Lettres choisies

43. – À Madame de Grignan

Printemps ou été 1679. Il faut, ma chère bonne, que je me donne le plaisir de vous écrire, une fois pour toutes, comme je suis pour vous. Je n’ai point l’esprit de vous le dire ; je ne vous dis rien qu’avec timidité et de mauvaise grâce. Tenez-vous donc à ceci.Je ne touche point au fonds de la tendresse sensible et naturelle que j’ai pour vous ; c’est un prodige. Je ne sais pas quel effet peut faire en vous l’opposition que vous dites qui est dans nos esprits ; il faut qu’elle ne soit pas si grande dans nos sentiments, ou qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire pour moi,puisqu’il est vrai que mon attachement pour vous n’en est pas moindre. Il semble que je veuille vaincre ces obstacles, et que cela augmente mon amitié plutôt que de la diminuer ; enfin,jamais, ce me semble, on ne peut aimer plus parfaitement. Je vous assure, ma bonne, que je ne suis occupée que de vous, ou par rapport à vous, ne disant et ne faisant rien que ce qui me paraît vous être le plus utile. C’est dans cette pensée que j’ai eu toutes les conversations avec Son Éminence, qui ont toujours roulé sur dire que vous aviez de l’aversion pour lui. Il est très sensible à la perte de la place qu’il croit avoir eue dans votre amitié ; il ne sait pourquoi il l’a perdue. Il croit devoir être le premier de vos amis, il croit être des derniers. Voilà ce qui cause ses agitations, et sur quoi roulent toutes ses pensées. Sur cela, je crois avoir dit et ménagé tout ce que l’amitié que j’ai pour vous,et l’envie de conserver un ami si bon et si utile, pouvait m’inspirer, contestant ce qu’il fallait contester, ne lâchant jamais que vous eussiez de l’horreur pour lui, soutenant que vous  aviez un fonds d’estime, d’amitié et de reconnaissance, qu’il retrouverait s’il prenait d’autres manières ; en un mot,disant toujours si précisément tout ce qu’il fallait dire, et ménageant si bien son esprit, malgré ses chagrins, que si je méritais d’être louée de faire quelque chose de bien pour vous, il me semblait que ma conduite l’eût mérité. C’est ce qui me surprit, lorsqu’au milieu de cette exacte conduite, il me parut que vous faisiez une mine de chagrin à Corbinelli, qui la méritait justement comme moi, et encore moins, s’il se peut, car il a plus d’esprit et sait mieux frapper où il veut. C’est ce que je n’ai pas encore compris, non plus que la perte que je vois que vous voulez bien faire de cette Éminence Jamais je n’ai vu un cœur si aisé à gouverner, pour peu que vous voulussiez en prendre la peine. Il croyait avoir retrouvé l’autre jour ce fonds d’amitié dont je lui avais toujours répondu,car j’ai cru bien faire de travailler sur ce fonds, mais je ne sais comme, tout d’un coup, cela s’est tourné d’une autre manière.Est-il juste, ma bonne, qu’une bagatelle sur quoi il s’est trompé,m’assurant que vous la souffririez sans colère, m’étant moi-même appuyée sur sa parole pour la souffrir – est-il possible que cela puisse faire un si grand effet ? Le moyen de le penser !Eh bien ! nous avons mal deviné : vous ne l’avez pas voulu. On l’a supprimé et renvoyé ; voilà qui est fait. C’est une chose non avenue. Cela ne vaut pas, en vérité, les tons que vous avez pris. Je crois que vous avez des raisons ; j’en suis persuadée par la bonne opinion que j’ai de votre raison. Sans cela ne serait-il point tout naturel de ménager un tel ami ? Quelle affaire auprès du Roi, quelle succession, quels avis, quelle économie pourraient jamais vous être si utiles ? Un cœur dont le penchant naturel est la tendresse et la libéralité, qui tient pour une faveur de souffrir qu’il l’exerce pour vous, qui n’est occupé que du plaisir de vous en faire, qui a pour confidents toute votre famille, et dont la conduite et l’absence ne peut, ce me semble, vous obliger à de grands soins ! Il ne lui faudrait que d’être persuadé que vous avez de l’amitié pour lui, comme il a cru que vous en aviez eu, et même avec moins de démonstrations,parce que ce temps est passé. Voilà ce que je vois du point de vue où je suis. Mais comme ce n’est qu’un côté et que, du vôtre, je ne sais aucune de vos raisons ni de vos sentiments, il est très possible que je raisonne mal. Je trouvais moi-même un si grand intérêt à vous conserver cette source inépuisable, et cela pouvait être bon à tant de choses, qu’il était bien naturel de travailler sur ce fonds. Mais je quitte ce discours pour revenir un peu à moi. Vous disiez hier cruellement, ma bonne, que je serais trop heureuse quand vous seriez loin de moi, que vous me donniez mille chagrins, que vous ne faisiez que me contrarier. Je ne puis penser à ce discours sans avoir le cœur percé et fondre en larmes. Ma très chère, vous ignorez bien comme je suis pour vous si vous ne savez que tous les chagrins que me peut donner l’excès de la tendresse que j’ai pour vous sont plus agréables que tous les plaisirs du monde, où vous n’avez point de part. Il est vrai que je suis quelquefois blessée de l’entière ignorance où je suis de vos sentiments, du peu de part que j’ai à votre confiance ;j’accorde avec peine l’amitié que vous avez pour moi avec cette séparation de toute sorte de confidence. Je sais que vos amis sont traités autrement. Mais enfin, je me dis que c’est mon malheur, que  vous êtes de cette humeur, qu’on ne se change point ; et plus que tout cela, ma bonne, admirez la faiblesse d’une véritable tendresse, c’est qu’effectivement votre présence, un mot d’amitié,un retour, une douceur, me ramène et me fait tout oublier. Ainsi,ma belle, ayant mille fois plus de joie que de chagrin, et ce fonds étant invariable, jugez avec quelle douleur je souffre que vous pensiez que je puisse aimer votre absence. Vous ne sauriez le croire, si vous pensez à l’infinie tendresse que j’ai pour vous.Voilà comme elle est invariable et toujours sensible. Tout autre sentiment est passager et ne dure qu’un moment ; le fond est comme je vous le dis. Jugez comme je m’accommoderai d’une absence qui m’ôte de légers chagrins que je ne sens plus, et qui m’ôte une créature dont la présence et la moindre amitié fait ma vie et mon unique plaisir. Joignez-y les inquiétudes de votre santé, et vous n’aurez pas la cruauté de me faire une si grande injustice.Songez-y, ma bonne, à ce départ, et ne le pressez point, vous en êtes la maîtresse. Songez que ce que vous appelez des forces a toujours été par votre faute et l’incertitude de vos résolutions,car pour moi, hélas ! je n’ai jamais eu qu’un but, qui est votre santé, votre présence, et de vous retenir avec moi. Mais vous ôtez tout crédit par la force des choses que vous dites pour confondre, qui sont précisément contre vous. Il faudrait quelquefois ménager ceux qui pourraient faire un bon personnage dans les occasions. Ma pauvre bonne, voilà une abominable lettre ; je me suis abandonnée au plaisir de vous parler et de vous dire comme je suis pour vous. Je parlerais d’ici à demain. Je ne veux point de réponse ; Dieu vous en garde ! ce n’est pas mon dessein. Embrassez-moi seulement et me demandez pardon,mais je dis pardon d’avoir cru que je pusse trouver du repos dans votre absence.

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