Lettres choisies

65. – À Madame de Grignan

Aux Rochers, mercredi 15èmenovembre 1684. J’ai envie, ma chère bonne, de commencer à vous répondre par la lettre que m’a écrite le maréchal d’Estrades.Il me conte si bonnement et si naïvement toutes les questions que vous lui avez faites sur mon sujet, et je vois si bien tout l’intérêt que votre amitié vous fait prendre à la vie que je fais ici, que je n’ai pu lire sans pleurer la lettre de ce bonhomme.Mais, ma chère bonne, quand je suis venue à l’endroit où vous avez pleuré vous-même en apprenant le sensible souvenir que j’ai toujours de votre aimable personne et de notre séparation, j’ai redoublé mes soupirs et mes sanglots. Ma chère bonne, je vous en demande pardon, cela est passé, mais je n’étais point en garde contre ce récit tout naïf que m’a fait ce bonhomme ; il m’a prise au dépourvu, et je n’ai pas eu le loisir de me préparer.Voilà, ma chère enfant, une relation toute naturelle de ce qui m’est arrivé de plus considérable depuis que je vous ai écrit, mais il s’est passé dans mon cœur un trait d’amitié si tendre et si sensible, si naturel, si vrai et si vif que je n’ai pu vous le cacher. Aussi bien, ma bonne, il me semble que vous êtes assez comme moi, et que nous mettons au premier rang les choses qui nous regardent, et le reste vient après pour arrondir la dépêche. Vous dites que je ne suis point avec vous, ma bonne, et pourquoi ? Hélas ! qu’il me serait aisé de vous le dire si je voulais salir mes lettres des raisons qui m’obligent à cette séparation, des misères de ce pays, de ce qu’on m’y doit,de la manière dont on me paye, de ce que je dois ailleurs, et de quelle façon je me serais laissée surmonter et suffoquer par mes affaires, si je n’avais pris, avec une peine infinie, cette résolution ! Vous savez que depuis deux ans je la diffère avec plaisir sans y balancer, mais, ma chère bonne, il y a des extrémités où l’on romprait tout, si l’on voulait se roidir contrela nécessité. Je ne puis plus hasarder ces sortes de conduites hasardeuses. Le bien que je possède n’est plus à moi. Il faut finir avec le même honneur et la même probité dont on a fait profession toute sa vie. Voilà ce qui m’a arrachée, ma bonne, d’entre vos bras pour quelque temps, vous savez avec quelles douleurs ! Je vous en cache la suite parce que je veux me bien porter, et que je tâche de me les cacher à moi-même, mais cette espérance dont je vous ai parlé me soutient, et me persuade qu’enfin je vous reverrai, et c’est cette pensée qui me fait vivre. Je suis ici avec mon fils,qui est ravi de m’y voir manger une partie de ce qu’il me doit.Cela me fait un sommeil salutaire et souffrir la perte de tout ce que ses fermiers me doivent, et dont apparemment je n’aurai jamais rien. Je crois, ma chère bonne, que vous entrez dans ces vérités,qui finiront et qui me feront retrouver comme j’ai accoutumé d’être. Je n’ai pu m’empêcher de vous dire tout ce détail dans l’intimité et l’amertume de mon cœur, que l’on soulage en causant avec une bonne dont la tendresse est sans exemple. J’ai quasi envie de ne vous rien dire sur ma santé. Elle est dans la perfection, et j’aime M. de Coulanges plus que ma vie de vous avoir montré ma lettre ; elle doit vous avoir remise de vos imaginations. Le style qu’on a en lui écrivant ressemble à la joie et à la santé. Ce que vous mandait mon fils des capucins était pour vous mettre l’esprit en repos, en cas d’alarme, mais cette alarme est encore dans l’avenir et entre les mains de la Providence, car jusqu’ici toutes nos machines n’ont rien de détraqué. La vôtre, ma bonne, n’a pas