Lettres choisies

55. – À Madame de Grignan

À Paris, le mardi 30ème janvier1680. Vous m’écrivez trop. Je ne puis plus voir beaucoup de votre écriture sans chagrin ; je sais, ma bonne,le mal que cela vous fait et, quoique vous me mandiez les choses du monde les plus aimables et les plus tendres, je regrette d’avoir ce plaisir aux dépens de votre poitrine. Je vois bien, ma très chère,qu’elle vous fait encore mal ; voici une longue bouffée et sans autre cause que votre mal même, car vous ne vous fatiguez point du tout et vous dites que le temps est doux ; vous écrivez moins qu’à l’ordinaire. D’où vient donc cette opiniâtreté ? Ma bonne, vous ne m’en dites pas un mot et Montgobert a la cruauté d’avoir une plume à la main, d’écrire pour vous et de ne me pas dire un mot. Bon Dieu ! qu’est-ce que tout le reste ? Et quel intérêt puis-je prendre à toute la joie de votre ville d’Aix quand je vois que vous n’y êtes pas et que vous êtes couchée à huit heures ? Vous me direz :« Vous voulez donc que je veille et que je me fatigue ? » Non, ma bonne ; Dieu me garde d’avoir une volonté si dépravée ! Mais vous n’étiez pas, ici, hors d’état de prendre quelque part à la société. J’ai vu M. de Gordes. Il m’a dit bien sincèrement que, dans le bateau, vous étiez très abattue et très languissante et qu’à Aix vous étiez bien mieux, mais avec la même naïveté, il assure que tout l’air de Provence est trop subtil et trop vif et trop desséchant pour l’état où vous êtes. Quand on se porte bien, tout est bon, mais quand on est attaquée de la poitrine, qu’on est maigre, qu’on est délicate, on s’y met en état de ne pouvoir plus se rétablir. Et croyez-moi, ma bonne, si vous vous opiniâtrez à vouloir l’essayer, et que vous fassiez et sentiez augmenter votre mal, ce sera, en vérité, une chose bien cruelle et bien peu convenable à l’amitié que M. de Grignan doit avoir pour vous. C’est à lui que je m’adresse dans une chose si importante, et où le temps que l’on perd est irréparable ; je le conjure de vous observer. Je sais bien, ma bonne, l’état de vos affaires. Je ne crois pas qu’un hiver à Aix les raccommode ;j’en sais la dépense. Mais je sais aussi que rien n’est préférable à la vie ; tout est au-dessous de cette raison. Je vous conjure tous deux de traiter ce chapitre sans vous tromper ni sans vous flatter. Il m’étonna en me disant à quel point cet air vous est contraire. Vous me touchez vivement en me disant que votre poitrine délicate égale nos âges. Ah ! j’espère que Dieu n’aura point dérangé un ordre si naturel et si agréable, et délicieux pour moi, Ma bonne, ce que je sens là-dessus est très conforme à la tendresse et à l’attachement que j’ai pour vous ; il n’y a rien de si aisé à comprendre. Vous me parlez de ma santé. Pouvez-vous y penser ? elle est aussi peu digne de vos soins, en l’état où elle est, que la vôtre est digne d’être l’objet de tous les miens.Et vous trouvez l’invention de m’écrire une grosse lettre sans m’en dire un mot ! Un tel silence en dit beaucoup plus que je ne voudrais, mais beaucoup moins que je ne pense. Il faut, ma bonne, reprendre le fil de ma lettre que je laisse toujours un peu reposer quand j’ai à traiter le chapitre de votre santé. Il faut, pour ne vous pas ennuyer, vous suivre les tristes aventures de ces pauvres gens. M. de Luxembourg a été deux jours sans manger. Il avait demandé plusieurs pères jésuites ; on lui a refusé. Il a demandé la Vie des Saints ; on lui a donné. Il ne sait, comme vous voyez,à quel saint se vouer. Il fut interrogé quatre heures vendredi ou samedi, je ne m’en souviens pas ; ensuite il parut fort soulagé, et soupa. On croit qu’il aurait mieux fait de mettre son innocence en pleine campagne, et de dire qu’il reviendrait quand ses juges naturels, qui sont le Parlement, le feraient revenir. Il a fait grand tort à la duché en reconnaissant cette Chambre, mais il a voulu obéir aveuglément à Sa Majesté.M. de Saissac a suivi l’exemple de Mme la comtesse.Mmes de Bouillon et de Tingry furent interrogées lundi à cette chambre de l’Arsenal ; leurs nobles familles les accompagnèrent jusqu’à la porte. Il ne paraît pas jusqu’ici qu’il y ait rien de noir à leurs sottises ; il n’y a pas même du gris-brun. Si on ne trouve rien de plus, voilà de grands scandales qu’on aurait pu épargner à des personnes de cette qualité. Le maréchal de Villeroy dit que ces messieurs et ces dames ne croient pas en Dieu, et qu’ils croient au diable. Vraiment, on conte des sottises ridicules de tout ce qui se passait chez ces coquines de femmes. La maréchale de La Ferté, qui est si bien nommée, alla par complaisance avec Mme la comtesse, et ne monta point en haut ; Monsieur de Langres était avec elle. Voilà qui est bien noir. Cette affaire lui donne un plaisir qu’elle n’a pas ordinairement ; c’est d’entendre dire qu’elle est innocente. La duchesse de Bouillon alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux mari qu’elle avait, qui la faisait mourir d’ennui, et une invention pour épouser un jeune homme qui la menait sans que personne le sût. Ce jeune homme était M. de Vendôme, qui la menait d’une main, et M. de Bouillon de l’autre. Et de rire. Quand une Mancinine fait qu’une folie comme celle-là, c’est donné ! Et ces sorcières vous rendent cela sérieusement et font horreur à toute l’Europe d’une bagatelle. Mme la comtesse de Soissons demandait si elle ne pouvait point faire revenir un amant qui l’avait quittée.Cet amant était un grand prince, et on dit qu’elle dit que s’il ne revenait à elle, il s’en repentirait ; cela s’entend du Roi,et tout est considérable sur un tel sujet, mais voyons la suite. Si elle a fait de plus grands crimes, elle n’en a pas parlé à ces gueuses-là. Un de nos amis dit qu’il y a une branche aînée au poison, où l’on ne remonte point, parce qu’elle n’est pas originaire de France. Tout ceci sont des petites branches de cadets qui n’ont pas de souliers. La Tingry fait imaginer quelque chose de plus important, parce qu’elle a été maîtresse des novices. Elle dit : « J’admire le monde. On croit que j’ai couché avec M. de Luxembourg, et que j’ai eu des enfants de lui.Hélas ! Dieu le sait. » Enfin, le ton d’aujourd’hui,c’est l’innocence des nommées, et l’horreur du scandale ;peut-être que demain ce sera le contraire. Vous connaissez ces sortes de voix générales. Je vous en instruirai fidèlement. On ne parle d’autre chose dans toutes les compagnies. En effet il n’y a guère d’exemples d’un pareil scandale dans une cour chrétienne. On dit que cette Voisin mettait dans un tour tous les petits enfants dont elle faisait avorter et Mme de Coulanges, comme vous pouvez penser, ne manque pas de dire, en parlant de la Tingry, que c’était pour elle que le four chauffait. Je causai fort hier avec M. de La Rochefoucauld sur un chapitre que nous avions déjà traité. Rien ne vous presse pour écrire, mais il vous conjure de croire que la chose du monde où il a le plus d’attention serait de pouvoir contribuer à vous faire changer de place, s’il arrivait le moindre mouvement dans celles qui vous conviennent. Je n’ai jamais vu un homme si obligeant ni plus aimable dans l’envie qu’il a de dire des choses agréables. Voici ce que j’apprends de bon lieu.Mme de Bouillon entra comme une petite reine dans cette Chambre. Elle s’assit dans une chaise qu’on lui avait préparée, et au lieu de répondre à la première question, elle demanda qu’on écrivît ce qu’elle voulait dire. C’était qu’elle ne venait là que par le respect qu’elle avait pour l’ordre du Roi, et nullement pour la Chambre, qu’elle ne reconnaissait point, et qu’elle ne prétendait point déroger au privilège des ducs. Elle ne dit pas un mot que cela ne fût écrit. Et puis elle ôta son gant, et fit voir une très belle main. Elle répondit sincèrement jusqu’à son âge.« Connaissez-vous la Vigoureux ? – Non. – Connaissez-vous la Voisin ? – Oui. – Pourquoi vouliez-vous vous défaire de votre mari ? – Moi, m’en défaire ! Vous n’avez qu’à lui demander s’il en est persuadé ; il m’a donné la main jusqu’à cette porte. – Mais pourquoi alliez-vous si souvent chez cette Voisin ? – C’est que je voulais voir les sibylles qu’elle m’avait promises ; cette compagnie méritait bien qu’on fît tous les pas. » Si elle n’avait pas montré à cette femme un sac d’argent. Elle dit que non, par plus d’une raison, et tout cela d’un air fort riant et fort dédaigneux. « Eh bien !messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? – Oui,madame. » Elle se lève, et en sortant, elle dit tout haut : « Vraiment, je n’eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises. » Elle fut reçue de tous ses amis, parents et amies avec adoration tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, et d’un bon air et d’un esprit tranquille. Pour la Tingry, elle n’était pas si gaillarde. M. de Luxembourg est entièrement déconfit ; ce n’est pas un homme, ni un petit homme, ce n’est pas même une femme, c’est une petite femmelette. « Fermez cette