Borgia !

Chapitre 27L’AUBERGE DE LA FOURCHE

Ragastens s’enfonça dans le sentier que lui avait indiquéSpadacape. Pendant deux heures, il trotta silencieusement, seretournant de temps à autre pour interroger son compagnon – ou, sil’on veut, son écuyer – sur le chemin qu’il fallait prendre.

Vers midi, ils se trouvaient au nord de la Ville Éternelle aprèsen être sortis par le sud. La faim commençait à talonner Ragastens.Il appela Spadacape.

– Comment fais-tu pour déjeuner, lui demanda-t-il, lorsquetu n’as rien à manger et pas d’argent pour aller àl’auberge ?

L’écuyer tendit le bras vers quelques arbres qui dressaient aumilieu des champs leurs branches tordues et couvertes de largesfeuilles dentelées.

– Des figuiers ! dit-il simplement.

– Des figues ! De quoi se rafraîchir et apaiserl’appétit tout ensemble !

– Seulement, elles ne sont pas tout à fait mûres…

– Bah ! Qu’importe… Courons-y…

En arrivant sous les figuiers, Spadacape s’apprêta à grimperdans l’un d’eux.

– Laisse ! fit Ragastens. Cela me rappellera le tempsoù j’allais dénicher des pies dans les bois de Montrouge, et desmerles dans les bois de Montmartre…

Et, sautant à terre, il se mit lestement à grimper. Mais,parvenu aux hautes branches, il fit la grimace : non seulementles figues n’étaient pas tout à fait mûres, mais elles ne l’étaientpas du tout.

– Triste déjeuner ! murmura-t-il. Je regrette le painet l’eau que monseigneur César me faisait octroyer.

Ragastens cueillit les figues quand même. Il les lança, au furet à mesure, à Spadacape. Tout à coup, celui-ci jeta un criperçant.

– Les figues ! s’écria l’écuyer en levant vers lechevalier un visage bouleversé de surprise.

– Eh bien, quoi ? les figues ?…

– Eh bien ! Elles sont en or !…

– Ça ! Deviens-tu insensé ?…

– Voyez vous-même ! Voici la dernière que vous m’avezenvoyée…

Et Spadacape, tendant le bras, remit au chevalier un beau ducatd’or qui brillait au soleil.

– Curieux ! Curieux ! s’étonna Ragastens.

– Encore une !… Et encore une !… C’est toute unepluie ! vociféra à ce moment Spadacape qui, sautant de soncheval, se mit à ramasser une dizaine de ducats d’or tombés del’arbre.

Ragastens, stupéfait, jeta les yeux autour de lui et se demandas’il n’avait pas découvert un trésor, lorsque son regard tombaenfin sur sa propre ceinture.

Une pointe de branche, en s’accrochant à cette ceinture, l’avaitun peu déchirée. Et c’est de cette déchirure que tombait la pluiemiraculeuse de ducats. Ragastens poussa un grand éclat de riresonore.

– La ceinture de César Borgia ! s’exclama-t-il…

Il descendit rapidement, défit et ouvrit la ceinture : elleétait pleine d’or ! César Borgia, qui avait toujours quelquecoup de stylet à récompenser ou quelque bandit à encourager, nesortait jamais sans avoir sur lui une forte somme. Selon l’usage,il plaçait cet argent dans des pochettes aménagées le long de laceinture qui soutenait son épée.

Or, on se rappelle que Ragastens avait agrafé autour de sesreins la ceinture de César, pour avoir son épée. Il s’assit et semit à compter ce petit trésor. Il y avait plus de cent ducats d’or,sans compter une forte poignée de pistoles et enfin quelquesécus : la fortune !…

– Mordieu ! fit-il joyeusement, monseigneur César faitbien les choses quand il s’y met… Merci, César !… Or çà,reprit-il, ces figues ne sont pas mangeables – maintenant surtout.Connais-tu une auberge, où l’on puisse déjeuner en paix, et entoute sécurité ?

