Borgia !

Chapitre 39MARIAGE DE PRIMEVÈRE

À Monteforte par une belle soirée d’été, une extraordinaireagitation se manifestait dans les rues de la ville. Des gens dupeuple, des soldats en quantité affluaient sur une grande place, aufond de laquelle se dressait l’élégante architecture florentine dupalais comtal des Alma.

La façade du palais était resplendissante de lumières. La grandesalle des fêtes contenait une foule de seigneurs en costume deguerre. Parmi eux se trouvaient tous les personnages entrevus dansles catacombes de Rome. Au fond de la salle s’élevait le trônecomtal, encore inoccupé. On attendait avec impatience l’arrivée ducomte Alma et se sa fille Béatrix.

Un groupe de cinq ou six jeunes gens entourait, à quelques pasdu trône, un beau vieillard à barbe blanche : le princeManfredi qui, malgré ses soixante-douze ans, était accouru l’un despremiers à l’appel du comte Alma… On allait recommencer laguerre…

Le comte Alma, bon gré mal gré, était devenu l’âme d’une vasteconspiration à laquelle s’étaient ralliés tous ceux que Césaravaient dépossédés. En cette réunion on allait décider desdernières mesures à prendre.

Un espion arrivé dans l’après-midi avait apporté la nouvelle queCésar venait de quitter Rome à la tête de près de quinze millehommes, tant fantassins que cavaliers. Il avait en outre avec luidix coulevrines de campagne, et huit bombardes d’artilleriecapables de lancer à plus de deux cents pas de gros boulets depierre.

Dans la salle des fêtes, l’heure arriva où le comte Alma devaitprendre place au trône comtal et ouvrir la conférence. Déjà, desmurmures s’élevaient. Dans le groupe qui entourait Manfredi,quelqu’un dit à haute voix :

– Le comte Alma nous commande en chef ; mon avis estque l’honneur lui semble excessif… Peut-être un régiment dansl’armée de César ferait-il mieux son affaire…

Ces paroles, qui traduisaient les inquiétudes et les accusationsde beaucoup des chefs, amenèrent un silence glacial. À ce moment,la porte qui se trouvait près du trône s’ouvrit brusquement. Tousles yeux se portèrent de ce côté. Béatrix entra seule !…

Il y eut dans la foule une minute de stupeur inquiète. Quefaisait donc le comte Alma ?… Cette stupeur se changea encuriosité lorsqu’on vit Béatrix se diriger résolument vers le trônecomtal et y prendre place… Un grand silence s’établit.

Debout, svelte, dans sa longue robe de velours gris, Béatrixpromena sur l’assemblée un regard assuré.

– Seigneurs, dit-elle d’une voix qui ne trembla pas, j’aiune malheureuse nouvelle à vous apprendre : le comte Alma adisparu de Monteforte.

À ces mots, il se fit dans la salle un grand tumulte.

– Trahison ! crièrent plusieurs chefs.

Béatrix étendit la main, et tel était son ascendant sur tous cesseigneurs, rudes hommes de guerre, que son geste suffit à ramenerle silence.

– Ceux qui ont peur peuvent se retirer. Quant aux autres,ils resteront, et si peu qu’il en reste, j’ai bon espoir dedéfendre une fois encore ma ville contre Borgia… Huissiers, ouvrezla grande porte !…

Nul ne sortit… Béatrix promena sur l’assemblée son fierregard.

– Maintenant, s’écria-t-elle, je puis dire que Montefortesera sauvée et que peut-être l’Italie sera arrachée au despotisme…Seigneurs, merci !… Mon cœur se repose en vous…

Tous ces hommes écoutèrent ces paroles qui suscitaient en euxdes idées de dévouement absolu. Certes, il n’y en avait pas un quine fût mort avec bonheur sous le sourire de Primevère. Cessentiments se traduisirent par une longue acclamation.

C’en était fait, Béatrix comprit qu’elle était l’arbitresouveraine et incontestée des décisions qui allaient être prises.Elle prit place au trône comtal, comme si, désormais, elle eût étéle chef réel, en l’absence du comte Alma. À ce moment, un jeunehomme de fière mine se leva et, d’une voix forte, prononça cesparoles :

– Moi Jean Malatesta, fils de Guido Malatesta, tué dansRimini en défendant ses droits, ses prérogatives et sa liberté, jedéclare que l’Italie souffre un honteux asservissement et que nousdevons reprendre aux Borgia ce qu’ils nous ont volé. AprèsMonteforte sauvée, reprenons Rimini ; après Rimini, reprenonsImola, Bologne, Piombino, les villes d’Urbin, et Pesaro, et Faënza,et Comerino. Êtes-vous d’avis que la ligue sacrée, dès aujourd’huiconstituée, poursuive ce but grandiose ? Et qu’après avoirrepoussé César de Monteforte, nous entreprenions la délivrance del’Italie ?

Il n’y eut qu’un cri, une clameur fiévreuse d’enthousiasme…

– Or donc, reprit Jean Malatesta, nous avions un chefsuprême : le comte Alma. Il avait accepté de diriger nosforces coalisées… Le comte Alma disparaît. Qu’est-il devenu ?…Il faut que nous le sachions… Et ce qu’il est devenu, je crois lesavoir, moi !…

Primevère eut un geste d’anxiété. Le silence était redevenusolennel.