été si bien réglée ; vous avez été considérablement malade. Et si j’en avais eu autant, vous n’auriez pas cru si simplement ce que je vous aurais mandé que j’ai cru ce que vous m’avez écrit. Le temps continue d’être détestable. Les postillons se noient. Il ne faut plus penser à recevoir régulièrement les lettres ; attendez-les en repos, comme je fais. Il n’y avait pas un grand chapitre à faire de Fouesnel ;c’est un triste voyage tout uni. J’en disais un mot au petit Coulanges. Je trouve que votre amitié avec sa femme continue fort joliment ; il n’en faut pas davantage. Son mari est trop joliet trop aimable ; il nous écrit des lettres charmantes. Il vous a mise dans la folie de la Cuverdan, mais nous ne savons si c’est une vérité ou une vision, car il dit qu’elle est fille de Cafut, lequel Cafut était une folie de son enfance, dont il était grippé au point qu’on lui en donna le fouet étant petit, parce qu’on craignait qu’il n’en devînt fou avec Mme de Sanzei. Quoi qu’il en soit, la Cuverdan de ce pays sera demain ici ; il y a trois jours qu’elle est chez la souveraine. Souvenez-vous, ma bonne, de la règle de Corbinelti, qu’il ne faut pas juger sans entendre les deux parties.Il y a bien des choses à dire, mais, en un mot, il fallait rompre à jamais avec Mme de Tisé, et rompre le seul lien qu’ait mon fils avec M. de Mauron, dont il ne jette pas encore sa part aux chiens, ou rompre impertinemment avec la princesse. Il a résisté ; il a vu l’horreur de cette grossièreté. Il en a fait dire ses extrêmes douleurs à la princesse. Mais enfin il a fallu se résoudre et prendre parti ; il n’y avait qu’à prendre ou à laisser, et mon fils a préféré la douceur et le plaisir d’être bien avec sa nouvelle famille, et par reconnaissance et par intérêt, à la gloire d’avoir suivi toutes les préventions de la princesse, qui sont à l’excès dans les têtes allemandes. Vous me direz que Mme de Tisé est ridicule d’avoir exigé cette belle déclaration de son neveu, qu’elle ne sait point le monde, que cela est de travers. Tout cela est vrai, mais on ne la refondra pas. Peut-être que cette étoffe ne servira qu’à confirmer la roture de celui que la princesse protège,car la maison à laquelle il voulait s’accrocher, et qui est fort bonne, ne veut point de lui. Ah, mon Dieu ! en voilà beaucoup,ma chère Comtesse ; je n’avais pas dessein d’en tant dire. Mais parlons du bonheur de M. de La Trousse, qui marche à grands pas dans le chemin de la fortune.Connaissez-vous la beauté de la machine toute simple qu’on appelle un levier ? il me semble que je l’ai été à son égard.Trouvez-vous que je me vante trop ? Cela me fait prendre un grand intérêt à toute la suite de sa vie, où il a réuni et bien de l’honneur et bien du bonheur et bien de la faveur. Je ne manquerai pas de lui écrire ; en attendant faites-en mes compliments à Mlle de Méri, mais ne l’oubliez pas. Je n’ai rien à dire de l’indifférence de Mme de Coulanges, sinon qu’elle prend le bon et unique parti. Vous jugez bien du succès qu’aura la prière de Mme de La Fayette ; jamais une personne,sans sortir de sa place, n’a tant fait de bonnes affaires. Elle a du mérite et de la considération. Ces deux qualités vous sont communes avec elle, mais le bonheur ne l’est pas, ma chère bonne,et je doute que toute la dépense et tous les services de M. de Grignan fassent plus que vous. Ce n’est pas sans un extrême chagrin que je vois ce guignon sur vous et sur lui. Vous devriez me mander comme il aura reçu le Coadjuteur ; il me semble qu’ils étaient dans une assez grande froideur. Vous faites très bien d’aller à Versailles