Lettres choisies

16. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, ce mercredi 2èmedécembre 1671. Enfin, ma bonne, après les premiers transports de ma joie, j’ai trouvé qu’il me faut encore vendredi des lettres de Provence, pour me donner une entière satisfaction. Il arrive tant d’accidents aux femmes en couches, et vous avez la langue si bien pendue, à ce que me dit M. de Grignan, qu’il me faut pour le moins neuf jours de bonne santé pour me faire partir joyeusement. J’aurai donc mes lettres de vendredi, et puis je partirai, et je recevrai celles de l’autre vendredi à Malicorne. Je suis tout étonnée de ne plus trouver sur mon cœur, ni le jour, ni la nuit, ce caillou que vous y aviez mis par l’inquiétude de votre accouchement. Je me trouve si heureuse que je ne cesse d’en remercier Dieu ; je n’espérais point d’en être si tôt quitte.J’ai reçu des compliments sans nombre et sans mesure, et du côté de Paris par mille lettres, et du côté de la Bretagne. On a bu la santé du petit bambin à plus d’une lieue autour d’ici. J’ai donné de quoi boire ; j’ai donné à souper à mes gens, ni plus ni moins que la veille des Rois. Mais rien ne m’a été plus agréable que le compliment de Pilois, qui vint le matin, avec sa pelle sur le dos, et me dit : « Madame, je viens me réjouir, parce qu’on m’a dit que Madame la Comtesse était accouchée d’un petit gars. » Cela vaut mieux que toutes les phrases du monde.M. de Montmoron est couru ici. Entre plusieurs propos, on a parlé de devises ; il y est très habile. Il dit qu’il n’a jamais vu en aucun lieu celle que je conseille à Adhémar. Il connaît celle de la fusée avec le mot : da l’ ardore l’ ardire, mais ce n’est pas cela. L’autre est plus parfaite, à ce qu’il dit : Che pera, pur che s’ inalzi. Soit qu’elle vienne de chez moi, ou d’ailleurs, il la trouve admirable. Mais que dites-vous de M. de Lauzun ? Vous souvient-il quelle sorte de bruit il faisait il y a un an ? Qui nous eût dit :« Dans un an il sera prisonnier », l’eussions-nous cru ? Vanité des vanités ! et tout est vanité. On dit que la nouvelle Madame n’est point du tout embarrassée de la grandeur de son rang. On dit qu’elle ne fait pas cas des médecins et encore moins des médecines. On vous mandera comme elle est faite. Quand on lui présenta son médecin, elle dit qu’elle n’en avait que faire, qu’elle n’avait jamais été ni saignée, ni purgée ; quand elle a quelque incommodité, elle se promène et s’en guérit par l’exercice : Lasciamo la andar,che fara buon viaggio. Vous voyez bien, ma bonne, que je vous écris comme à une femme qui sera dans son vingt-deux ou vingt-troisième jour de couche. Je commence même à croire qu’il est temps de faire souvenir M. de Grignan de la parole qu’il m’a donnée.Enfin songez que voici la troisième fois que vous accouchez au mois de novembre ; ce sera au mois de septembre cette fois si vous ne le gouvernez. Demandez-lui cette grâce en faveur du joli présent que vous lui avez fait. Voici encore un autre raisonnement. Vous avez beaucoup plus souffert que si on vous avait rouée ; cela est certain. Ne serait-il point au désespoir, s’il vous aime,d’être cause que tous les ans vous souffrissiez un pareil supplice ? Ne craint-il point, à la fin, de vous perdre ?Après toutes ces bonnes raisons, je n’ai plus rien à dire, sinon que, par ma foi, je n’irai pas en Provence si vous êtes grosse ; je souhaite que ce lui soit une menace. Pour moi,j’en serais désespérée, mais je soutiendrai la gageure ; ce ne sera pas la première fois que je l’aurai soutenue. Adieu, divine Comtesse. Je baise le petit enfant, je l’aime tendrement, mais j’aime bien madame sa mère et,de longtemps, ce degré ne lui passera par-dessus la tête. J’ai fort envie de savoir de vos nouvelles, de celles de l’Assemblée, de l’effet de votre baptême. Un peu de patience et je saurai tout,mais vous savez, ma bonne, que c’est une vertu qui n’est guère à mon usage. J’embrasse M. de Grignan et les autres Grignan. Mon Abbé vous honore, et La Mousse.

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