Borgia !

Chapitre 50LA VENGEANCE DE LUCRÈCE

Dans la matinée du lendemain, Ragastens fut appelé chez leprince Manfredi. Le prince avait son appartement au palais Alma.Dès qu’il fut arrivé, Ragastens fut introduit. Le comte Alma étaitavec Manfredi.

– Approchez, monsieur, dit celui-ci, approchez, qu’on vousfélicite un peu mieux qu’on n’a pu le faire hier…

– Vous nous avez sauvés, ajouta le comte Alma.

– Altesse… prince, dit Ragastens, j’ai simplement combattuen soldat…

– Non pas, fit vivement Manfredi. Vous seul avez vu lepoint faible. Et votre attaque a dignement terminé cette journée…Sans vous, l’armée de César serait ce matin aux portes de laville…

Ragastens s’inclina.

– Nous avons pensé, reprit alors le comte Alma, à vousoffrir une récompense digne de l’action d’éclat que vous avezaccomplie.

Ragastens ferma les yeux un instant et songea que la récompensesuprême, c’était d’avoir été vu par Primevère sur le champ debataille. Puis il se redressa.

– Monseigneur, dit-il, vos paroles sont une récompensesuffisante…

Mais le prince Manfredi avait fait un geste. Un valet ouvrit unegrande porte à deux battants. Une trentaine de seigneurs, chefs del’armée alliée, entrèrent alors et se rangèrent en silence derrièrele comte Alma et le prince Manfredi. Ragastens regarda avecétonnement ces préparatifs. Tout à coup, le prince Manfredi fitdeux pas vers lui. Et il retira un magnifique collier qu’ilportait, composé d’une série de médailles d’or réunies entre ellespar de légères chaînettes incrustées de brillants, terminé par unesorte de rosace faite de rubis. C’était l’insigne de l’Ordre desPreux, distinction suprême établie depuis des siècles par lespremiers Alma.

Le nombre des chevaliers de l’Ordre des Preux ne devait jamaisdépasser soixante. Quelques princes, les doges de Venise, le duc deFerrare entre autres, s’enorgueillissaient de porter aux grandescérémonies la rosace de rubis. Dans le comté, seuls le princeManfredi, le comte Alma avaient cette décoration.

Le prince Manfredi, ayant retiré le collier qu’il portait autourdu cou, le présenta à Ragastens.

– À genoux, lui dit-il gravement.

– Prince, fit Ragastens en pâlissant, une pareilledistinction… à moi !…

– À genoux, répéta doucement Manfredi.

Alors, Ragastens obéit. Il plia le genou. Le prince Manfredi sepencha vers lui et lui passa le collier autour du cou. Puis, tirantson épée, il le toucha du plat sur l’épaule droite, endisant :

– Sois brave. Sois fidèle. Sois pur. Dans tes pensées etdans tes actes, sois digne de l’Ordre des Preux, dont tu eschevalier à dater de ce jour.

Des applaudissements éclatèrent. Ragastens s’étant relevé, reçutl’accolade du prince Manfredi et du comte Alma et les félicitationsde tous les seigneurs présents. La chose qui lui fut plus doucepeut-être que la décoration elle-même fut de constater, dans tousles yeux qui se fixaient sur lui, que pas un éclair de jalousie netroubla l’harmonie de la cordialité qui l’entourait.

 

Le soir de ce jour, comme la nuit était venue, le princeManfredi se promenait dans le grand parc solitaire et silencieux,escortant la princesse Béatrix. Fidèle à l’engagement qu’il avaitpris, le prince ne disait pas un mot qui pût rappeler à Béatrixqu’il était son mari.

– Ne rentrez-vous pas, mon enfant ? demanda-t-il.

– Pas encore, prince, répondit-elle. Vous le savez, c’estchez moi un caprice invétéré que de rêver seule, le soir, dans ceparc…

– Si vous m’en croyez, vous rentrerez… Vos esprits sontagités par les graves événements que nous traversons, et vous avezbesoin de repos…

– Non, prince, dit-elle. J’éprouve, au contraire, un réelsoulagement à me promener dans ces parages que ma mère aimait, àessayer de la retrouver… Il me semble que je vais la rencontrer audétour de cette allée…

À ce moment précis, au détour même de l’allée que Primevèredésignait du doigt, une ombre se montra une seconde, puis disparutaussitôt. Ni Primevère, ni le prince ne virent cette ombre.

– Mais vous ! reprit vivement la jeune princesse, voussurtout avez besoin de repos…

Le prince soupira. Il comprit que Primevère cherchait lasolitude.

– Je vous laisse donc, dit-il sans tristesse apparente.

Primevère tendit son front. Le vieillard y déposa un baiserpaternel, puis se retira avec un soupir que Béatrix n’entenditpas.

Le prince Manfredi, la tête penchée, se dirigea lentement versle palais, en passant par les allées qu’il venait de suivre avecBéatrix. Tout à coup, une voix murmura à son oreille,railleusement :

– Bonjour, prince Manfredi !

Et, d’un fourré, il vit sortir une femme masquée.

– Qui êtes-vous ? fit le prince. Que faites-vous ici àpareille heure ?

– Je vous cherchais, prince… Qu’importe qui je suis ?Vous ne voyez pas mon visage, mais vous allez connaître mapensée.

L’ombre éclata de rire. Le prince Manfredi avait pâli. Lepersiflage de la femme masquée lui semblait cacher d’effroyablesavertissements.

– Qui êtes-vous ? Parlez ou je vous arrache votremasque !

– Prince, dit alors la femme avec une soudaine gravité,vous ne saurez pas mon nom, parce qu’il est inutile que vous lesachiez. Vous ne verrez pas mon visage parce qu’il est impossiblequ’un Manfredi violente une femme.

