Lettres choisies

83. – À Madame de Grignan

Jeudi 22 juin. Réponse au10ème. Dimanche 25ème juin 1690. Le paquet de Vitré tout entier n’arriva point vendredi. Je commence aujourd’hui cette lettre, ma chère bonne, par vous dire que je viens de recevoir la vôtre du 10e, qui était allée à Rennes ; c’était sa fantaisie. Je croyais qu’elle dût venir demain de Paris, de sorte qu’elle m’a surprise très agréablement, et j’y vais répondre sans préjudice de celle que je recevrai demain, s’il plaît à Dieu. Martillac a la langue bien longue. Que veut-elle dire avec mon mal de bras que je cachais à Livry ?Ce n’était rien du tout, et il vous eût inquiétée. Pour le détail de ma santé présentement, je suis honteuse de vous le dire, il me semble qu’il y a de l’insolence, et que je devrais cacher ces bontés de la Providence, n’en étant pas digne. Je ne sais si c’est le bon air, la vie réglée, la dés occupation ; enfin, quoique je ne sois pas insensible à ce qui me tient au cœur, je jouis d’une santé si parfaite que je vous ai mandé que j’en suis étonnée. Je me porte très bien de ma purge, et vous remercie d’être contente de la vôtre. Je n’ai ni vapeurs la nuit, ni ce petit mal à la bouche, ni de grimace à mes mains ; point de néphrétique. Nous buvons du vin blanc, que je crois très bon et meilleur que la tisane. Enfin, ma chère bonne, soyez contente, et portez-vous aussi bien que moi, si vous voulez que ce bon état continue. Je n’en ai pas moins ces pensées si salutaires que toute personne doit avoir, surtout, ma bonne, quand la vie est avancée,et qu’on commence à ne plus rien voir, à ne plus rien lire qui ne vous parle et ne vous avertisse. Quand vous en serez là, vous ne m’en direz pas des nouvelles, mais vous vous souviendrez que j’avais raison, et que ces réflexions sont des grâces de Dieu, tout au moins naturelles qui vous font sentir que vous êtes sage. Ces pensées, cette pendule n’ont point changé mon humeur, mais la solitude contribue à les entretenir, et nos sortes de promenades,et tout cela est bon, et si l’on n’avait point une chère bonne que l’on aime trop, on aurait peine à comprendre pourquoi on quitterait une vie si convenable et si propre à faire la chose qui, en bonne justice, nous devrait occuper. Vous voyez, ma bonne, que je vous rends compte de mon intérieur, après vous avoir parlé de mon corps et de ma santé. Mme de Coulanges paraît occupée des choses solides, et ennuyée des frivoles ; si cela dure, ce sera une dignité pour elle, et son humilité attirera notre estime.L’abbé Têtu a été violemment occupé pour le mariage de M. de Chapes et de Mlle d’ Humières. Cet assortiment vint tout d’un coup dans son esprit, un jour qu’il dînait chez la duchesse d’ Aumont ; il le dit aux Divines, et depuis ce jour, elles et lui n’ont point eu de repos que ce mariage n’ait été achevé, contre vent et marée. Dans ce commerce, il s’est désaccoutumé de Mme de Coulanges, et tellement accoutumé à la maison de la duchesse d’ Aumont, qu’il en fait sa Mme de Coulanges ; voilà ce qui me paraît. Elle a vu M. de La Trousse en visite. Elle m’en parle ; elle le plaint. Je ne crois pas qu’il aille chez elle, parce que ce flux d’urine ne lui permet pas d’être dans une visite. On dit qu’il s’en va à La Trousse, mais vous devriez savoir tout cela mieux que moi. La duchesse du Lude a été assez longtemps occupée de Versailles et de Marly. Il y a trois mois qu’elle n’y va plus, que l’autre jour à Marly où il y avait vingt-quatre femmes.Si vous demandez à Mademoiselle d’où vient ce changement, elle vous dira que la princesse d’ Harcourt l’y faisait aller, parce qu’elle avait besoin de M. de Lamoignon, mais dans la vérité,c’est que ce sont des grâces gratuites, qu’on donne quand on veut et à quoi on ne veut pas s’assujettir. Pour Mme de Coëtquen, elle n’est plus du tout des parties de Marly ; on dit qu’elle a témoigné trop de chaleur pour M. de Schomberg. Voilà, ma bonne, ce qu’on m’a mandé, que je ne garantis point. M. Dubois ira à Brévannes. Je doute que cette journée toute remontée, qui ôte tout le commerce de manger et de causer les soirs, puisse plaire à Mme de Coulanges. Il y aura encore un peu du vieil homme dans la solidité de cette partie ; nous verrons, Pour moi, j’ai toujours cru que, quand Mme de Coulanges comprendrait la fin de la fable de La Fontaine, que j’appliquai si follement à Paris, elle serait toute une autre personne. Voici la fin : Tous les amants, Après