Lettres choisies

59. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, dimanche 14ème juillet1680. Enfin, ma bonne, j’ai reçu vos deux lettres à la fois. Ne m’accoutumerai-je jamais à ces petites manières de peindre de la poste ? et faudra-t-il que je sois toujours gourmandée par mon imagination ? Ma bonne, il faut dire toutes ses sottises. La pensée du moment où je saurai le oui ou le non d’avoir ou de n’avoir pas de vos nouvelles me donne une émotion dont je ne suis point du tout la maîtresse. Ma pauvre machine en est tout ébranlée, et puis je me moque de moi. C’était la poste de Bretagne qui s’était fourvoyée pour le paquet de Dubut uniquement,car j’avais reçu toutes celles dont je ne me soucie point. Voilà un trop grand article. Ce même fonds me fait craindre mon ombre toutes les fois que votre amitié est cachée sous votre tempérament ;c’est la poste qui n’est pas arrivée. Je me trouble, je m’inquiète,et puis j’en ris, voyant bien que j’ai eu tort.M. de Grignan, qui est l’exemple de la tranquillité qui vous plaît, serait fort bon à suivre si nos esprits avaient le même cours et que nous fussions jumeaux. Mais il me semble que je me suis déjà corrigée de ces sottes vivacités, et je suis persuadée que j’avancerai encore dans ce chemin où vous me conduisez en me persuadant bien fortement que le fonds de votre amitié pour moi est invariable. Je souhaite de mettre en œuvre toutes les résolutions que j’ai prises sur mes réflexions ; je deviendrai parfaite sur la fin de ma vie. Ce qui me console du passé, ma très chère et très bonne, c’est que vous en voyez le fonds : un cœur trop sensible, un tempérament trop vif et une sagesse fort médiocre.Vous me jetez tant de louanges au travers de toutes mes imperfections que c’est bien moi qui ne sais qu’en faire, je voudrais qu’elles fussent vraies et prises ailleurs que dans votre amitié. Enfin, ma très chère, il faut se souffrir, et l’on peut quasi toujours dire, en comparaison de l’éternité : Vous n’avez plus guère à souffrir, comme dit la chanson. Je suis effrayée comme la vie passe. Depuis lundi, j’ai trouvé les jours infinis à cause de cette folie de lettres. Je regardais ma pendule, et prenais plaisir à penser : voilà comme on est quand on souhaite que cette aiguille marche. Et cependant elle tourne sans qu’on la voie, et tout arrive. Il y eut hier neuf mois que je vous menai à ce corbillards. Il y a des pensées qui me font mal ; celle-là est amère, et mes larmes l’étaient aussi. Je suis bien aise présentement de cette avance ; elle m’approche un temps que je souhaite avec beaucoup de passion. Plût à Dieu que votre séjour eût été plus utile à vos affaires, ou que je pusse faire un meilleur personnage que celui de désirer simplement ! Je ne vous conseille point de toucher à l’argent de votre pension ; il est entre les mains de Rousseau. Si vous aviez mille francs à envoyer, j’aimerais mieux réparer ceux que nous y avons pris, afin que les huit mille francs fussent complets et que Rousseau les mît aux gabelles pour produire de l’intérêt, en attendant que ce vilain Labaroire ait achevé ses procédures. Mais ne vous pressez point d’en envoyer d’autres ;rien ne presse. Donnez-vous quelque repos, puisqu’on vous en donne.Votre petit bâtiment est fort bien. Bruan est venu voir cette cheminée, qui faisait peur à Dubut ; il a dit qu’il n’y a rien à craindre. Nous faisons mettre la croisée et le parquet de la chambre, et tourner le cabinet comme il doit être sans y faire encore autre chose ; vous nous direz vos volontés. Ne pensez point à cette dépense ; elle est insensible et ne passe point l’argent que j’ai à vous. J’ai reçu un dernier billet de Mlle de Méri, tout plein de bonne amitié ; elle me fait une pitié étrange de sa méchante santé. Elle a bien vu qu’elle n’avait pas toute la raison, c’est assez ; je voudrais bien que vous ne lui eussiez