– Par le ciel, gronda sourdement le prince, parlez !…Que voulez-vous me dire ?

– Je n’ai rien à vous dire, fit tranquillement l’ombre…Vous ne me croiriez pas… Mais j’ai mieux à faire que de parler…Venez, prince !… Et vous verrez vous-même sa trahison !Vous entendrez le traître !

Le prince passa ses mains sur son front moite de sueur. Ilsuivit la femme qui s’enfonçait par de nombreux détours dans leméandre des allées du parc. Tout à coup, elle s’arrêta. Ils étaientsous le couvert d’un épais fourré. Devant eux, par-delà une bandede gazon qu’éclairait la lune, une femme était assise sur un banc.Et, à genoux devant elle, un homme couvrait sa main de baisers.Manfredi les reconnut sur-le-champ. C’était Primevère, princesseManfredi. C’était le chevalier de Ragastens.

La dame masquée les lui montra en étendant le bras vers eux,puis, comme si elle n’eût plus rien à faire, doucement, elle serecula et disparut sans bruit, laissant Manfredi hagard, frappéd’une immense stupeur.

 

Le valet, que Lucrèce avait gagné à prix d’or, était à sonposte. Et, comme il demandait s’il faudrait l’attendre encore lelendemain soir, cette fois, elle répondit :

– Non… Maintenant, c’est fini…

Par les rues noires de Monteforte, elle gagna une maison depauvre apparence qui se trouvait située non loin de la grande portepar où le comte Alma et Ragastens avaient fait leur entrée. Elleentra, monta au premier étage et pénétra dans une piècequ’éclairait un seul flambeau. Un homme était là qui attendait. Ilétait vêtu en cavalier.

– Garconio, lui dit Lucrèce, je vais rentrer au camp.

– Et moi, madame ?

– Toi, tu restes, pour le surveiller. Attache-toi à lui.Qu’il ne fasse plus un pas, maintenant, dont tu ne puisses merendre compte.

– Bien, madame. Vous pouvez vous fier à moi.

– Je le sais, Garconio, dit Lucrèce avec un sourire desatisfaction. Tu es un serviteur sûr parce que tu travailles pourton propre compte… Seulement, prends garde ! Si cet homme tevoit, tu es perdu…

Le lendemain matin, au moment où s’ouvrait la porte, Lucrècemonta à cheval et, la figure à demi cachée par une écharpe légère,se présenta pour franchir cette porte. L’officier de garde, voyantune femme seule, ne fit aucune objection pour la laissersortir.

Elle partit au galop. Trois heures plus tard, elle déboucha dudéfilé d’Enfer et, évitant le camp des alliés par un long détour,elle mit pied à terre vers midi devant la tente de César où elleentra aussitôt.

César, allongé sur un petit lit de sangles, causait avec deux outrois de ses principaux lieutenants. Sa blessure, bien que peudangereuse, le faisait cruellement souffrir.

– Comment ! s’écria Lucrèce en entrant.Blessé ?…

– Ma sœur ! s’exclama César.

Elle fit un signe imperceptible que comprit César. Celui-cirenvoya aussitôt les conseillers qui l’entouraient.

– Oui, blessé ! dit-il alors. Blessé par ce damnéRagastens, qui fait tout crouler autour de nous, depuis que nousavons eu le malheur de le rencontrer… Mais toi, d’oùviens-tu ?…

– Je viens de Monteforte, répondit tranquillementLucrèce.

– De Monteforte ? s’écria César.

La tranquille audace de Lucrèce stupéfiait César.

– C’est magnifique, ce que tu as fait là !s’écria-t-il.

– D’autant plus que cela va te permettre de te venger.

César eut une exclamation de joie furieuse et voulut faire unmouvement pour se soulever. Mais la douleur lui arracha un cri etil retomba, haletant.

– Explique-toi, dit-il en se remettant. Si ce que tu disest vrai, Lucrèce, si tu as trouvé le moyen de mettre cet homme enmon pouvoir, tu peux compter sur ma reconnaissance.

– Nous verrons cela plus tard, dit Lucrèce avec un sourire.Pour le moment, réponds à mes questions. Tiens-tu absolument àt’emparer de Monteforte ?

– Si j’y tiens ?… Ah ça ! Tu deviensfolle ?…

– Ainsi, tu te refuserais à renoncer à marcher sur laville ?

– Certes ! Par l’enfer, je la raserai, comme je l’aidit à mon père, et je sèmerai moi-même du blé sur l’emplacement deses remparts !

– Et puis, tu as une autre raison, avoue-le !…

– Oui ! Je sais ce que tu veux dire… Eh bien c’estvrai, je veux que la fille des Alma soit à moi !…

– En ce cas, il faut te hâter. Ragastens est dans la placeet Béatrix ne le voit pas d’un mauvais œil.

César devint blême. Puis, après une minute de réflexion.

– Et tu dis que, pour avoir Ragastens en mon pouvoir, il mefaudrait renoncer à détruire Monteforte ?…

– Ou feindre d’y renoncer !

– Ah ! ah !… Je crois que nous allons nousentendre !

Lucrèce, alors, se pencha vers son frère et lui parla longuementà voix basse.

Enfin, l’entretien prit fin. Alors, César appela l’officier quise tenait en permanence devant la porte de sa tente.

– Monsieur, lui dit-il, envoyez-moi mon maître de camp etmes hérauts d’armes…

– Bien, monseigneur…

Une demi-heure plus tard, le bruit se répandait dans tout lecamp, que César allait envoyer à Monteforte des parlementaireschargés de lui faire des propositions avantageuses. Quelques-unsapprouvèrent la démarche. D’autres, en plus grand nombre, lajugèrent honteuse et murmurèrent que, décidément, César Borgiabaissait… Nul ne soupçonna la vérité…

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