– Sur la route de Florence, monsieur le chevalier, à uneheure d’ici, à peine, il n’y a que l’auberge de la Fourche, où vousserez aussi en sûreté qu’à deux cents lieues de Rome et des Borgia.Je connais le patron. C’est un de nos amis. Il nous aidait par purecomplaisance et nous gardait dans ses caves certaines marchandisesencombrantes jusqu’à ce que nous puissions les écouler honnêtementet cela, contre une part de prise.

– Oui, un honnête receleur… Mais je n’ai pas le choix… Va,pour l’auberge de la Fourche. D’autant qu’elle ne m’est pas tout àfait inconnue.

Ragastens eut un sourire en songeant à sa première rencontreavec César Borgia et à son duel avec le terrible Astorre, qu’ilavait si bien mis à la mode des pourpoints tailladés.

Il était près d’une heure lorsqu’ils atteignirent la Fourche,sur la route de Florence, après un bon temps de trot. Pendant queSpadacappa conduisit les chevaux à l’écurie, Ragastens pénétra dansune salle basse où des draps mouillés suspendus devant la fenêtreentretenaient une fraîcheur suffisante. Il mourait de faim.

Son premier soin fut donc de commander un déjeuner substantiel àla servante qui vint s’enquérir de ce qu’il souhaitait. Mais commedéjà la fille dressait la table, le patron de l’auberge entra et,saluant Ragastens, il lui dit à voix basse :

– Monsieur est des nôtres, à ce que me dit sondomestique ?…

– Des vôtres ?…

– Oui, reprit l’hôte en clignant des yeux. Que monsieur necraigne rien… Si monsieur veut me suivre, je vais le mener dans unendroit où il sera en parfaite sûreté, et j’aurai moi-mêmel’honneur de servir monsieur…

– L’aventure est excellente, se dit Ragastens en riant. Mevoilà admis parmi messieurs les truands de Rome…

Il suivit l’aubergiste. Celui-ci le conduisit dans une pièce dupremier étage, à laquelle on montait par un étroit escalier dontl’entrée, située dans une petite cour, était masquée par unefutaille.

– Nul ne songera à venir ici demander monsieur, dit-il.Monsieur peut y rester plusieurs jours sans danger.

– Merci, mon brave. Donnez-moi à déjeuner, pourcommencer.

La chambre était petite, mais confortablement aménagée en vued’un séjour assez long. Il y avait un lit, un canapé, un fauteuil,une table, plusieurs flambeaux de cire, et même des livres pour sedistraire. Une petite fenêtre aux jalousies closes donnait sur laroute. En cas d’extrême alerte, on pouvait filer par là.

L’aubergiste de la Fourche reparut bientôt avec un panier devictuailles auxquelles il fit largement honneur.

– Et Spadacappa ? demanda-t-il en dévorant à bellesdents un succulent pâté d’anguilles.

– Le domestique de monsieur déjeune à la cuisine.

– Qu’il vienne me trouver dès qu’il aura fini.

Sans perdre un coup de dents Ragastens songeait.

« Chose étonnante, pensait-il. J’ai coudoyé les grandsseigneurs de Rome, et n’ai entrevu que crimes atroces. Je rencontreun bandit : il me sauve ! J’arrive chez un simpleaubergiste : il me protège. Ah çà, est-ce que pour trouver lanoblesse du cœur, il faut aller loin de la noblesse deparchemin ?… »

Ces philosophiques réflexions furent interrompues par l’arrivéede Spadacappa.

– Tu as déjeuné ? demanda le chevalier.

– Comme je n’avais pas déjeuné depuis dix ans,monsieur ! C’est étonnant ce que ça donne de l’appétit desavoir que le pain qu’on mange n’est pas le prix du sang !

– Bon !… Tu es reposé ?

– Prêt à chevaucher jusqu’à la nuit, s’il le faut.

– Cela tombe à merveille. Tu vas retourner à Rome.

