Borgia !

Chapitre 15CONJONCTION

Ragastens rentra dans Rome.

Il se dirigea vers l’hôtellerie du Beau-Janus. Comme il longeaitune rue qui le conduisait directement à l’auberge, son pied heurtaquelque chose qui était étendu sur le pavé.

– Qu’est-ce que cela ? murmura-t-il en se baissant. Unhomme !… Un ivrogne peut-être ?… Ou un blessé ?…Eh ! l’homme, éveillez-vous, que diable !…

Le chevalier se baissa davantage et secoua l’homme qui ne bougeapas.

– Le pauvre est dans un triste état, pensa-t-il. Cependant,il n’est pas blessé… mes mains toucheraient du sang…

À la lueur indécise du jour qui commençait à filtrer entre lestoits, Ragastens constata alors que l’inconnu était un jeune hommeaux cheveux ondulés châtain foncé, au front large et bombé, à lafigure expressive ; ce jeune homme était simplement évanoui,car le chevalier, en posant sa main sur la poitrine, sentitnettement les battements du cœur.

Il jeta les yeux autour de lui et s’aperçut qu’il n’était pas àvingt pas du Beau-Janus. Alors, il souleva l’inconnu, le chargeasur ses épaules et l’emporta.

Réveillé par quelques coups de pied vigoureusement distribuésdans la porte, maître Bartholomeo, l’aubergiste, s’empressad’ouvrir et, tout en prodiguant les exclamations et les SantaMaria ! aida Ragastens à transporter le jeune homme,toujours évanoui, jusque dans la chambre du chevalier.

Là, l’inconnu fut déposé sur le lit. Ragastens et son hôte semirent à le frictionner, à lui frapper dans les mains et à bassinerses tempes avec de l’eau fraîche.

– Serait-il mort ? fit Bartholomeo… Mais, ajouta-t-iltout à coup, je le connais ! Il vient quelquefois ici boire unfiasco de vin blanc et manger une murène, avec un de ses amis.C’est un peintre. Il s’appelle Raphaël Sanzio…

– Enfin ! murmura-t-il.

Le jeune homme ouvrait les yeux. Rapidement, il revenait à lavie.

– Êtes-vous mieux, monsieur ? demanda Ragastens.

– Merci… Oui, mieux… beaucoup mieux… Qui êtes-vous, je vousprie ?

– Chevalier de Ragastens, homme d’épée.

– Et moi, Raphaël Sanzio, peintre… Je vous remercie de vosbons soins, monsieur… Mais qui m’a porté ici ?…

– Moi-même… Je vous ai trouvé dans la rue, étendu tout devotre long et ne donnant plus signe de vie… à vingt pas d’ici…

Raphaël passa ses deux mains sur son visage. Un soupir rauquecomme un sanglot souleva sa poitrine.

– Quel épouvantable rêve ! murmura-t-il.

Ragastens, cependant, l’examinait avec une vive sympathie. Ileût voulu savoir pourquoi le jeune peintre s’était évanoui… il eûtvoulu pouvoir lui offrir son aide… car tout, dans l’attitude dujeune homme, dénonçait la violente douleur qui le bouleversait.

– Monsieur, dit-il à Raphaël, je vois à votre visage quequelque tourment d’importance est cause de l’état où je vous aitrouvé… Peut-être puis-je disposer… du moins pour quelques heuresencore… d’une certaine influence… Si quelqu’un peut vous venir enaide dans le malheur que semble annoncer votre mine affligée, jeserais heureux d’être ce quelqu’un…

– Oui, fit-il doucement, après examen, je vois que je puisme fier à vous. Je sens en vous un ami…

D’un même mouvement spontané les deux hommes se tendirent lamain et leur étreinte cimenta la sympathie mutuelle qui naissait decette aventure.

– Monsieur, s’écria Ragastens, puisque vous voulez bienm’appeler votre ami, disposez de moi, je vous prie, et dites-moi enquoi je puis vous être utile.

– Chevalier, dit-il, vous voyez en moi l’homme le plusmalheureux de Rome…

– Auriez-vous donc l’infortune d’aimer et de ne pas êtreaimé ? demanda-t-il machinalement.

Raphaël secoua la tête.

– J’aime, répondit-il, et je suis aimé… Mais mon infortunen’en est peut-être que plus grande. Mais vous-même, monsieur… auson de vos paroles, je vois que votre cœur souffre autant que lemien…

Le visage de Ragastens se crispa dans l’effort qu’il fit pourcontenir une larme prête à lui échapper.

– Ah ! monsieur, s’écria Raphaël en joignant lesmains, je vous plains de toute mon âme…

– L’aventure est plaisante, fit-il… c’est vous quisouffrez… c’est vous qui avez besoin d’aide, et c’est moi qui meplains, qui me fais consoler !… Ne parlons pas de moi…D’ailleurs, avec le caractère que je me connais, dans quinze jours,lorsque je serai loin d’ici, lorsque j’aurai repris ma vie erranteau grand soleil, je n’y penserai plus…

– Vous allez donc quitter Rome ?…

– Au plus tôt ! répondit sans hésiter le chevalier… Àmoins que je ne puisse vous être vraiment utile… et, en ce cas, jeretarderai volontiers mon départ…

Ragastens parlait de bonne foi. Il était bien résolu à fuir. Ets’il ne s’avouait pas qu’il serait bien heureux de rester, de seraccrocher encore à quelque vague espoir, c’est que cette pensée,enfouie au fond de son cœur, ne se formulait pas encore en lui.

