Lettres choisies

61. – À Madame de Grignan

À Angers, mercredi 20ème septembre1684. J’arrivai hier à cinq heures aux Ponts-de-Cé,après avoir vu le matin à Saumur ma nièce de Bussy et entendu la messe à la bonne Notre-Dame. Je trouvai, sur le bord de ce pont, un carrosse à six chevaux, qui me parut être mon fils. C’était son carrosse et l’abbé Charrier, qu’il a envoyé me recevoir parce qu’il est un peu malade aux Rochers. Cet abbé me fut agréable ; il aune petite impression de Grignan, par son père et par vous avoir vue, qui lui donna un prix au-dessus de tout ce qui pouvait venir au-devant de moi. Il me donna votre lettre écrite de Versailles, et je ne me contraignis point devant lui de répandre quelques larmes,tellement amères que je serais étouffée s’il avait fallu me contraindre. Ah ! ma bonne et très aimable, que ce commencement a été bien rangé ! Vous affectez de paraître une véritable Dulcinée. Ah ! que vous l’êtes peu ! et que j’ai vu, au travers de la peine que vous prenez à vous contraindre,cette même douleur et cette même tendresse qui nous fit répandre tant de larmes en nous séparant ! Ah ! ma bonne, que mon cœur est pénétré de votre amitié ! que j’en suis bien parfaitement persuadée et que vous me fâchez quand, même en badinant, vous dites que je devrais avoir une fille comme Mlle d’ Alérac et que vous êtes imparfaite ! Cette Alérac est aimable de me regretter comme elle fait, mais ne me souhaitez jamais rien que vous. Vous êtes pour moi toutes choses, et jamais on n’a été aimée si parfaitement d’une fille bien-aimée que je le suis de vous. Ah ! quels trésors infinis m’avez-vous quelquefois cachés ! Je vous assure pourtant, ma très chère bonne, que je n’ai jamais douté du fond, mais vous me comblez présentement de toutes ces richesses, et je n’en suis digne que parla très parfaite tendresse que j’ai pour vous, qui passe au-delà de tout ce que je pourrais vous en dire. Vous me paraissez assez mal contente de votre voyage et du dos de Mme de Brancas ; vous avez trouvé bien des portes fermées. Vous avez, ce me semble, fort bienfait d’envoyer votre lettre. On mande ici que le voyage de la cour est retardé ; peut-être pourrez-vous revoir M. de Louvois. Enfin Dieu conduira cela comme tout le reste. Vous savez bien comme je suis pour ce qui vous touche, ma chère bonne ; vous aurez soin de me mander la suite. Je viens d’ouvrir la lettre que vous écrivez à mon fils ; quelle tendresse vous y faites voir pour moi ! quels soins ! que ne vous dois-je point, ma chère bonne ! Je consens que vous lui fassiez valoir mon départ dans cette saison, mais Dieu sait si l’impossibilité et la crainte d’un désordre honteux dans mes affaires n’en a pas été la seule raison. Il y a des temps dans la vie où les forces épuisées demandent à ceux qui ont un peu d’honneur et de conscience de ne pas pousser les choses à l’extrémité. Voilà le fond et la pure vérité, et ce qui a fait marcher le Bien Bon, qui est en vérité fort fatigué d’un si grand voyage. J’allai hier descendre chez le saint évêque ; je vis l’abbé Arnauld, toujours très bon ami et content de votre billet honnête. Ils me rendirent le soir la visite, et je vis entrer, un moment après, Mmes de Vesins, de Varennes et d’ Assé ; la dernière vous reverra bientôt. Adieu, ma chère bonne mignonne ; je vais dîner chez le saint évêque. J’aime la belle d’ Alérac, dites-lui, et parlez de moi à ceux qui sont auprès de vous, et qui s’en souviennent, et allez à Livry, et si vous y pensez à moi, comme vous me le dites en vers et en prose, croyez qu’il n’y a point de moment où je ne pense à vous, avec une tendresse vive et sensible qui durera autant que moi. Pour Madame la comtesse de Grignan : À Angers, ce jeudi 21èmeseptembre Je pars, ma bonne, pour les Rochers. Je ne puis monter en carrosse sans vous dire encore un petit adieu. J’ai dîné, comme vous savez, avec ce saint prélat. Sa sainteté et sa vigilance pastorale est une chose qui ne se peut comprendre ;c’est un homme de quatre-vingt-sept ans qui n’est plus soutenu,dans les fatigues continuelles qu’il prend, que par l’amour de Dieu et du prochain. J’ai causé une heure en particulier avec lui. J’ai trouvé dans sa conversation toute la vivacité de l’esprit de ses frères. C’est un prodige ; je suis ravie de l’avoir vu de mes yeux. J’ai été toute l’après-dînée au Ronceray et à la Visitation. Mademoiselle d’ Alérac, votre demoiselle de Sennac a fait la malade et ne m’a pas voulu voir. Ces bonnes Vesins, d’ Assé et Varennes ne m’ont point quittée et m’ont fait une grande collation, et les revoilà encore qui viennent me dire adieu,et le saint prélat, et l’abbé Arnauld ; nous ne faisons point comme cela les honneurs de Paris. J’aurai, ma chère bonne, de vos lettres aux Rochers et je vous écrirai. Mon Dieu ! ma chère Comtesse, aimez-moi toujours !

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