– À Rome ? s’écria Spadacape avec terreur. Est-ce quemonsieur le chevalier a assez de moi ?…

– Non ! Sois tranquille. Tu vas retourner à Rome, d’unbon trot. Connais-tu la rue des Quatre-Fontaines ?

– Je crois bien ! L’eau de la fontaine à quatrebouches m’a souvent servi de vin d’Asti…

– Eh bien, interrompit Ragastens, tu frapperas à une maisonqui se trouve juste en face la fontaine. Tu demanderas à parler auseigneur Machiavel… Retiendras-tu ce nom ?

– Machiavel, je le tiens là !

– Quand tu l’auras vu, tu lui diras simplement qu’ilprévienne son ami Raphaël Sanzio que je suis ici et que j’attendraijusqu’à demain. Et puis, tu reviendras. Tu as compris ?

– Admirablement. Quand faut-il partir ?

– Tout de suite.

Spadacappa se précipita. Trois minutes plus tard, Ragastensentendait le trot relevé de son cheval qui s’éloignait grandtrain.

– Maintenant, se dit-il, j’ai quelques heures devant moi.Songeons à les employer utilement, c’est-à-dire à nous refairequelques forces.

Cela dit, Ragastens s’allongea sur le canapé. Une minute, lesfigures confuses de Primevère, de Lucrèce et de César passèrent etrepassèrent devant son imagination. Et bientôt, il s’endormit d’unprofond sommeil.

 

La robuste constitution de César triompha du commencementd’apoplexie qu’il devait aux doigts de fer du chevalier. Peu à peu,il revint à lui. L’étonnement le paralysa d’abord, quand il se vitenchaîné dans le cachot qu’un reste de sa torche continuait àéclairer.

Cet étonnement ne dura pas. Il fit place à un accès de fureurfolle. César se mit à rugir.

Après la fureur vint la terreur. Car nul ne l’entendait !Nul ne venait le délivrer. Et ses cheveux se dressèrent sur sa têtelorsqu’il se demanda si on n’allait pas l’oublier là !…

Tout à coup un bruit de pas précipités parvint à ses oreilles.L’épouvante qui blêmissait son visage disparut aussitôt et il n’yeut plus dans ses yeux qu’un éclair de rage féroce. Il se tut,ruminant d’horribles vengeances. Et lorsque le cachot fut soudainenvahi par la foule des officiers, des gardes et du geôlier, il secontenta de dire d’une voix rauque :

– Qu’on brise ces cadenas…

– Ah ! Monseigneur ! Monseigneur !balbutiaient les infortunés qui tremblaient devant la colèreblanche de César et prévoyaient que l’orage allait crever sureux.

Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles on entendit lesgrincements des limes et des tenailles. Enfin, César se trouvalibre. Ses yeux firent le tour des gardiens accourus. Un silenceterrible pesa sur ce groupe glacé de terreur.

– Quel était le gardien de service au quatrièmecercle ? demanda César.

– Moi, Monseigneur ! fit une sorte de colosse à barbebroussailleuse et aux poings formidables, qui s’avança d’un pas,courbé, livide d’effroi.

– Tu n’as pas entendu mes cris ?

– Non, Monseigneur…

– Ah ! Tu n’as rien entendu ? Tu dormais,n’est-ce pas ?… Attends, je vais te faire dormir pourtoujours…

Il saisit le colosse par le bras et le poussa devant lui, tandisque les spectateurs de cette scène se collaient aux murs, lesjambes flageolantes. L’hercule se laissa pousser comme un enfant.César l’accula au couloir de droite… devant le trou circulaire etnoir… devant le puits aux reptiles… le sixième cercle de l’enferdes Borgia !…

– Saute ! dit froidement César.

Le colosse se jeta à genoux, les mains tendues.

– Grâce, Monseigneur !…

– Saute, brute !