Raphaël reprit gravement :

– Je crois, monsieur, que votre secours me sera précieux…Pour lutter contre des ennemis que je ne connais pas, mais qui,sans doute, sont tout puissants, je suis seul… avec un ami… chezqui je me rendais…

– Parlez donc, en ce cas, et soyez sûr que mon aide ne vousdéfaut.

Raphaël se recueillit quelques instants. Il raconta tout àRagastens : comment il était venu à Rome d’Urbin, sa villenatale, sur la recommandation du Perrugin, son maître. Comment ilrencontra La Fornarina et celle qui l’avait recueillie. Il racontason amour partagé, sa décision de prendre Rosita pour femme, cellede la Maga de précipiter, avant de fuir, ce mariage en secret. Ilraconta ses préparatifs, dans la hâte de quitter Rome, son union àRosita, à l’église des Anges, la nuit même. Au souvenir de lacatastrophe qui suivit, Raphaël pâlit. L’angoisse mouillait sonfront.

– Courage ! lui dit Ragastens.

– Je vous jure qu’il m’en faut… Nous sortions de l’église,un peu après deux heures, et nous nous hâtions vers la porteFlorentine où nous devions trouver une voiture lorsque, tout àcoup, nous fûmes attaqués… Je reçus un coup violent à la tête et jeperdis connaissance… Lorsque je revins à moi, Rosita avait disparu…Je courus chez la Maga… elle n’était plus dans la maison duGhetto !…

– Et que supposez-vous ?…

– Le sais-je ! s’écria Raphaël en contenant sondésespoir. Rosita a été enlevée… Je pense que c’est là le dangerdont me parlait la Maga… Je pense que la Maga elle-même a dû êtreenlevée… Mais par qui ?… À quels ennemis ai-je affaire ?…Que veulent-ils ?… Voilà le problème que je retourne en vaindans ma tête… En sortant de chez la Maga, j’ai voulu allerretrouver l’ami qui m’avait préparé une voiture… Mais la douleur asurpassé mes forces…

Ragastens avait attentivement écouté ce récit. Sanzio en avaitprononcé les derniers mots d’une voix à peine distincte. Ragastenslui prit les mains :

– Courage ! répéta-t-il. Votre aventure est triste,cela est sûr… mais il n’y a rien de désespéré… Voyons : vousn’avez aucune idée de ces ennemis ?

– Aucune, hélas !…

– Un rival, peut-être ?…

Raphaël fut secoué d’un frémissement.

– C’est cela qui me désespère ! s’écria-t-il. C’estcette pensée qui me brûle la poitrine et fait éclater ma tête…Ah ! vous avez vu juste… Il n’en faut pas douter. Il y avaitquelqu’un qui aimait Rosita… La Maga l’a su… Elle m’a prévenu… troptard !…

– Croyez-moi, reprit Ragastens ému, vous n’arriverez àtriompher qu’à force de calme et de sang-froid…

Raphaël fit un geste d’accablement.

– Oui… avec du sang-froid seulement, vous verrez clair danscette situation… Mettons les choses au pis. Supposons que votreRosita a été enlevée par un rival… Elle vous aime, n’est-cepas ?…

– Oh ! cela, du moins, j’en suis sûr !…

– Une femme qui aime est forte ! Les ressources de sonesprit se décuplent… Car vous n’imaginez pas que Rosita va acceptertranquillement la situation qui lui est faite… Sans doute elle serasurveillée… mais vous pouvez tenir pour certain que, dèsmaintenant, elle travaille à vous prévenir…

– Oh ! vous me rendez la vie !… Je n’avais songéà rien de cela !…

– D’autre part, comme je vous le disais, je puis disposerde quelque influence… Un grand seigneur de Rome me veut du bien… Ilest vrai que je vais le quitter… Mais je ne doute pas qu’ilconsente à provoquer des recherches sérieuses.

Raphaël se leva et se jeta dans les bras de Ragastens.

– Vous me sauvez ! s’écria-t-il. Vous me sauvezdoublement… Et quand je songe qu’il y a une heure, vous m’étiezinconnu, que vous pouviez passer près de moi sans me voir, quandj’examine le concours de circonstances qui fait de vous l’ami leplus inattendu, le plus précieux, je me sens renaître.

Ragastens sourit. Cette joie débordante qui était son œuvre,calmait un peu son propre tourment.

– Allez, reprit-il, et tenez-vous tranquille jusqu’à ce queje vous aie revu…

– Quand vous reverrai-je ? demanda ardemmentRaphaël.

– Dans deux heures au plus tard… Dites-moi où je voustrouverai…

– Chez l’ami dont je vous ai parlé. Il s’appelle Machiavelet demeure dans la rue des Quatre-Fontaines, juste en face lemonument qui porte ce nom.

– Bien… Attendez-moi donc chez votre ami Machiavel… Et ayezbon espoir…

Les deux nouveaux amis se serrèrent la main et Ragastens, partitréconforté, plein d’espoir et de courage. Quant à Ragastens, ilpoussa un profond soupir et murmura :

– Il est bien heureux, lui… puisqu’il est aimé !

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