Lettres choisies

87. – À Charles de Sévigné

De Grignan, le mardi 20èmeseptembre 1695. Réponse au 7ème. Vous voilà donc à nos pauvres Rochers, mes chers enfants, et vous y trouvez une douceur et une tranquillité exempte de tous devoirs et de toute fatigue, qui fait respirer notre chère petite marquise. Mon Dieu, que vous me peignez bien son état et son extrême délicatesse ! J’en suis sensiblement touchée, et j’entre si tendrement dans toutes vos pensées que j’en ai le cœur serré et les larmes aux yeux. Il faut espérer que vous n’aurez, dans toutes vos peines, que le mérite de les souffrir avec résignation et soumission, mais si Dieu en jugeait autrement, c’est alors que toutes les choses compromises arriveraient d’une autre façon. Mais je veux croire que cette chère personne, bien conservée, durera autant que les autres. Nous en avons mille exemples : Mlle de La Trousse n’a-t-elle pas eu toute sorte de maux ? En attendant, mon cher enfant, j’entre avec une tendresse infinie dans tous vos sentiments, mais du fond de mon cœur. Vous me faites justice quand vous me dites que vous craignez de m’attendrir en me contant l’état de votre âme ;n’en doutez pas, et que je n’y sois infiniment sensible. J’espère que cette réponse vous trouvera dans un état plus tranquille et plus heureux. Vous me paraissez loin de penser à Paris pour notre marquise ; vous ne voyez que Bourbon pour le printemps.Conduisez-moi toujours dans tous vos desseins, et ne me laissez rien ignorer de tout ce qui vous touche. Rendez-moi compte d’une lettre du23ème d’août et du 30ème. Il y avait aussi un billet pour Galois, que je priais M. Branjon de payer ;répondez-moi sur cet article. Il est marié, le bon Branjon ;il m’écrit sur ce sujet une fort jolie lettre. Mandez-moi si ce mariage est aussi bon qu’il me le dit ; c’est une parente de tout le Parlement et de M. d’ Harouys. Expliquez-moi cela, mon enfant. Je vous adressais aussi une lettre pour notre abbé Charrier ; il sera bien fâché de ne vous plus trouver. Et Monsieur de Toulon ! vous dites fort bien sur ce bœuf, c’est à lui à le dompter, et à vous à demeurer ferme comme vous êtes.Renvoyez la lettre de l’abbé à Quimperlé. Pour la santé de votre pauvre sœur, elle n’est point du tout bonne. Ce n’est plus de sa perte de sang ; elle est passée. Mais elle ne s’en remet point. Elle est toujours changée à n’être pas reconnaissable, parce que son estomac ne se rétablit point et qu’elle ne profite d’aucune nourriture, et cela vient du mauvais état de son foie, dont vous savez qu’il y a longtemps qu’elle se plaint. Ce mal est si capital que, pour moi,j’en suis dans une véritable peine. On pourrait faire quelques remèdes à ce foie, mais ils sont contraires à la perte de sang,qu’on craint toujours qui ne revienne et qui a causé le mauvais effet de cette partie affligée. Ainsi ces deux maux, dont les remèdes sont contraires, font un état qui fait beaucoup de pitié.On espère que le temps rétablira ce désordre. Je le souhaite, et si ce bonheur arrive, nous irons promptement à Paris. Voilà le point où nous en sommes et qu’il faut démêler, et dont je vous instruirai très fidèlement. Cette langueur fait aussi qu’on ne parle point encore du retour des guerriers. Cependant je ne doute pas que l’affaire ne se fasse ; elle est trop engagée. Mais ce sera sans joie et même, si nous allions à Paris, on partirait deux jours après, pour éviter l’air d’une noce et les visites dont on ne veut recevoir aucune : chat échaudé, etc. Pour les chagrins de M. de Saint-Amans, dont il a fait grand bruit à Paris,ils étaient fondés sur ce que ma fille ayant véritablement prouvé,par des mémoires qu’elle nous a fait voir à tous, qu’elle avait payé à son fils neuf mille francs sur dix qu’elle lui a promis et ne lui en ayant par conséquent envoyé que mille,M. de Saint-Amans a dit qu’on le trompait, qu’on voulait tout prendre sur lui et qu’il ne donnerait plus rien du tout, ayant donné les quinze mille francs du bien de sa fille (qu’il a payés à Paris en fonds, et dont il