Lettres choisies

17. – À Madame de Grignan

À Paris, du mercredi 23ème décembre1671. Je vous écris par provision, ma bonne, parce que je veux causer avec vous. Un moment après que j’eus envoyé mon paquet le jour que j’arrivai, le petit Dubois m’apporta celui que je croyais égaré ; vous pouvez penser avec quelle joie je le reçus. Je n’y pus faire réponse, parce que Mme de La Fayette, Mme de Saint-Géran, Mme de Villars, me vinrent embrasser. Vous avez tous les étonnements que doit donner un malheur comme celui de M. de Lauzun. Toutes  vos réflexions sont justes et naturelles ; tous ceux qui ont de l’esprit les ont faites. Mais on commence à n’y plus penser ;voici un bon pays pour oublier les malheureux. On a su qu’il avait fait son voyage dans un si grand désespoir qu’on ne le quittait pas d’un moment. On le voulut faire descendre dans un endroit dangereux ; il répondit : « Ces malheurs-là ne sont pas faits pour moi. » Il dit qu’il est très innocent à l’égard du Roi, mais que son crime est d’avoir des ennemis trop puissants.Le Roi n’a rien dit, et ce silence déclare assez la qualité de son crime. Il crut que l’on le laisserait à Pierre-Encise, et commençait à Lyon à faire ses compliments à M. d’ Artagnan.Mais quand il sut qu’on le menait à Pignerol, il soupira, et dit : « Je suis perdu. » On avait grand’ pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait. Pour vous dire le vrai,elle est extrême. Le Roi envoya quérir le lendemain M. de Marsillac, et lui dit : « Je vous donne le gouvernement de Berry qu’avait Lauzun. » Marsillac répondit : « Sire, Votre Majesté, qui sait mieux les règles de l’honneur que personne du monde, se souvienne, s’il lui plaît, que je n’étais pas ami de M. de Lauzun, qu’elle ait la bonté de se mettre un moment en ma place, et qu’elle juge si je dois accepter la grâce qu’elle me fait. » Le Roi lui dit : « Vous êtes trop scrupuleux, monsieur le prince.J’en sais autant qu’un autre là-dessus, mais vous n’en devez faire aucune difficulté. – Sire, puisque Votre Majesté l’approuve, je me jette à ses pieds pour la remercier. – Mais, dit le Roi, je vous ai donné une pension de douze mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de mieux. – Oui, Sire, je la remets entre vos mains. – Et moi, dit le Roi, je vous la redonne encore une fois, et je m’en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments. » En disant cela, il se tourna vers les ministres, leur conta les scrupules de M. de Marsillac, et dit :« J’admire la différence. Jamais Lauzun n’avait daigné me remercier du gouvernement de Berry et n’en avait pas pris les provisions, et voilà un homme comblé de reconnaissance. » Tout ceci est extrêmement vrai ; M. de La Rochefoucauld me le vient de conter. J’ai cru que vous ne haïriez pas ces détails ; si je me trompais, ma bonne, mandez-le-moi. Le pauvre homme est très mal de la goutte, et bien pis que les autres années. Il m’a bien parlé de vous, et vous aime toujours comme sa fille. Le duc de Marsillac m’est venu voir, et l’on me parle toujours de ma chère enfant. J’ai enfin pris courage ; j’ai causé deux heures avec M. de Coulanges. Je ne le puis quitter. C’est un grand bonheur que le hasard m’ait fait loger chez lui. Je ne sais si vous aurez su que Villarceaux,parlant au Roi d’une charge pour son fils, prit habilement l’occasion de lui dire qu’il y avait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle, que si cela était, il le suppliait de se servir de lui, que l’affaire serait mieux entre ses mains que dans celles des autres, et qu’il s’y emploierait avec succès. Le Roi se mit à rire, et dit :« Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et moi, pour attaquer des demoiselles de quinze ans », et comme un galant homme, se moqua de lui et conta ce discours chez les dames. Ce sont des vérités que tout ceci. Les Anges sont enragées, et ne veulent plus voir leur oncle, qui, de son côté, est fort honteux.Et n’y a nul chiffre à tout ceci, mais je trouve que le Roi fait partout un si bon personnage