à l’arrivée de la cour, mais, ma bonne, je ne puis assez vous le dire, prenez garde au débordement des eaux ; on ne conte en ce pays que des histoires tragiques sur ce sujet. Vous dites une grande vérité quand vous m’assurez que l’amitié que vous avez pour moi vous incommode, et c’est une grande justice de croire que celle que j’ai pour vous m’incommode aussi. Je sens cette vérité plus que je ne voudrais,car j’avoue que, quand on aime à un certain point, on craint tout,on prévoit tout, on se représente tout ce qui peut arriver et tout ce qui n’arrivera point, et quelquefois on se représente si vivement un accident, ou une maladie, que la machine en est tout émue et que l’on a peine à l’apaiser. Quelquefois je trouve une longueur infinie d’un ordinaire à l’autre, et je ne reçois vos lettres qu’en tremblant. Tout cela est fort incommode, il faut en demeurer d’accord, et je vous prie, ma chère bonne, d’avoir donc une attention particulière pour vous, pour l’amour de moi. Je vous promets la même chose. Il y a quinze jours que nous ne songeons pas qu’il y ait ici des allées et des promenades, tant le temps est effroyable. Je ne suis plus en humeur de me promener tous les jours ; j’ai renoncé à cette gageure, et je demeure fort bien dans ma chambre à travailler à la chaise de mon petit Coulanges. Ne vous représentez donc point votre bonne avec sa casaque et son bonnet de paille, mouillée jusqu’au fond ; point du tout,je suis comme une demoiselle au coin de mon feu. Je n’y avais point appris le mariage de Mlle Courtin, et j’ai prié Corbinelli,qui ne m’écrit plus, de me mander s’il est vrai que le fils du président Nicolaï épouse cette grande héritière,Mlle de Rosambo, qui est à Rennes. Je ne sais rien, et je ne m’en soucie guère. Je reçois des souvenirs très aimables de M. de Lamoignon. Il me regrette, et il me mande qu’il est au désespoir de ne m’avoir point montré sa harangue comme l’année passée. Je lui écris que je le prie de vous la montrer et que, par un côté, vous en êtes plus digne que moi. Suivez cela ; c’est un plaisir que vous lui ferez. Hélas ! mon enfant, que n’ouvriez-vous notre lettre à M. de Grignan ? Mon fils l’a commencée tout de suite après vous avoir écrit. Je vins ensuite, en fort bonne santé. Nous lui disions beaucoup d’amitiés, et nous lui en parlions encore davantage. Je suis ravie que vous aimiez mon portrait ; mettez-le donc en son jour, et regardez quelquefois une mère qui vous adore, c’est-à-dire qui vous aime infiniment et au-dessus de toutes les paroles. Je plains le Chevalier, et l’embrasse ; je lui recommande sa santé et la vôtre. Les tableaux du Bien Bon ne sont pas toujours à leur place ; ils parent la chambre. Il vous mande que, s’il y a de la fumée, vous ouvriez de deux doigts seulement la fenêtre près de la porte, comme il faisait ; sans cela vous serez incommodés. Bonjour, mon Marquis. Belle d’ Alérac, recevez toutes nos amitiés. Vous avez fait très sagement de ne pas empêcher Gautier d’entrer chez Bagnols. On se corrige quelquefois.Mme de Marbeuf est arrivée. Elle est tout à fait bonne femme, mais, ma bonne, ne croyez pas que je ne m’en passasse fort bien. La liberté m’est plus agréable que cette sorte de compagnie.Je la mettrai à mon point ; il faut avoir des heures à soi.Elle vous fait mille et mille compliments ; en voilà beaucoup.Répondez-y en deux lignes dans ma lettre, et plus de Cuverdan. Je suis fâchée de la peine que vous avez d’écrire le dessus de vos paquets ; cependant cela fait respirer d’abord. Pour ma très aimable bonne.

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