Lettres choisies

51. – À Guitaut

À Paris, ce mercredi 6ème décembre1679. Il est vrai que je trouve toujours vos lettres admirables. Tout m’en plaît, et l’on peut dire qu’elles sont faites col senno e con la mano, car les plus belles choses du monde, cachées sous des pieds de mouche, ne me sont de rien ;elles se refusent à moi et je me refuse à elles. Je ne puis déchiffrer ce qui n’est pas déchiffrable. Vous voyez donc bien que votre commerce a pour moi tout ce que je puis souhaiter. Cependant,avec toutes ces perfections, je vous promets de ne point montrer cette dernière ; j’en connais les beaux endroits, et cela me suffit. Vous avez bien fait d’adresser votre compliment pour M. de Pomponne à M. de Caumartin. Le canal est tout naturel, et comme vous dites, vous ne perdez rien de tout ce que je dirai au delà de la lettre ; je n’oublierai aucun de vos sentiments. Ceux que vous avez pour Mme de Vins, sur la parole de M. d’ Hacqueville et de Mme de Grignan, sont fort raisonnables. Vous avez dû vous en fier à leurs goûts et à leurs lumières ; je l’aurais fait comme vous, mais ayant été en lieu de juger par moi-même, j’ai été de leur avis avec connaissance de cause. C’est une des plus aimables personnes que vous connaissiez,l’esprit droit et bien fait, fort orné et fort aisé, un cœur très sensible, et dont tous les sentiments sont bons et nobles au delà de ce que vous pouvez imaginer. Elle m’aime un peu pour ma vade, et par-dessus cela, je suis la résidente de ma fille auprès d’elle ; cela fait un assez grand commerce entre elle et moi. Le malheur ne me chassera pas de cette maison.Il y a trente ans (c’est une belle date) que je suis amie de M. de Pomponne ; je lui jure fidélité jusqu’à la fin de ma vie, plus dans la mauvaise que dans la bonne fortune. C’est un homme d’un si parfait mérite, quand on le connaît, qu’il n’est pas possible de l’aimer médiocrement. Autrefois nous disions, chez Mme du Plessis à Fresnes, qu’il était parfait ; nous ne trouvions pas qu’il lui manquât rien, et nous ne savions que lui ôter ni que lui souhaiter. Il s’en va reprendre le fil de toutes ces vertus morales et chrétiennes que les occupations nous avaient fait perdre de vue. Il ne sera plus ministre ; il ne sera plus que le plus honnête homme du monde. Vous souvient-il de Voiture à Monsieur le Prince ? Il n’avait pas un si haut rang : Il n’était que prince du sang. Il faudra donc se contenter de ce premier état de perfection. M. de Caumartin et moi étions à Pomponne dans le temps que la Providence rompait ses liens. Nous le vîmes partir de cette maison, ministre et secrétaire d’État ;il revint le même soir à Paris, dénué de tout, et simple particulier. Croyez-vous que toutes ces conduites soient jetées au hasard ? Non, non, gardez-vous-en bien ; c’est Dieu qui conduit tout, et dont les desseins sont toujours adorables,quoiqu’ils nous soient amers et inconnus. Ah ! que M. de Pomponne regarde bien sa disgrâce par ce côté-là ! Et le moyen de perdre de vue cette divine Providence ? Sans cela il faudrait se pendre cinq ou six fois par jour. Je n’en suis pas moins sensible, mais j’en suis bien plus résignée. Notre pauvre ami est donc à Pomponne. Cet abord a été dur ; il a trouvé cinq garçons tout d’une vue, qui à mon sens font tout son embarras. La solitude est meilleure pour les commencements de ces malheurs. Je l’ai senti pour celui de la séparation de ma fille. Si je n’avais trouvé notre petit Livry tout à propos, j’aurais été malade. J’avalai là tout doucement mon absinthe ; M. de Pomponne et sa famille, et Mme de Vins, font tout de même. Quand ils reviendront ici, il n’y paraîtra plus. Si les accablements de bonheur de MM. de La Rochefoucauld ne vous consolent point de la chute de M. de Pomponne, croyez aussi que ce dérangement dans le ministère ne console point un autre ministre de la paix. Ah ! que nous aurions grand besoin de faire un petit voyage en litière seulement jusqu’à Bourbilly !En attendant, nous vous apprendrons les magnificences du mariage de Monseigneur le Dauphin, et l’habile conduite de celui de Mlle de Vauvineux, qui fut, comme vous savez, très bien mariée la nuit de samedi à dimanche, à Saint-Paul, avec M. le prince de Guéméné. Le secret a été gardé en perfection ; le Roi était de cette confidence. Les raisons qu’il avait de l’improuver ayant cessé, il a changé aussi, et signé le contrat.Enfin rien n’a manqué à ce mariage que de battre le tambour, d’être en parade sur le lit, et d’avoir des habits rebrochés d’or et d’azur. Car pour princesse de Guéméné, on ne peut pas l’être davantage, ni toute la maison de Luynes plus ébaubie et plus fâchée. Je leur pardonne : ils voient leur jolie fille oubliée au bout de trois mois. Mais l’autre dit : Primo amor delcor mio ; voilà sa raison. Il ne l’avait jamais oubliée,et sans savoir pourquoi, il était ravi qu’elle ne fût point mariée.Il faut avoir une espèce de mérite pour conserver un goût comme celui-là. Quoi qu’il en soit, j’entre dans la joie de la mère, et je vois avec plaisir tout ce que la Providence a fait et défait pour en revenir là. On me mande de Provence que notre pauvre comtesse est assez bien. Son fils a pensé mourir de la rougeole.Elle l’a gardé ; elle a été plus heureuse que sage.Envoyez-lui de l’eau de Sainte-Reine quand elle vous en demandera.Adieu, Monsieur et Madame. Je vous dis toujours :« Aimez-moi, aimez-moi sur ma parole. » Je sais bien ce que je vous dis, et je sens bien comme je vous aime. Notre bon Abbé vous honore et vous assure de ses services. Il a été fort enrhumé ; il est mieux, Dieu merci.

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