rien dit qui la pût fâcher. Je ne comprends pas que mes lettres puissent divertir ce Grignan, où il trouve si souvent des chapitres d’affaires, de réflexions tristes, des réflexions sur la dépense.Que fait-il de tout cela ? Il faut qu’il saute par-dessus pour trouver un endroit qui lui plaise. Cela s’appelle des landes en ce pays-ci ; il y en a beaucoup dans mes lettres avant que de trouver la prairie. Vous avez ri de cette personne blessée dans le service ; elle l’est à un point qu’on la croit invalide. Elle ne fait point le voyage et s’en va dans notre voisinage de Livry bien tristement. À propos, le bon Païen est mort des blessures que lui firent ses voleurs. Nous avions toujours cru que c’était une illusion. Quoi ? dans cette forêt si belle, si traitable, où nous nous promenons si familièrement avec un petit bâton et Louison ! Voilà pourtant qui doit nous la faire respecter ; nous trouvions plaisant qu’elle fût la terreur des Champenois et des Lorrains. On me mande qu’il y a quelque chose entre le Roi et Monsieur, que Madame la Dauphine et Mme de Maintenon y sont mêlées, mais qu’on ne sait encore ce que c’est. Là-dessus je fais l’ entendue dans ces bois, et je trouve plaisant que cette nouvelle me soit venue tout droit et que je vous l’aie envoyée ; ne l’avez-vous point sue d’ailleurs ? Mme de Coulanges vous écrira volontiers tout ce qu’elle saura, mais elle ne sera pas si bien instruite. Monsieur le Prince va au voyage, et cette petite princesse de Conti, qui est méchante comme un petit aspic pour son mari, demeure à Chantilly auprès de Madame la Duchesse.Cette école est excellente et l’esprit de Mme de Langeron doit avoir l’honneur de ce changement. Je ne crois point que Monsieur d’ Apt en puisse faire un au syndicat du Coadjuteur ; il aura bientôt aplani toutes les difficultés. Vous aurez bientôt vos deux prélats avec le petit Coulanges, qui veut aller à Rome avec le cardinal d’ Estrées.Vous êtes une si bonne compagnie à Grignan, vous avez une si bonne chère, une si bonne musique, un si bon petit cabinet que, dans cette belle saison, ce n’est pas une solitude, c’est une république fort agréable, mais je n’y puis comprendre la bise et les horreurs de l’hiver. Vous me dites des merveilles de votre santé,vous dites que vous avez bon visage, c’est-à-dire que vous êtes belle, car votre beauté et votre santé tiennent ensemble. Je suis trop loin pour entrer dans un plus grand détail, mais je ne puis manquer en vous conjurant, ma très bonne, de ne point abuser de cette santé, qui est toujours bien délicate. Ne vous donnez point la liberté d’écrire autant que vous faisiez ; c’est une mort,c’est une destruction visible de votre pauvre personne. Et pour qui ? pour les gens du monde qui souhaitent le plus votre conservation ! Cette pensée me revient toujours. Pour moi, je vous le dis, j’aime passionnément vos lettres. Tout m’en plaît,tout m’en est agréable ; votre style est parfait, mais ma tendresse me fait encore mieux aimer votre santé et votre repos ; je crois que c’est un effet naturel, puisque je le sens. J’ai regret que Montgobert ne soit plus votre secrétaire ; vous avez la peine de relire et de corriger les autres. Laissez-moi déchiffrer l’allemand, à tout hasard ;vous me renvoyez à un bon secours. Montgobert ne me mande point qu’elle soit mal avec vous. Elle me dit que vous vous portez bien et me dit des folies sur ce chapelet. Elle remercie mes femmes de chambre de m’avoir mis le derrière dans l’eau, et me conte la jolie vie que vous faites. Je lui écris sur le même ton. Mes filles ont été ravies de votre approbation. Elles tremblaient de peur, mais voyant que vous êtes fort aise qu’elles se moquent de moi, Marie dit : « Bon, bon, nous allons bien tremper Madame. »Il est vrai que jamais il n’y eut une telle sottise. Vous pouvez croire, après cela, que si quelqu’un entreprenait de me mander que vous n’êtes point ma fille, il ne serait pas trop impossible de me le persuader. Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin ; voilà les bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures, comme le potier : il en choisit, il en rejette. Ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver sa justice, car il n’y a point d’autre justice que sa volonté. C’est la justice même, c’est la règle même. Et après tout,que doit-il aux hommes ? que leur appartient-il ? rien du tout. Il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu’il sauve par son fils.Jésus-Christ le dit lui-même : Je connais mes brebis ; je les mènerai paître moi-même ; je n’en perdrai aucune. Je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses apôtres, ce n’est pas vous qui m’avez choisi. Je trouve mille passages sur ce ton ;je les entends tous. Et quand je vois le contraire, je dis :c’est qu’ils ont voulu parler communément. C’est comme quand on dit que Dieu s’est repenti, qu’il est en furie ; c’est qu’ils parlent aux hommes. Et je me tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu,comme un maître, comme un souverain créateur et auteur de l’univers, et comme un être très parfait comme dit votre père. Voilà mes petites pensées respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules et qui ne m’ôtent point l’espérance d’être du nombre choisi, après tant de grâces qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout cela ; pourquoi m’en parlez-vous ? ma plume va comme une étourdie. Je vous envoie la lettre du pape. Serait-il possible que vous ne l’eussiez point ? Je le voudrais. Vous verrez un étrange pape. Comment ? il parle en maître ;vous diriez qu’il est le père des chrétiens. Il ne tremble point,il ne flatte point ; il menace. Il semble qu’il veuille sous-entendre quelque blâme contre Monsieur de Paris. Voilà un homme étrange. Est-ce ainsi qu’il prétend se raccommoder avec les jésuites ? et après avoir condamné soixante-cinq propositions,ne devait-il pas filer plus doux ? J’ai encore dans la tête le pape Sixte. Je voudrais bien que quelque jour vous voulussiez lire cette Vie ; je crois qu’elle vous arrêterait. Je lis L’Arianisme. Je n’en aime ni l’auteur ni le style, mais l’histoire est admirable ; c’est celle de tout l’univers. Elle tient à tout ; elle a des ressorts qui font agir toutes les puissances. L’esprit d’ Arius est une chose surprenante, et de voir cette hérésie s’étendre par tout le monde. Quasi tous les évêques en étaient ; le seul saint Athanase soutient la divinité de Jésus-Christ. Ces grands événements sont dignes d’admiration. Quand je veux nourrir mon esprit et ma pauvre âme, j’entre dans mon cabinet, et j’écoute nos frères et leurs belles morales, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. Je me promène beaucoup. Je me sens fort souvent de mes petits cabinets. Rien n’est si nécessaire en ce pays ; il y pleut continuellement. Je ne sais comme nous faisions autrefois ; les feuilles étaient plus fortes, ou la pluie plus faible. Enfin, je n’y suis plus attrapée. Vous dites mille fois mieux que M. de La Rochefoucauld, et vous en sentez la preuve : Nous n’avons pas assez de raison pour employer toute notre force. Il serait honteux, ou du moins l’aurait dû être de voir qu’il n’y avait qu’à retourner sa maxime pour la faire beaucoup plus vraie. Langlade n’est pas plus avancé qu’il était dans le pays de la fortune. Il a fait la révérence au pied de la lettre, et puis c’est tout. Cet article était bien malin dans la Gazette . Langlade est toujours fort bien avec M. de Marsillac. Vous me demandez, ma bonne, ce qui a fait cette solution de continuité entre La Fare et Mme de La Sablière. C’est la bassette ; l’eussiez-vous cru ? C’est sous ce nom que l’infidélité s’est déclarée ; c’est pour cette prostituée de bassette qu’il a quitté