qu’il n’est point besoin de mystère quand on en parle. On a trouvé, dit-on, mille belles merveilles dans les cassettes de M. de Lauzun : des portraits sans compte et sans nombre, des nudités, une sans tête, une autre les yeux crevés (c’est votre voisine), des cheveux grands et petits, des étiquettes pour éviter la confusion. À l’un :grison d’une telle ; à l’autre :mousson de la mère ; à l’autre : blondin pris en bon lieu. Ainsi mille gentillesses, mais je n’en voudrais pas jurer, car vous savez comme on invente dans ces occasions. J’ai vu M. de Mesmes, qui enfin a perdu sa chère femme. Il a pleuré et sangloté en me voyant, et moi,je n’ai jamais pu retenir mes larmes. Toute la France a visité cette maison. Je vous conseille, ma chère bonne, d’y faire des compliments ; vous le devez par le souvenir de Livry que vous aimez encore. J’ai reçu, ma bonne, votre lettre du 13 ;c’est au bout de sept jours présentement. En vérité, je tremble de penser qu’un enfant de trois semaines ait eu la fièvre et la petite vérole. C’est la chose du monde la plus extraordinaire. Mon Dieu ! ma bonne, d’où vient cette chaleur extrême dans ce petit corps ? Ne vous a-t-on rien dit du chocolat ? Je n’ai point le cœur content là-dessus. Je suis en peine de ce petit dauphin ; je l’aime, et comme je sais que vous l’aimez, j’y suis fortement attachée. Vous sentez donc l’amour maternel ;j’en suis fort aise. Eh bien ! moquez-vous présentement des craintes, des inquiétudes, des prévoyances, des tendresses, qui mettent le cœur en presse, du trouble que cela jette sur toute la vie ; vous ne serez plus étonnée de tous mes sentiments. J’ai cette obligation à cette petite créature. Je fais bien prier Dieu pour lui, et n’en suis pas moins en peine que vous. J’attends de ses nouvelles avec impatience ; je n’ai pas huit jours à attendre ici comme aux Rochers. Voilà le plus grand agrément que je trouve ici ; car enfin, ma bonne, de bonne foi, vous m’êtes toutes choses, et vos lettres que je reçois deux fois la semaine font mon unique et sensible consolation en votre absence. Elles sont agréables, elles me sont chères, elles me plaisent. Je les relis aussi bien que vous faites les miennes ; mais comme je suis une pleureuse, je ne puis pas seulement approcher des premières sans pleurer du fond de mon cœur. Est-il possible que les miennes vous soient agréables au point que vous me le dites ? Je ne les trouve point telles au sortir de mes mains ; je crois qu’elles deviennent ainsi quand elles ont passé par les vôtres. Enfin, ma bonne, c’est un grand bonheur que vous les aimiez, car, de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos Madames y prend goût. Nous trouvons que c’est un bon signe pour elle, car mon style est si négligé qu’il faut avoir un esprit naturel et du monde pour s’en pouvoir accommoder. Je vous prie, ma bonne, ne vous fiez point aux deux lits ; c’est un sujet de tentation. Faites coucher quelqu’un dans votre chambre ; sérieusement, ayez pitié de vous, de votre santé, et de la mienne. Et vous, Monsieur le Comte, je verrai bien si vous me voulez en Provence ; ne faites point de méchantes plaisanteries là-dessus. Ma fille n’est point éveillée ; je vous réponds d’elle. Et pour vous, ne cherchez point noise. Songez aux affaires de votre province, ou bien je serai persuadée que je ne suis point votre bonne, et que vous voulez voir la fin de la mère et de la fille. Je reviens à vos affaires. C’est une cruelle chose que l’affaire du Roi soit si difficile à conclure.N’avez-vous point envoyé ici ? Si l’on voulait vous remettre cinquante mille francs, comme à nous cent mille écus, vous auriez bientôt fini. Ce serait un grand chagrin pour vous, si vous étiez obligé de finir l’Assemblée sans rien conclure. Et vos propres affaires ? je ne vois pas qu’il en soit nulle question. J’ai envoyé prier l’abbé de Grignan de me venir voir, parce que Monsieur d’ Uzès est un peu malade. Je voulais lui dire les dispositions où l’on est ici touchant la Provence et les Provençaux. On ne peut écrire tout ce que nous avons dit. Nous tâchons de ne pas laisser ignorer de quelle manière vous vous appliquez à servir le Roi dans la place où vous êtes ; je voudrais bien vous pouvoir servir dans celle où je suis. Donnez-m’en les moyens, ou pour mieux dire,souhaitez que j’aie autant de pouvoir que de bonne volonté. Adieu,Monsieur le Comte. Je reviens à vous, Madame la Comtesse, pour vous dire que j’ai envoyé quérir Pecquet pour discourir de la petite vérole de ce petit enfant. Il en est épouvanté, mais il admire sa force d’avoir pu chasser ce venin, et croit qu’il vivra cent ans après avoir si bien commencé. Enfin j’ai parlé quinze ou seize heures à M. de Coulanges ! Je ne crois pas qu’on puisse parler à d’autres qu’à lui. Çà, courage ! mon cœur, point de faiblesse humaine ; et en me fortifiant ainsi, j’ai passé par-dessus mes premières faiblesses. Mais Catau m’a mise encore une fois en déroute. Elle entra ; il me sembla qu’elle me devait dire : « Madame, Madame vous donne le bonjour, elle vous prie de la venir voir. » Elle me reparla de tout votre voyage,et que quelquefois vous vous souveniez de moi. Je fus une heure assez impertinente. Je m’amuse à votre fille. Vous n’en faites pas grand cas, mais croyez-moi, que nous vous le rendrons bien. On m’embrasse, on me connaît, on me rit, on m’appelle. Je suis Maman tout court, et de celle de Provence, pas un mot. J’ai reçu mille visites de tous vos amis et les miens ; cela fait une assez grande troupe. L’abbé Têtu a du temps de reste, à cause de l’hôtel de Richelieu qu’il n’a plus ; de sorte que nous en profitons.Mme de Soubise est grosse de quatre enfants, à voir son ventre. Je reçois votre lettre du 16. Je ne me tairai pas des merveilles que fait M. de Grignan pour le service de Sa Majesté ; je l’avais déjà fait aux occasions, et le ferai encore. Je verrai demain M. Le Camus ; il m’est venu chercher, le seul moment que je fus chez M. de Mesmes. À propos, ma bonne, il ne faut pas seulement lui écrire, mais à Mme d’ Avaux pour elle et son mari, et à d’ Irval, sur peine de la vie ; les compliments ne suffisent pas en ces occasions. J’ai vu ce matin le Chevalier ; Dieu sait de quoi nous avons parlé. J’attends Rippert avec impatience. Je serai ravie que les affaires de votre Assemblée soient finies. Mais où irez-vous achever l’hiver ?On dit que la petite vérole est partout ; voilà de quoi me troubler. Vous faites un beau compliment à votre fille. Au reste, le Roi part le 5 de janvier pour Châlons, et plusieurs autres tours, quelques revues en chemin faisant. Le voyage sera de douze jours ; mais les officiers et les troupes iront plus loin. Pour moi, je soupçonne encore quelques expéditions comme celle de la Franche-Comté. Vous savez que le Roi est un héros de toutes les saisons. Les pauvres courtisans sont désolés ; ils n’ont pas un sou. Brancas me demandait hier sérieusement si je ne voudrais point prêter sur gages, et m’assura qu’il n’en parlerait point, et qu’il aimait mieux avoir affaire à moi qu’à un autre. La Trousse me prie de lui apprendre quelques-uns des secrets de Pomenars pour subsister honnêtement. Enfin, ils sont abîmés. Je la suis de la nouvelle que vous me mandez de M. Deville. Quoi ? Deville ! quoi ? sa femme ! Les cornes me viennent à la tête, et pourtant je crois que vous avez raison. Voilà une lettre de Trochanire,songez à la réponse. Voilà Châtillon que j’exhorte de vous faire un impromptu sur-le-champ. Il me demande huit jours, et je l’assure déjà qu’il ne sera que réchauffé, et qu’il le tirera du fond de cette gibecière que vous connaissez. Adieu, ma divine bonne. Il y a raison partout ; cette lettre est devenue un juste volume.J’embrasse le laborieux Grignan, le seigneur Corbeau, le présomptueux Adhémar, et le fortuné Louis de Provence, sur qui tous les astrologues disent que les fées ont soufflé. E con questomi raccomando. Et pour inscription : Livre dédié à Madame la comtesse de Grignan, mère de mon petit-fils.

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