Lettres choisies

37. – Au Comte de Grignan

À Paris, vendredi 27ème mai1678. Je veux vous rendre compte d’une conférence de deux heures que nous avons eue avec M. Fagon, très célèbre médecin. C’est M. de La Garde qui l’a amené ; nous ne l’avions jamais vu. Il a bien de l’esprit et de la science. Il parle avec une connaissance et une capacité qui surprend, et n’est point dans la routine des autres médecins qui accablent de remèdes ; il n’ordonne rien que de bons aliments. Il trouve la maigreur de ma fille et la faiblesse fort grandes. Il voudrait bien qu’elle prît du lait comme le remède le plus salutaire, mais l’aversion qu’elle y a fait qu’il n’ose seulement le proposer ; elle prend le demi-bain et des bouillons rafraîchissants. Il ne la veut contraindre sur rien. Mais quand elle lui a dit que sa maigreur n’était rien, et qu’après avoir été grasse on devient maigre, il lui a dit qu’elle se trompait, que sa maigreur venait de la sécheresse de ses poumons, qui commençaient à se flétrir, et qu’elle ne demeurerait point comme elle est, qu’ilfallait ou qu’elle se remît en santé, ou que sa maigreur viendrait jusqu’à l’excès, qu’il n’y avait point de milieu, que ses langueurs, ses lassitudes, ses pertes de voix, marquaient que son mal était au poumon, qu’il lui conseillait la tranquillité, le repos, les régimes doux, et surtout de ne point écrire, qu’il espérait qu’elle pourrait se remettre, mais que si elle ne se rétablissait pas, elle irait toujours de pis en pis.M. de La Garde a été témoin de tout ce discours ;envoyez-lui ma lettre si vous voulez. J’ai demandé à M. Fagon si l’air subtil lui était contraire ; il a dit qu’il l’était beaucoup. Je lui ai dit l’envie que j’avais eue de la retenir ici pendant les chaleurs, et qu’elle ne partît que cet automne pour passer l’hiver à Aix, dont l’air est bon, que vous ne souhaitiez au monde que sa santé, et que ce n’était qu’elle que nous avions à combattre pour l’empêcher de partir tout à l’heure. Nous en sommes demeurés là.M. de La Garde a été témoin de tout. J’ai cru que je devais vous faire part de tout ce qui s’est passé, en vous protestant que l’envie de la voir plus longtemps, quoique ce soit  le plus grand plaisir de ma vie, ne m’oblige point à vous reparler encore sur ce sujet, mais je croirais que vous auriez sujet de vous plaindre de moi, si je vous laissais dans la pensée que son mal ne fût pas plus considérable qu’il l’a été. Il l’est d’autant plus qu’il y a un an qu’il dure, et cette longueur est tout ce qu’il y aà craindre. Vous me direz que je la retienne ; je vous répondrai que je n’y ai aucun pouvoir, qu’il n’y a que vous ou M. de La Garde qui puissiez fixer ses incertitudes. À moins que sa tranquillité ne vienne par là, il n’en faut point espérer ; et n’en ayant point, il vaut mieux qu’elle hasarde sa vie. Elle a pour vous et pour ses devoirs un attachement très raisonnable et très juste. À moins qu’elle ne retrouve, par la pensée de vous plaire, la douceur qu’elle trouverait d’être auprès de vous, son séjour ici lui ferait plus de mal que de bien. Ainsi,Monsieur, c’est vous seul qui êtes le maître d’une santé et d’une vie qui est à vous ; prenez donc vos mesures, chargez-vous de l’événement du voyage, ou donnez-lui un repos qui l’empêche d’être dévorée, et qui la fasse profiter des trois mois qu’elle sera ici.Je vous embrasse de tout mon cœur. Je ne m’étonne pas si vous ignorez l’état où elle est ; sa fantaisie, c’est de dire toujours qu’elle se porte fort bien. Plût à Dieu que cela fût vrai et qu’elle fût avec vous ! Je ne veux pour témoins du contraire que M. l’abbé de Grignan, M. de La Garde, et tous ceux qui la voient et qui y prennent quelque intérêt.

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