a les terres qu’on lui a données et délaissées ici), et que c’était à Monsieur le Marquis à chercher son secours de ce côté-là. Vous jugez bien que quand ce côté-là a payé, cela peut jeter quelques petits chagrins,mais cela s’est passé. M. de Saint-Amans a songé en lui-même qu’il ne lui serait pas bon d’être brouillé avec ma fille.Ainsi il est venu ici, plus doux qu’un mouton, ne demandant qu’à plaire et à ramener sa fille à Paris, ce qu’il a fait, quoiqu’en  bonne justice elle dût nous attendre. Mais l’avantage d’être logée avec son mari dans cette belle maison de M. de Saint-Amans, d’y être bien meublée, bien nourrie pour rien, a fait consentir sans balancer à la laisser aller jouir de tous ces avantages, mais ce n’a pas été sans larmes que nous l’avons vue partir, car elle est fort aimable, et elle était si fondue en pleurs en nous disant adieu qu’il ne semblait pas que ce fût elle qui partît pour aller commencer une vie agréable au milieu de l’abondance. Elle avait pris beaucoup de goût à notre société.Elle partit le premier de ce mois avec son père. Croyez, mon fils,qu’aucun Grignan n’a dessein de vous faire des finesses, que vous êtes aimé de tous, et que si cette bagatelle avait été une chose sérieuse, on aurait été persuadé que vous y auriez pris bien de l’intérêt, comme vous avez toujours fait. M. de Grignan est encore à Marseille. Nous l’attendons bientôt, car la mer est libre, et l’amiral Russell, qu’on ne voit plus, lui donnera la liberté de venir ici. Je ferai chercher les deux petits écrits dont vous me parlez. Je me fie fort à votre goût. Pour ces lettres à M. de la Trappe, ce sont des livres qu’on ne saurait envoyer, quoique manuscrits. Je vous les ferai lire à Paris, où j’espère toujours vous voir, car je sens mille fois plus l’amitié que j’ai pour vous que vous ne sentez celle que vous avez pour moi.C’est l’ordre, et je ne m’en plains pas. Voilà une lettre de Mme de Chaulnes,que je vous envoie entière, par confiance en votre sagesse. Vous vous justifierez des choses où vous savez bien ce qu’il faut répondre, et vous ne ferez point d’attention à celles qui vous pourraient fâcher. Pour moi, j’ai dit ce que j’avais à dire, mais en attendant que vous répondissiez vous-même sur ce que je ne savais pas, et j’ai ajouté que je vous manderais ce que cette duchesse me mandait. Écrivez-lui donc tout bonnement comme ayant su de moi ce qu’elle écrit de vous. Après tout, vous devez conserver cette liaison. Ils vous aiment et vous ont fait plaisir ; il ne faut pas blesser la reconnaissance. J’ai dit que vous étiez obligé à l’Intendant, mais je vous dis à vous, mon enfant :cette amitié ne peut-elle compatir avec vos anciens commerces et du Premier Président et du Procureur général ? Faut-il rompre avec ses vieux amis quand on veut ménager un intendant ?M. de Pommereuil n’exigeait point cette conduite. J’ai dit aussi qu’il vous fallait entendre, et qu’il était impossible que vous n’eussiez pas fait des compliments au Procureur général sur le mariage de sa fille. Enfin, mon enfant, défendez-vous, et me dites ce que vous aurez dit, afin que je vous soutienne. Ceci est pour mon bon président. AU PRÉSIDENT *** J’ai reçu votre dernière lettre, mon cher Président elle est aimable comme tout ce que vous écrivez. Je suis étonnée que Dupuis ne vous réponde point ; je crains qu’il ne soit malade. Vous voilà trop heureux d’avoir mon fils et notre marquise. Gouvernez-la bien, divertissez-la, amusez-la, enfin mettez-la dans du coton, et nous conservez cette chère et précieuse personne. Ayez soin de me faire savoir de ses nouvelles ; j’y prends un sensible intérêt. Mon fils me fait les compliments de Pilois et des ouvriers qui ont fini le labyrinthe. Je les reçois, et je les aime, et les remercie. Je leur donnerais de quoi boire, si j’étais là. Ma fille et votre idole vous aiment fort, mais moi par-dessus tout. Adieu, mon bon Président. Mon fils vous fera part de ma lettre. J’embrasse votre tourterelle.

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