Lettres choisies

86. – À Madame de Grignan

À Paris, lundi 29ème mars 1694. Je vous écrivis vendredi, ma chère bonne ; nous adressâmes notre paquet à Briare. Je vous parlais uniquement de ma tristesse et du mal que m’avait fait, malgré moi,notre séparation ; comme cette maison me faisait peur, que tout me blessait, et que, si je n’avais l’espérance de vous aller voir dans un moment (car c’est un moment), je craindrais fort pour cette belle santé que vous aimez tant. Je n’eusse pas pu vous parler d’autre chose, et, dans ce sentiment, je reçus hier au soir votre lettre de Nemours, qui me paraissait la première, et je ne trouvais point dans son style cette nuance, si naturelle, de faire d’abord un peu de mention de ce qu’on a souffert en se quittant.Monsieur le Chevalier s’en aperçut aussi, et comme nous en étions là, votre paquet du Plessis nous tomba entre les mains, et nous y trouvâmes justement ce que nous souhaitions. Vous n’oubliez rien,ma bonne, de tout ce qui peut faire plaisir ; vous faites voir tant d’amitiés qu’en vous aimant plus que toutes les choses du monde, on trouve encore qu’on ne vous aime pas assez ; je vous remercie de me faire voir des sentiments qui sont si capables de me charmer. Je suivrai votre conseil, ma chère bonne ; je suivrai ce que j’aime, et je ne suis plus occupée que de me ranger pour partir au commencement de mai. Monsieur le Chevalier voudrait que ce fût plus tôt, mais en vérité je ne le puis sans une agitation qui m’ôterait toute la douceur de mon départ. Laissez-moi donc faire. Vous savez que je ne manque pas de courage pour vous aller trouver. Nous avons fort ri du bon sel de Bretagne déguisé en sucre, et du soin que vous preniez tous de le bien mêler dans le café ; le cri devait être grand, car chacun devait faire le sien. Je vous conseille de ne vous plus méprendre. Je voudrais bien que vous eussiez le petit papier que je viens de recevoir pour vous. Je dînai samedi chez l’abbé Pelletier, qui me parut un peu fâché de n’avoir pu entrer ici un seul moment ;je fis vos excuses. M. du Coudray y était. Le pauvre homme est sur le côté d’avoir perdu sa dame de haut parage. Je lui ferai bien voir ce que vous mandez de cette vue de sa rivière et de son château ; il en sera fort aise. Je dînai hier chez la duchesse du Lude ;elle me dit bien des douceurs pour vous. M. de La Châtre lui vint dire que sa mère et son frère faisaient des merveilles.M. de Pontcarré n’a point quitté prise. Elle alla dans le moment le dire à M. et à Mlle de Lavardin ; ce mariage paraît écrit au ciel. M. de Chaulnes est revenu, et couche chez des baigneurs, à cause de la mort du pauvre Mahon, qui était tout couvert de pourpre. Mme de Chaulnes et Rochon reviendront dans huit jours. Je fus, après le dîner, chez Mme de Verneuil, qui est enfin arrivée, et chez l’abbé Arnauld, où étaient M. et Mme de Pomponne,Mme de Vins, Mlle Félicité et M. du Coudray.M. de Pomponne me parut en colère contre l’abbé, qui est parti en poste trois heures devant que son père arrivât. Il est encore malade ; il veut rattraper les autres abbés et vous attrapera aussi, mais sa santé est si délicate qu’il y a tout à craindre pour lui. Vous ne me dites point, ma bonne, ce que vous mangez, si vous dormez, si vous lisez : ah ! oui, vous lisez Corbinelli ; il en sera bien glorieux. J’ai dîné chez Monsieur le Chevalier, en petit volume, au très petit couvert.J’avais pourtant M. du Plessis et deux vives ; il baise le bas de votre robe. Vous vous plaignez d’arriver trop tôt ;hélas ! c’est ce qui conserve vos chevaux : en êtes-vous contente ? Vous nous manderez si vous voulez toujours un beau bureau. Je vous plains, ma bonne, d’avoir quitté votre Marquis ; c’est cela qui est un adieu ! je croyais qu’il dût aller à Grignan. Monsieur le Chevalier fait si bien qu’il aura la somme qu’il souhaite à point nommé. Ma chère Pauline, je baise vos belles joues ; vous avez laissé ici une réputation que jamais personne n’a eue si universelle. Ne jouez-vous point avec M. de Rochebonne ? Je vous trouve trop heureuse de l’avoir. J’espère que ses soins et ceux de ce bon Sollery vous empêcheront d’avoir le plaisir de verser. J’embrasse la chère Martillac. Je suis persuadée que vous attraperez Monsieur l’Archevêque à quelque fin du bréviaire et qu’il se lassera bientôt de payer cette vieille dette. Ma bonne, je suis honteuse des pauvretés que je vous mande. Je ne sais point nourrir notre commerce. Je n’ai Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Je n’ai point la suite de vos secrets avec ce bon Coudray. Je lui conseillerai de vous écrire tout ce qu’il sait,car il va dans de bons endroits. Je ne sais comme il se trouve du Tobose ; il avait reçu un grand échec chez Mme de Caumartin. Je ne vous dis point la tristesse de vos amis sur votre absence : M. de Chaulnes,M. de Pomponne, M. Chamillart, tout le monde fait son devoir, et Coulanges aussi. Dites un petit mot à l’abbé Bigorre, qui est votre adorateur ; il a guéri son valet de chambre et triomphe. DE MONSIEUR DU COUDRAY N’attendez pas des excuses de moi, Madame, de ce que vous avez été si mal gîtée sur mes terres. Votre modestie a sauvé mon château, car je vous assure qu’il eût été brûlé, aussi sûrement que celui de ce grand d’Espagne, qui avait reçu chez lui la reine, sa maîtresse. Ainsi, contentez-vous, s’il vous plaît,d’un remerciement ; vous le recevrez, là même, au premier jour, quand vous reviendrez nous revoir. En attendant je fais grand fond sur le nouvel opéra de la petite La Guerre. J’en ai vu deux répétitions ; il sera fort bon. Je suis pourtant toujours,Madame, tout ce que je dois. Voilà M. du Coudray qui vous dit tristement son petit mot, bien différent des aimables soirées qu’il passait avec vous. Vous êtes notre âme, ma chère bonne ; nous ne saurions vivre sans vous. J’ai été après dîner chez Mme d’ Arpajon ; j’y ai vu cent Beuvron, qui vous révèrent. J’ai été chez Croisilles, sur la mort de ce premier président de Grenoble, mort en cinq jours d’un petit mal de gorge,mais il avait le pourpre intérieurement. Il était jeune. Cette mort est surprenante. M. de Lavardin vient de sortir d’ici. Il venait me prier de vous mander qu’il a vu la procuration de Mme de Vibraye. Voilà la sauce ; il ne faut plus que le poisson. Je lui ai parlé de son mariage ; sa fille était présente. Il me paraît dans de violentes convulsions ;on lui accorde tout ce qu’il veut, et il en est au désespoir. Il se laisse entendre sur la médiocrité du parti. Il en envisage de plus grands, même sans la duché. Il a dit cent choses qui font voir que son état est violent, et, qu’au fait et au prendre, on voudrait bien demander du temps pour se résoudre. Ma très aimable bonne, je suis particulièrement à vous. Je vais envoyer ma lettre chez Monsieur le Chevalier.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer