Lettres choisies

57. – À Guitaut

À Paris, vendredi 5ème avril1680. Voilà deux étranges maladies en attendant la troisième, qui est d’accoucher. Mon Dieu, que je vous plains, mon pauvre Monsieur, et que je suis bien plus propre qu’un autre à sentir vos peines ! Hélas ! je passe ma vie à trembler pour la santé de ma fille. Elle avait eu un assez long intervalle ; elle avait fait quelques remèdes d’un médecin d’Aix, qu’elle estime fort. Elle les a négligés ; elle est retombée dans ces incommodités qui me paraissent très considérables parce qu’elles sont intérieures. C’est une chaleur, une douleur, un poids dans le côté gauche, qui serait très dangereux s’il était continuel, mais, Dieu merci, elle a des temps qu’elle ne s’en sent pas, et cela persuade qu’avec un peu de persévérance à faire ce qu’on lui ordonne, elle apaiserait ce sang qu’on accuse de tous ces maux. Elle vous a écrit. Ah ! puisque vous l’aimez, priez-la de ne vous plus écrire de sa main ; c’est l’écriture qui la tue, mais visiblement. Qu’elle vous fasse écrire par Montgobert.J’ai obtenu d’elle qu’elle n’écrit qu’une seule page, et le reste d’une autre main. Je reviens donc à vous assurer que je comprends vos peines mieux que tout le reste du monde. M. de La Rochefoucauld est mort,comme vous le savez ; cette perte est fort regrettée. J’ai une amie qui ne peut jamais s’en consoler. Vous l’aviez aimé ;Vous pouvez imaginer quelle douceur et quel agrément pour un commerce rempli de toute l’amitié et de toute la confiance possible entre deux personnes dont le mérite n’est pas commun. Ajoutez-y la circonstance de leur mauvaise santé, qui les rendait comme nécessaires l’un à l’autre et qui leur donnait un loisir de goûter leurs bonnes qualités qui ne se rencontre point dans les autres liaisons. Il me paraît qu’à la cour on n’a pas le loisir de s’aimer. Le tourbillon, qui est si violent pour tous, était paisible pour eux et donnait un grand espace au plaisir d’un commerce si délicieux. Je crois que nulle passion ne peut surpasser la force d’une telle liaison. Il était impossible d’avoir été si souvent avec lui sans l’aimer beaucoup, de sorte que je l’ai regretté et par rapport à moi et par rapport à cette pauvre Mme de La Fayette, qui serait décriée sur l’amitié et sur la reconnaissance si elle était moins affligée qu’elle ne l’est. Il est vrai qu’il n’a pas joui longtemps de la fortune et des biens répandus depuis peu dans sa maison. Il le prévoyait bien et m’en a parlé plusieurs fois ; rien n’échappait à la sagesse de ses réflexions. Il est mort avec une grande fermeté. Nous causerions longtemps sur tout cela. Et le pauvre M. Foucquet, que dites-vous de sa mort ? Je croyais que tant de miracles pour sa conservation promettaient une fin plus heureuse, mais les Essais de Morale condamnent ce discours profane et nous apprennent que ce que nous appelons des biens n’en sont pas, et que si Dieu lui a fait miséricorde, comme il y a bien de l’apparence,c’est là le véritable bonheur et la fin la plus digne et la plus heureuse qu’on puisse espérer, qui devrait être le but de tous nos désirs, si nous étions dignes de pénétrer ces vérités ; ainsi nous corrigerions notre langage aussi bien que nos idées. Voilà encore un chapitre sur quoi nous ne finirions pas sitôt. Cette lettre devient une table des chapitres, et serait un volume si j’y disais tout ce que je pense. Si la famille de ce pauvre homme me croyait, elle ne le ferait point sortir de prison à demi. Puisque son âme est allée de Pignerol dans le ciel, j’y laisserais son corps après dix-neuf ans ; il irait de là tout aussi aisément à la vallée de Josaphat’ que d’une sépulture au milieu de ses pères. Et comme la Providence l’a conduit d’une manière extraordinaire, son tombeau le serait aussi. Je trouverais un ragoût dans cette pensée, mais Mme Foucquet ne pensera point comme moi. Les deux frères sont allés bien près l’un de l’autre ; leur haine a été le faux endroit de tous les deux,mais bien plus de l’abbé, qui avait passé jusqu’à la rage. Autre chapitre : disons un mot de Madamela Dauphine ; j’ai eu l’honneur de la voir. Il est vrai qu’elle n’a nulle beauté, mais il est vrai que son esprit lui sied si parfaitement bien qu’on ne voit que cela, et l’on n’est occupé que de la bonne grâce et de l’air naturel avec lequel elle se démêle de tous ses devoirs. Il n’y a nulle princesse née dans le Louvre qui pût s’en mieux acquitter. C’est beaucoup que d’avoir de l’esprit au-dessus des autres dans cette place où, pour l’ordinaire, on se contente de ce que la politique vous donne ; on est heureux quand on trouve du mérite. Elle est fort obligeante, mais avec dignité et sans fadeur. Elle a ses sentiments tout formés dès Munich ; elle ne prend point ceux des autres. On lui propose de jouer : « Je n’aime point le jeu. » On la prie d’aller à la chasse : « Je n’ai jamais aimé la chasse. – Qu’aimez-vous donc ? – J’aime la conversation, j’aime à être paisiblement dans ma chambre, j’aime à travailler. » Et voilà qui est réglé et ne se contraint point.Ce qu’elle aime parfaitement, c’est de plaire au Roi. Cette envie est digne de son bon esprit, et elle réussit tellement bien dans cette entreprise que le Roi lui donne une grande partie de son temps aux dépens de ses anciennes amies, qui souffrent cette privation avec impatience. Songez, je vous prie, que voilà quasi toute la Fronde morte. Il en mourra bien d’autres… Pour moi, je ne trouve point d’autre consolation, s’il y en a dans les pertes sensibles,que de penser qu’à tous les moments on les suit, et que le temps même qu’on emploie à les pleurer ne vous arrête pas un moment ; vous avancez toujours dans le chemin. Que ne dirait-on point là-dessus ? Adieu, mon cher Monsieur. Aimons-nous toujours beaucoup. Et vous aussi, Madame, ne voulez-vous pas bien en être ? Mandez-moi promptement quand vous aurez augmenté le clapier ; ce sera peut-être d’un petit homme. Enfin croyez que je prends un grand intérêt à la poule et aux poussins. Le bon Abbé est tout à vous.

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