mois. Elle me mande qu’elle se porte fort bien, que sa poitrine ne lui fait aucun mal. Celui de la belle duchesse de Fontanges est quasi guéri par le moyen du prieur de Cabrières. Voyez un peu quelle destinée ! Cet homme que je compare au médecin forcé, qui faisait paisiblement des fagots, comme dans la comédie, se trouve jeté à la cour par un tourbillon qui lui fait traiter et guérir la beauté la plus considérable qui soit à la cour. Voilà comme les choses de ce monde arrivent. Adieu, Monsieur, adieu, mon très cher Monsieur ; aimez-moi toujours. Et vous, Madame, souffrez que je vous embrasse au milieu de toutes vos filles. Vous ne me dites rien de la Beauté ni de la Très Bonne ; pensez-vous que j’oublie jamais tout cela ? La M. de Sévigné.

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