cette religieuse adoration.Le moment était venu que cette passion devait cesser et passer même à un autre objet. Croirait-on que ce fût un chemin pour le salut de quelqu’un que la bassette ? Ah ! c’est bien dit ; il y a cinq cent mille routes où il est attaché. Elle regarda d’abord cette distraction, cette désertion ; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire. Enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait et ce corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si brillant, elle prend sa résolution. Je ne sais ce qu’elle lui a coûté, mais enfin,sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement sans vouloir le confondre, elle s’est éclipsée elle-même, et sans avoir quitté sa maison où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu’elle renonçait à tout, elle setrouve si bien aux Incurables qu’elle y passe quasi toute sa vie,sentant avec plaisir que son mal n’était pas comme ceux des malades qu’elle sert. Les supérieurs de cette maison sont charmés de son esprit ; elle les gouverne tous. Ses amis la vont voir ;elle est toujours de très bonne compagnie. La Fare joue à la bassette : Et le combat finit faute de combattants. Voilà la fin de cette grande affaire qui attirait l’attention de tout le monde ; voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme. Elle n’a point dit les bras croisés : « J’attends la grâce. » Mon Dieu, que ce discours me fatigue ! eh, mort de ma vie ! elle saura bien vous préparer les chemins, les tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l’orgueil, les chagrins, les malheurs, les grandeurs. Tout sert, et tout est mis en œuvre par ce grand ouvrier qui fait toujours infailliblement tout ce qui lui plaît. Comme j’espère que vous ne ferez pas imprimer mes lettres, je ne me servirai point de la ruse de nos frères pour les faire passer. Ma bonne, cette lettre devient infinie ; c’est un torrent retenu que je ne puis arrêter.Répondez-y trois mots, et conservez-vous et reposez-vous, et que je puisse vous revoir et vous embrasser de tout mon cœur ; c’est le but de mes désirs. Je ne comprends pas le changement de goût pour l’amitié solide, sage et bien fondée, mais pour l’amour,ah ! oui, c’est une fièvre trop violente pour durer. Adieu, ma très chère bonne. Adieu, Monsieur le Comte. Je suis à vous ; embrassez-moi tant que vous voudrez.Que j’aime Mlles de Grignan de parler et de se souvenir de moi ! Je baise les petits enfants. J’aime et honore bien la solide vertu de Mlle de Grignan. Mon fils me mande qu’après que le Roi l’aura vu à la tête de la compagnie, il viendra ici. Cela va au milieu du mois qui vient. Le Bien Bon dit, pour votre cheminée,qu’il lui semble qu’il ne faut qu’un chambranle autour de l’ouverture de la cheminée, avec une gorge au-dessus, couronnée d’une petite corniche pour porter des porcelaines, le tout ne montant qu’à six pieds pour mettre au-dessus un tableau, et que la cheminée n’avance que de six à huit pouces au plus, et la profondeur de la cheminée prise en partie dans le mur. Vous avez plusieurs de ces dessins-là chez vous. Prenez garde que votre cheminée n’ait pas plus de cinq pieds d’ouverture et trois pieds quatre pouces de hauteur. Il baise très humblement vos mains. Nous ne mettons point pierre sur pierre à nos petits vermillons ; c’est du bois, dont nous avons beaucoup. Adieu, ma très chère et très loyale ; j’aime fort ce mot. Ne vous ai-je pas donné du cordialement ? Nous épuisons tous les mots. Je vous parlerai une autre fois de votre hérésie. Je suis entièrement à vous, ma très aimable et très chère. Notre bon Abbé vient de traduire fort habilement cette lettre qu’on nous avait envoyée en latin. Il se moque de moi, et dit que vous l’avez et que je suis ridicule.Mandez-moi ce qui en est. Je trouve cette lettre admirable.

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