fenêtre. Allumez du feu. Donnez-moi du chocolat. Donnez-moi ce livre. J’ai quitté Dieu, il m’a abandonné. » Voilà ce qu’il a montré à Besmaus et à ses commissaires, avec une pâleur mortelle.Quand on n’a que cela à porter à la Bastille, il vaut bien mieux gagner pays, comme le Roi, avec beaucoup de bonté, lui en avait donné les moyens jusqu’au moment qu’il s’est enfermé, car il y a quinze jours qu’il savait le décret qui serait contre lui. Mais il en faut revenir malgré soi à la Providence ; il n’était pas naturel de se conduire comme il a fait, étant aussi faible qu’il le paraît. Je me trompais ; Mme de Meckelbourg ne l’a point vu. Et la Tingry, qui revint avec lui de Saint-Germain, n’eut pas la pensée, ni lui aussi, de donner le moindre avis à Mme de Meckelbourg. Il y avait du temps de reste, mais elle l’obsédait si entièrement qu’il ne connaissait qu’elle, et elle éloignait tout le monde de lui. J’ai vu cette Meckelbourg aux Filles du saint-sacrement, où elle s’est retirée. Elle est très affligée, et se plaint fort de la Tingry, qu’elle accuse de tous les malheurs de son frère. Je lui dis que je lui faisais par avance tous vos compliments, que vous seriez fort touchée de son malheur ; elle me dit mille douceurs pour vous. On pourrait faire présentement tout ce qu’on voudrait dans Paris qu’on n’y penserait pas. On a oublié Mme de Soubise et l’agonie de cette pauvre Bartillat ; en vérité je ne sais comme cela va. Je veux pourtant penser à ma pauvre petite d’ Adhémar. La pauvre enfant : que je la plains d’être jalouse ! Hélas ! ma bonne, ayez-en pitié ; j’en suis touchée. C’est cette friponne de Pauline qui fait tout ce désordre. Elle est donc déjà sous la papillote avec ses sœurs et le petit garçon tout ému ? Ma bonne, je vois tout cela, et M. de Grignan qui bat la mesure. La Pythie doit faire un grand effet. M. d’ Oppède vous abandonne entièrement sa chère femme. Je voudrais bien que vous lui fissiez un petit compliment pour moi. Tout ce qui me fâche, ma bonne, c’est que je vous vois dans votre lit pendant que vos enfants se réjouissent.J’ai vu que vous n’eussiez pas été fâchée de les voir danser un moment. Vous n’êtes plus en cet état, et l’on ne peut pas en être plus touchée que je le suis. Je songeai, l’autre jour, que le lait vous avait guérie. En m’éveillant, je trouvai que ce n’était qu’un songe ; j’en eus le cœur affligé. Ne m’écrivez qu’une demi-page, ma chère bonne.Laissez-moi vous conter tout ce qui me vient ; Montgobert m’en dira un mot. Voilà tout ce que je désire, et que vous vous portiez mieux que vous ne faites. J’écris à plusieurs reprises, je n’écris qu’à vous, je vous dis tout ce que j’apprends ; je dois écrire des volumes, et vous trois mots. Mon fils est encore à Nantes, quoique je lui aie mandé de laisser nos affaires. DE CORBINELLI Sentiments de Monsieur Descartes, touchant l’essence et les propriétés du corps, opposés à la doctrine de l’Église, et conformes aux erreurs de Calvin sur le sujet de l’eucharistie, à nos seigneurs les évêques. Voilà le titre d’un livre qui vient d’être imprimé. Le style en est fort bon, l’ordre parfait, et les raisonnements équivoques ; toute la cabale est alerte ! Je vous rendrai compte, ma belle Madame, du succès ou du livre ou des réponses. En attendant, je vous proteste que ma dialectique et moi sommes dévoués à vos opinions et à votre bon esprit. De Bussy-Rabutin Eh ! quand reviendrez-vous donc,Madame ? J’ai encore cinq mois à vous attendre ici. Je vous assure que je serais bien aise de vous y revoir, mais si vous n’y revenez pas dans ce temps-là, vous voulez bien que je vous mande quelque événement prodigieux, car nous n’écrivons plus cet hiver autre chose. Bonjour, Madame. Croyez bien, je vous supplie,que je vous honore extrêmement, et même que je vous aime.Mme de Coligny ne me désavouera pas assurément, quand je vous dirai qu’elle est votre très humble servante. Je vous dis encore adieu et vous embrasse de tout mon cœur, ma très bonne et très chère. À MONTGOBERT Ma chère Montgobert, je vous conjure de faire une légère réponse à tout ce volume, et empêchez toujours bien ma fille de m’écrire. Son écriture me donne du chagrin, mais la cause de ce chagrin n’est pas médiocre. Mandez-moi, ma chère, des nouvelles de sa santé, et si elle se conserve toujours, et si elle se nourrit comme je lui ai conseillé. Je suis très humble servante des papillotes de Mlles de Grignan.

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