avoir aimé vingt ans, N’ont-ils pas quitté leurs maîtresses ? – Ils l’ont tous fait. – S’il est ainsi, Et que nul de leurs cris n’ait nos têtes rompues, Si tant de belles se sont tues, Que ne vous taisez-vous aussi ? Cette folie vous fit rire. Je la crois parfaitement en cet état ; c’est ce qui me donne bonne opinion d’elle. Vous lisez les épîtres de saint Augustin, ma chère bonne ; elles sont très belles, très agréables, et vous apprendront bien des nouvelles de ces temps-là. J’en ai lu plusieurs, mais je les relirai avec plus de plaisir que jamais,après avoir lu l’histoire de l’Église des six premiers siècles. Je connais très particulièrement tous ceux à qui elles s’adressent, et Paulin, évêque de Nole, est tout à fait de mes amis. Il eut de grands hauts et bas dans sa vie, et mérita et démérita l’amitié et l’estime de saint Augustin. Il vécut saintement avec sa femme,étant évêque, et vous le verrez dans ces épîtres. Il est vrai, ma bonne, que saint Augustin l’aime trop, et joue et subtilise sur l’amitié d’une manière qui pourrait ne pas plaire, si on n’était amie de M. Dubois, mais ce saint avait une si grande capacité d’aimer qu’après avoir aimé Dieu de tout son cœur, il trouvait encore des restes pour aimer Paulin et Alipe, et tous ceux que vous voyez. Je cacherai ce que vous me dites à mon fils ; il en abuserait, et s’il avait la bride sur le cou, il irait trop loin,car après tout, notre saint évêque est une des plus brillantes lumières de l’Église. À propos, voilà quatre vers qu’on a mis au-dessous du portrait de M. Arnauld. Mon fils les a trouvés si beaux, et m’a fait tant de plaisir en me les expliquant, que je vous les envoie, croyant que vous aurez quelque joie de voir qu’on rend quelquefois hommage à la vertu. Celle de Mme d’ Épernon vous est obligée du bon tour que vous donnez à la fin de sa lettre.Je suis tout à fait de votre avis, et de plus, c’était la mode d’en user ainsi quand elle a quitté le monde. Il est honnête qu’elle n’ait pas suivi ce qui s’est passé depuis qu’elle n’y est plus. Ces sortes de princesses appelaient fort bien les femmes de qualité ma cousine, et elles répondaient Madame. Notre paquet de la ville de Vitré, tout entier, n’est point venu, et par conséquent votre lettre est à Dom front en Normandie, car c’est celui de cette ville qui nous est venu, et le nôtre y est demeuré. Ce désordre arrive quelquefois.J’espère que j’en aurai demain lundi deux ensemble. Je les souhaite avec empressement ; huit jours sont bien longs sans avoir des nouvelles de ma chère Comtesse. Nous sommes aussi dans une grande ignorance de toutes les affaires publiques, et même de l’état de mon pauvre Beaulieu, dont je n’attends que la mort avec beaucoup de chagrin. Nous serons demain instruits de tous côtés, car Monsieur de Rennes, qui revient de Paris, vient souper et coucher ici ;je saurai de lui bien des choses que les lettres n’apprennent point. Enfin, ma très aimable bonne, adieu pour aujourd’hui. Je suis ravie que vous vous portiez bien de votre purge ; la mienne m’a fait tous les biens du monde en me laissant comme elle m’avait trouvée. Nous fûmes hier, jour de saint Jean, à Vitré,gagner ou tâcher de gagner le jubilé. Il y avait une grande procession où je ne fus pas ; le temps m’eût manqué. J’ai souvent conté la vôtre d’Aix, au grand étonnement des écoutants, et ces diables de père en fils et les autres folies où la sagesse du cardinal Grimaldi avait échoué. Je crains que le pape ne soit plus libéral d’indulgences que de bulles. On m’envoya, l’autre jour, de Paris, sur le même chant, ceci : Aux paroles d’ Ottobon Coulange est trop crédule ; Je connais ce Pantalon (il est Vénitien), Et nous n’aurons qu’en chanson Des bulles. Ne me citez point. Le singulier et le pluriel font une faute, mais elle était dans celle de notre cousin. Adieu encore, mon enfant. Je vous aime et vous embrasse, Dieu le sait,comme vous dites quelquefois. Nous embrassons tout Grignan. Je ne sais que répondre sur Balaruc, où Monsieur le Chevalier ne veut plus aller. Si ces eaux lui avaient fait du bien, il serait bien naturel d’y retourner encore. Je lui souhaite une bonne santé, et je hais bien ces rhumes. Les Rochers vous font de sincères amitiés. Mlle de Grignan a bien pris son temps pour aller à Reims. Elle n’en sait pas tant que saint Augustin sur l’amitié ; c’était un cœur bien aimable !

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