– Grâce pour ma femme et mes enfants !…Grâce !…

Il ne put en dire plus long. D’une brusque poussée du pied,César l’avait précipité dans le puits. Le malheureux essaya uninstant de se cramponner aux rebords de pierre. Mais la pierreétait lisse et taillée en pointe : il tomba avec un effroyablehurlement d’épouvante. On entendit le sourd clapotement de l’eau,et aussitôt montèrent du fonds du puits des espèces de grognements,de jappements insensés : c’était le geôlier qui commençaitdans la nuit sa hideuse bataille contre les rats affamés… César seretourna.

– Qui commandait le poste, là-haut ? fit-il.

– Moi, Monseigneur, répondit un officier.

D’un geste brusque, César arracha la dague d’un garde qui setrouvait près de lui et d’un seul coup, l’enfonça dans l’épaule del’homme. L’officier tomba sans un cri, rendant un flot de sang parla bouche, tué raide.

César regarda alors les autres officiers, gardes et geôliers. Iltremblait légèrement sous l’effort de l’accès de fureur délirante.Un peu d’écume blanche moussait aux coins de ses lèvres.

Il y avait là vingt-trois hommes, il les compta : officierscourageux qui avaient risqué vingt fois leur vie, geôliersherculéens qui auraient pu l’écraser d’un coup de poing. Pas un nebronchait. Ils étaient blancs comme des cadavres, etattendaient.

– Vous autres… dit tout à coup César.

Il chercha. Il y eut quelques secondes d’attente, effrayantes,pendant lesquelles on entendit seulement les grognements de foliequi montaient du puits aux reptiles.

– Vous autres, reprit-il, ayant trouvé, entrezlà !…

Il désigna la cellule où Ragastens l’avait enchaîné. Sans unmot, sans un geste de supplication inutile, ils entrèrent. Césarferma la porte de fer. Alors seulement il poussa un profond soupirde soulagement.

– Qu’ils crèvent ! murmura-t-il. Qu’ils crèvent defaim et de soif, tous !

Quinze ans plus tard, on retrouva, dans cette cellule,vingt-trois squelettes entassés, dans des positions hideuses :on eut dit les squelettes d’un troupeau de bêtes féroces mortes enessayant de s’entre-dévorer.

César enfila le couloir à gauche, suivant le chemin qu’avaitpris Ragastens. Au pied de l’escalier, une ombre se dressa devantlui.

– Et toi ? gronda-t-il, qui es-tu ?…

Un éclat de rire lui répondit.

– Lucrèce ! exclama César.

– Moi-même ! C’est moi qui suis venue donner l’alarmeet t’ai fait délivrer…

– Toi !… Comment savais-tu ?…

– Viens ! Je vais te dire… C’est Ragastens lui-mêmequi a eu le cynisme de tout me raconter… Le misérable a ensuitevoulu me poignarder… Mais viens, je vais tout te dire par ledétail…

Quelques minutes plus tard, César lançait ordres sur ordres,estafettes sur estafettes, le tocsin sonnait aux trois centsclochers de Rome et tous les crieurs de la ville parcouraient lesrues en s’arrêtant tous les cinquante pas pour jeter à la foule cespromesses qui devaient faire travailler plus d’unecervelle :

« À quiconque, noble ou manant, bourgeois ou hommed’armes, prêtre ou laïque, Romain ou étranger, sont promis et juréssolennellement par Notre Saint-Père le pape AlexandreSixième :

« Pardon et grâce complète de ses fautes, ou crimesquels qu’ils soient, rémission de tous ses péchés passés etprésents, indulgence plénière pour toute sa vie, s’il s’empare duterrible et forcené Ragastens ;

« Plus, mille ducats d’or s’il apporte aux officiers dela justice pontificale la tête du bandit Ragastens, convaincu defélonie, trahison, apostasie, assassinat et tentatived’assassinat ;

« Plus, trois mille ducats d’or s’il amène ledit banditRagastens vivant entre les mains des officiers de la justicepontificale. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer