Lettres choisies

27. – À Madame de Grignan

À Paris, vendredi 14ème juin1675. C’est au lieu d’aller dans votre chambre, ma bonne, que je vous entretiens. Quand je suis assez malheureuse pour ne vous avoir plus, ma consolation toute naturelle, c’est de vous écrire, de recevoir de vos lettres, de parler de vous et de faire quelques pas pour vos affaires. Je passai hier l’après-dîner avec notre Cardinal ; vous ne sauriez jamais deviner de quoi nous parlons quand nous sommes ensemble. Je recommence toujours à vous dire que vous ne sauriez trop l’aimer et l’honorer. Vous êtes trop heureuse d’avoir renouvelé si solidement dans son cœur toute l’inclination et la tendresse naturelle qu’il avait déjà pour vous.Nous vous prions tous deux de ne point perdre courage dans vos affaires. Ne jetez point le manche après la cognée, comme on dit ; ayez quelque application à retrancher un bel air d’abondance, qui est chez vous, qui est fort indifférent à ceux qui le font, et fort préjudiciable à ceux qui le payent. Quand on croit que vous ne vous en souciez pas, on garde peu de mesure, et cela va loin. Au nom de Dieu, soutenez-vous, et croyez que les arrangements de la Providence sont quelquefois bien contraires à ce que nous pensons. Mandez-moi comme vous vous portez de l’air de Grignan, s’il vous a déjà bien dévorée, si vous avez le teint gâté,si vous dormez mal, enfin comme vous êtes, et comme je me dois représenter votre jolie personne. Votre portrait est très aimable,mais beaucoup moins que vous, sans compter qu’il ne parle point.Pour moi, n’en soyez point en peine. Ma règle, présentement, est d’être déréglée ; je n’en suis point malade. Je dîne tristement ; je suis ici jusqu’à cinq ou six heures. Le soir je vais, quand je n’ai point d’affaires, chez quelqu’une de mes amies ; je me promène selon les quartiers. Nous voici dans les saluts. Et je fais tout céder au plaisir d’être avec Monsieur le Cardinal. Je ne perds aucune des heures qu’il me peut donner ;il m’en donne beaucoup. J’en sentirai mieux son départ et son absence ; il n’importe, je ne songe jamais à m’épargner. Après vous avoir quittée, je n’ai plus rien à craindre. J’irais un peu à Livry, sans lui et vos affaires, mais je mets les choses au rang qu’elles doivent être, et ces deux choses sont bien au-dessus de mes fantaisies. La Reine fut voir Mme de Montespan à Clagny, le jour que je vous avais dit qu’elle l’avait prise en passant. Elle monta dans sa chambre ; elle y fut une demi-heure. Elle alla dans celle de M. du Vexin, qui était un peu malade, et puis emmena Mme de Montespan à Trianon,comme je vous l’avais mandé. Il y a des dames qui ont été à Clagny.Elles trouvèrent la belle si occupée des ouvrages et des enchantements que l’on fait pour elle que, pour moi, je me représente Didon qui fait bâtir Carthage ; la suite de l’histoire ne se ressemblera pas. M. de La Rochefoucauld m’a fort priée de vous assurer de son service ; Mme de La Fayette vous embrasse. Nous craignons bien ici que vous n’ayez tout du long Madame la Grande Duchesse. On lui prépare ici une prison à Montmartre, dont elle serait effrayée, si elle n’espérait point de la faire changer ; c’est à quoi elle sera attrapée. Ils sont ravis en Toscane d’en être défaits. Mme de Sully est partie ; Paris devient fort désert. Je voudrais déjà en être dehors. Je dînai hier avec le Coadjuteur chez Monsieur le Cardinal ; je le chargeai de vous faire l’histoire ecclésiastique. Monsieur Joly prêcha à l’ouverture, mais comme il ne se servit que d’une vieille évangile et qu’il ne dit que de vieilles vérités, son sermon parut vieux. Il y aurait de belles choses à dire sur cet article. La Reine a dîné aujourd’hui aux Carmélites du Bouloi, avec Mme de Montespan et Mme de Fontevrault ; vous verrez de quelle hauteur se tournera cette amitié. On dit que M. de Turenne reconduit les ennemis quasi jusque dans leur logis ; il est assez avant dans leur pays. Voilà un si gros paquet de M. d’ Hacqueville que c’est se moquer que de vouloir vous apprendre quelque chose aujourd’hui. J’ai le cœur bien pressé de M. le cardinal de Retz. Je le vois souvent et longtemps, et cela même augmente ma tristesse ; il sort d’ici. Il s’en va demain. Je ferai ce soir mon paquet chez lui. Je n’ai point encore reçu vos lettres. Croyez, ma chère bonne, qu’il n’est pas possible d’aimer plus que je vous aime ; je ne suis animée que de ce qui a quelque rapport à vous. Mme de Rochebonne m’a écrit très tendrement ; elle me conte avec quels sentiments vous reçûtes et vous lûtes mes lettres à Lyon. Vous êtes donc quelquefois faible aussi bien que moi, ma très aimable enfant. Embrassez M. de Grignan pour moi, et vos pichons. J’aurais bien des baisemains à vous faire, si je voulais vous dire tous ceux qu’on me fait pour vous. Mlle de Méri a trouvé une très jolie petite maison dans ce quartier.

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