Lettres choisies

79. – À Madame de Grignan

À Paris, ce vendredi 19 novembre 1688. Je veux suivre, ma chère bonne, l’histoire sainte et tragique du pauvre Saint-Aubin. Mercredi dernier,aussitôt que je vous eus écrit, on me vint dire qu’il était fort mal, qu’il avait reçu l’extrême-onction. J’y courus avec M. de Coulanges ; je le trouvai fort mal, mais si plein d’esprit et de raison, et si peu de fièvre extérieure, que je ne pouvais comprendre qu’il allât mourir. Il avait même une facilité à cracher qui donnait de l’espérance à ceux qui ne savent pas que c’est une marque de la corruption entière de toute la masse du sang, qui fait une génération perpétuelle, et qui fait enfin mourir. Je retrouvai cette amitié, cette douceur, cette reconnaissance en ce pauvre malade, et par-dessus tout ce regard continuel à Dieu, et cette unique et adorable prière à Jésus-Christ, de lui demander miséricorde par son sang précieux,sans autre verbiage. Je trouvai là deux hommes admirables qui ne le quittent plus. On dit le Miserere ; ce fut une attention marquée par ses gestes et par ses yeux. Il avait répondu à l’extrême-onction, et en avait demandé la paraphrase à Monsieur de Saint-Jacques. Enfin, à neuf heures du soir, il me chassa, et me dit en propres paroles adieu. Le P. Moret y demeura, et j’ai su qu’à minuit il eut une horrible vapeur à la tête : la machine se démontait. Il vomit ensuite toujours, comme si c’eût été un soulagement. Il eut une grande sueur, comme une crise ;ensuite un doux sommeil, qui ne fut interrompu que par le P. Moret qui, le tenant embrassé (et lui, répondant toujours avec connaissance et dans l’amour de Dieu), reçut enfin son dernier soupir, et passa le reste de la nuit à le pleurer saintement et à prier Dieu pour lui, les cris de cette petite femme suffoqués et aplatis par le P. Moret, afin qu’il n’y eût rien que de chrétien dans cette sainte maison. J’y fus le lendemain, qui était hier. Il n’était point du tout changé. Il ne me fit nulle horreur, ni à tous ceux qui le virent. C’est un prédestiné ; on respecte la grâce de Dieu, dont il a été comblé. On lut son testament : rien de plus sage, rien de mieux écrit. Il fait excuse d’avoir mis son bien à fonds perdu, fondé sur le besoin de la subsistance ; il dit qu’il a succombé à la tentation de donner onze mille francs pour achever de vivre et de mourir dans la céleste société des carmélites. Il dit qu’il a reçu mille écus de sa femme (que je lui avais donnés pour les services qu’elle m’avait rendus pendant vingt ans) ; il en dit du bien, de ses soins et de son assiduité. Il prie M. de Coulanges d’avoir soin d’elle, et de faire vendre ses meubles pour payer quelques petites dettes. Il me loue fort ; et par mon cœur, dont il dit des merveilles, et par notre ancienne amitié, il me prie d’en avoir soin. Il parle de lui et de sa sépulture avec une humilité véritablement chrétienne, qui plaît et qui touche infiniment. Le matin, nous avons été à son service à Saint-Jacques, sans aucune cérémonie. Il y avait beaucoup de gens touchés de son mérite et de sa vertu : la maréchale Foucault,Mme Foucquet, M. et Mme d’ Aguesseau,Mme de La Houssaye, Mme Le Bossu,Mlle de Grignan, Bréauté et plusieurs autres. De là nous avons été aux Carmélites, où il est enterré à la première chapelle du côté du chœur, en entrant à main droite. Le clergé l’a reçu du clergé de Saint-Jacques. Cette cérémonie est triste. Toutes ces saintes filles sont en haut avec des cierges, qui chantent le Libera, et puis enfin on le jette dans cette fosse profonde, où on l’entend descendre, et le voilà pour jamais. Il n’y a plus de temps pour lui, il jouit de l’éternité ; enfin il n’est plus sur terre. De vous dire que tout cela se passe sans larmes, il n’est pas possible, mais ce sont des larmes douces, dont la source n’est point amère, ce sont des larmes de consolation et d’envie. Nous avons vu la mère du Saint-Sacrement. Après avoir été la nièce du bon Saint-Aubin, je suis devenue la mère de Mme de Grignan ; cette dernière qualité nous a tellement porté bonheur que Coulanges, qui nous écoutait,disait : « Ah ! que voilà qui va bien !Ah ! que la balle est bien en l’air ! » Il a pensé me faire manquer. Cette personne est d’une conversation charmante.Que n’a-t-elle point dit sur la parfaite estime qu’elle a pour vous, sur votre procès, sur votre capacité, sur votre cœur, sur l’amitié que vous avez pour moi, sur le soin qu’elle croit devoir prendre de ma santé en votre absence, sur votre courage d’avoir quitté votre fils au milieu des périls où il allait s’exposer, sur sa contusion, sur la bonne réputation naissante de cet enfant, sur les remerciements qu’elles ont faits à Dieu de l’avoir conservé ! Comme elle m’a mêlée dans tout cela ! Enfin,que vous dirai-je, ma chère bonne ? Je ne finirais point ; il n’y a que les habitants du ciel qui soient au-dessus de ces saintes personnes. Je trouvai hier au soir Monsieur le Chevalier revenu de Versailles en bonne santé ; j’en fus ravie. Quand il est ici, j’en profite sur la douceur de sa société ; quand il est là, je suis ravie encore, parce qu’il y est parfaitement bon pour toute la famille. Il m’a dit que la contusion du Marquis avait fait la nouvelle de Versailles et le plus agréablement du monde. Il a reçu les compliments de Mme de Maintenon, à qui le maréchal mandait la contusion. Toute la cour a pris part à ce bonheur. J’en ai eu ici tous mes billets remplis, et ce qui achève tout, c’est que Monsieur le Dauphin est en chemin, et le Marquis aussi. Si après cela, ma chère bonne, vous ne dormez, je ne sais pas, en vérité, ce qu’il vous faut. Il ne m’a dit tout le soir que de bonnes nouvelles, mais il m’est défendu de vous en rien écrire,sinon que je prends part aux bontés de la Providence, qui vient précisément à votre secours dans le temps que vous étiez sur le point de vous pendre, et que j’y consentais quasi. Adieu, ma chère bonne.Mme de Brancas vient de me quitter ; elle vous fait toutes sortes de compliments. Monsieur le Chevalier est là, bien.Il a reçu une grande visite de Mlle de Grignan ; je ne sais ce qu’elle lui voulait. Il est sorti tout le jour. Je suis ici comme à la campagne. Nous nous reverrons ce soir, mais nos lettres seront à la poste. L’abbé Bigorre ne sait rien de nouveau.Il y aura bientôt une grande nouvelle d’Angleterre, mais elle n’est pas venue. Parlez-moi de ce que fait Pauline à Lambesc.J’ai son ouvrage ici, le courrier le reportera. Je fais bien des amitiés à M. de Grignan. Que ne voudrais-je point savoir de vous, de votre santé, de tout votre ménage, de tout ce qui vous touche, ma très chère bonne. Il est certain que je vous aime trop.Notre société vous fait ses compliments sur l’heureuse contusion.J’embrasse les joues du Coadjuteur.

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