Lettres choisies

73. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, mercredi 15ème août1685. Vous voyez bien, ma bonne, que nous ne comptons plus présentement que par les jours ; ce ne sont plus des mois, ni même des semaines. Mais hélas ! ma très aimable bonne, vous dites bien vrai : pouvons-nous craindre un plus grand et un plus cruel rabat-joie que la douleur sensible de songer à se séparer presque aussitôt qu’on a commencé à sentir la joie de  se revoir ? Cette pensée est violente, je ne l’ai que trop souvent, et les jours et les nuits, et même l’autre jour, en vous écrivant, elle était présente à mes yeux, et je disais :« Hélas ! cette peine n’est-elle pas assez grande pour nous mettre à couvert des autres ? » Mais je ne voulus pas toucher à cet endroit si douloureux, et présentement je la cherche encore, ma chère bonne, afin d’être en état d’aller à Bâville, et de vous y trouver. Je ne serai point honteuse de mon équipage.Mes enfants en ont de fort beaux ; j’en ai eu comme eux. Les temps changent ; je n’ai plus que deux chevaux, et quatre du messager du Mans. Je ne serai point embarrassée d’arriver en cet état. Vous trouverez ma jambe d’une perfection à vous faire aimer Charlotte toute votre vie. Elle vous a vue ici plus belle que le jour, et cette idée lui donne une extrême envie de vous renvoyer cette jambe digne de votre approbation et admiration quand vous saurez d’où elle l’a tirée. Tout cela est passé, et même le temps du séjour du petit Coulanges. Il partit lundi matin avec mon fils.J’allai les reconduire jusqu’à la porte qui va à Vitré. Nous y étions tous, en attendant nos lettres de Paris. Elles vinrent, et nous lûmes la vôtre, le petit Coulanges jurant qu’il y en avait la moitié pour lui. En effet, vous ne l’aviez pas oublié, mais ils crurent, comme moi, que c’était pour rire que vous nommez Belébat pour la princesse. Il fallut repasser sur ces endroits ; et quand nous vîmes que M. Chupin le proposait sérieusement, et que les Montausier et Mme de Béthune l’approuvaient, je ne puis vous représenter notre surprise ;elle ne cessa que pour faire place à l’étonnement que nous donna la tolérance de cette proposition par Mlle d’ Alérac. Nous convenons de la douceur de la vie et du voisinage de Paris, mais a-t-elle un nom et une éducation à se contenter de cette médiocrité ? Est-elle bien assurée que sa bonne maison suffise pour lui faire avoir tous les honneurs et tous les agréments qui ne seront pas contestés à Mme de Polignac ? Où a-t-elle pris une si grande modération ? C’est renoncer de bonne heure à toutes les grandeurs. Je ne dis rien contre le nom, il est bon,mais il y a fagots et fagots, et je croyais la figure et le bon sens de Belébat plus propre à être choisi pour arbitre que pour mari, par préférence à ceux qu’elle néglige. Il ne faudrait point se réveiller la nuit, comme dit Coulanges, pour se réjouir comme sa belle-mère Flexelles d’être à côté d’un Hurault. Enfin, ma bonne, je ne puis vous dire comme cela nous parut, et combien notre sang en fut échauffé à l’exemple du vôtre, ma bonne. Il faut voir ce que Dieu voudra, car s’il avait bien résolu que les articles de l’autre fussent inaccommodables, je défierais tous les avocats de Paris d’y trouver des expédients. Il faut des avocats passer à M. d’ Ormesson. Comme vous ne m’avez parlé que de l’agonie de sa femme, je n’ai osé lui écrire ; parlez-moi de son enterrement, et j’entreprendrai de consoler son mari. Coulissait une chanson faite tout exprès pour lui chanter cet hiver. En l’état où était cette pauvre personne, peut-on souhaiter autre chose pour elle et pour sa famille ? Ah ! ma bonne, que la lie de l’esprit et du corps sont humiliants à soutenir, et qu’à souhaiter, il serait bien plus agréable de laisser de nous une mémoire digne d’être conservée que de la gâter et la défigurer par toutes les misères que la vieillesse et les infirmités nous apportent ! J’aimerais les pays où, par amitié, on tue ses vieux parents, s’ils pouvaient s’accommoder avec le christianisme. Je ne doute point, ma bonne, que vous ne demandiez la réponse de votre lettre avec beaucoup de crainte et de tremblement ; j’en tremble d’ici et de mille autres choses qui ont rapport à cet endroit si important. Je rêve beaucoup sur toutes ces affaires, mais comme vous y pensez bien mieux que moi, je vous épargnerai l’ennui d’entendre mes réflexions. Nous sommes ici fort seules. Nos petits hommes soupèrent lundi en gaudeamuschez la Marbeuf. Votre frère n’est pas bien net de sa petite émotion, et va paraître avec son joli habit ; c’eût été dommage qu’il eût été inutile. Et celui de Coulanges qui aurait été trop court ou trop étroit : que vous êtes plaisante quand vous voulez ! Ma chère bonne, je vous embrasse mille et cent mille fois. Dans moins d’un mois, vous serez tous embrassés aussi.Coulanges vous répondra sur Mme de Louvois, et plût à Dieu que je pusse avoir l’honneur de la guérison du Chevalier ! cette cure m’aurait bien donné de la peine. Mais en vérité, ses maux m’en ont beaucoup donné. Je tiens M. de Grignan guéri, et je l’en remercie. Baisez les autres où vous voudrez, et recevez les amitiés du Bien Bon et de la petite belle-sœur. J’ai eu des conversations admirables avec Coulanges sur le sujet qu’il a tant de peine à comprendre ; ce sont des scènes de Molière. Je vous embrasse encore avec une tendresse fort naturelle et fort sensible. Quand viendra sainte Grignan ?

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