– Deux hommes, deux pèlerins, sont entrés dans Monteforte,il y a quelques jours. Nul ne fit attention à eux. À diversesreprises, j’ai vu le comte Alma causer avec deux pèlerins dans lesprofondeurs du Jardin du palais comtal… Et hier, j’ai pum’approcher assez, sinon pour entendre ce qu’ils disaient, du moinspour apercevoir un instant la figure de l’un d’eux, malgré le soinavec lequel il se cachait sous son capuchon…

L’assemblée écoutait avec une attention profonde. Jean Malatestacontinua :

– J’ai vu, seigneurs, j’ai vu l’homme et je l’ai reconnu.Savez-vous qui était ce pèlerin ? Savez-vous avec qui le comteAlma a eu des entretiens secrets, entretiens au sujet desquels jeme proposais de lui demander des explications publiques, ce soir,devant vous tous ?… Eh bien, c’était l’âme damnée de CésarBorgia, un des espions les plus actifs d’Alexandre VI, un moine quise fait appeler dom Garconio…

– Dom Garconio !… murmura Primevère en pâlissant.

Aux derniers mots de Jean Malatesta, une vraie tempête s’élevadans l’assemblée et les cris de :« Trahison ! » se firent entendre à nouveau.Malatesta étendit la main comme pour dominer le tumulte. Le silencese rétablit.

– Il n’est que trop facile de saisir la vérité, poursuivitalors le jeune homme. Ces deux pèlerins, émissaires du pape et deCésar, sont venus traiter avec le comte Alma de sa défection ànotre cause… Si le comte n’est plus à Monteforte, c’est qu’il atrahi… Le comte a accepté les propositions d’Alexandre VI… Le comteAlma s’est vendu… Si nous ne faisons un exemple terrible, il fauttout craindre de la diplomatie du pape, plus encore que des armesde son fils…

– C’est la vérité même ! crièrent plusieurs voix.

– Il faut frapper le comte !

– Il faut que l’exemple soit retentissant !

– Seigneurs, reprit Jean Malatesta, je propose que le comteAlma, traître et félon, soit publiquement déclaré tel, qu’il soitdéchu de son titre et de ses biens, et qu’il soit ordonné de luicourir sus dès qu’on le trouvera…

– Seigneurs !… chers seigneurs !… s’écriaPrimevère, blanche de désespoir.

Mais sa voix fut couverte par le tonnerre des voix quigrondaient. Elle retomba sur son fauteuil, impuissante… Et comment,d’ailleurs, eût-elle pu défendre son père ?

À ce moment, un homme, un vieillard, se dressa près de JeanMalatesta. C’était le prince Manfredi. Il jouissait d’une influenceincontestée sur tous ces rudes chefs de guerre qu’il avaitcommandés en mainte bataille, qu’il avait dirigés de sa sagessedans les conseils. Lorsqu’il se leva, le silence se rétablitlentement, par degrés…

– Messieurs, dit-il enfin d’une voix que l’âge n’avait pascassée, moi aussi, j’ai vu mes domaines envahis ; j’ai vu lecarnage là où la paix faisait jadis fleurir les moissons… Je neparle pas de mes richesses pillées, de mes privilèges foulés auxpieds… Je suis vieux, mais il s’agit du salut de l’Italie, et mesépaules sont assez robustes encore pour porter la cuirasse.Messieurs, l’un des premiers, j’ai adhéré à la délivrance… Vousm’avez entendu dans les réunions, vous m’avez vu à l’œuvre sur leschamps de bataille… Je crois qu’il m’est permis de vous direfranchement ma pensée…

» Je crois que l’ardeur de la jeunesse a emporté trop loinle valeureux Jean Malatesta… Je crois qu’en ce qui concerne lecomte Alma, nous ne devons pas prendre de décision précipitée…Messieurs, vous oubliez que la fille du comte Alma, notrebien-aimée Béatrix, occupe ce trône… Regardez cette frêle enfantqui nous a donnés à tous, hommes de guerre que nous sommes,l’exemple de l’intrépidité…

» Seigneurs, je propose qu’il soit sursis à toute décisioncontre le père de Béatrix.

Jean Malatesta, lui aussi, avait regardé Primevère. Il étaitdevenu pâle de la voir si pâle. Et ce fut d’une voix altérée par laprofonde émotion des violents et secrets sentiments quil’agitaient, qu’il reprit :

– Seigneurs, la proposition du vénéré Manfredi m’agrée.Qu’il soit sursis… Soit ! Mais de combien de jours ?…

Tous se regardèrent, surpris, hésitants.

– Seigneurs, se hâta alors de continuer Jean Malatesta,autant que le prince Manfredi, autant que vous tous, je suis touchéde la situation de la jeune comtesse… Et j’ajoute que maproposition de tout à l’heure s’enchaîne étroitement à une deuxièmeproposition que je veux faire… Je parle au grand jour, comme devantdes frères…

En disant ces mots, Jean Malatesta parut plus vivement ému. Dansl’assemblée, un certain nombre de jeunes gens fixèrent sur lui desyeux ardents, comme s’ils eussent deviné déjà sa pensée. Quant àPrimevère, son inquiétude fut si évidente que le prince Manfredialla se placer près d’elle, comme pour la rassurer. Cependant, JeanMalatesta s’était tourné vers elle :

– Chère Béatrix, dit-il nerveusement, vous êtes vraimentnotre chef, vous êtes l’âme de toutes nos âmes. C’est votre jeunebravoure qui nous a enflammés, ce sont vos paroles qui ont réveillél’espoir en nous… Et puisse ma langue être donnée aux chiens sij’ai proféré ou si je profère des paroles qui vous blessent.

– Vous ne me blessez pas, Jean Malatesta.

– Donc, fit le jeune homme avec plus de force, tous icinous sommes décidés à mourir pour vous, s’il le faut… C’est là, jecrois, la plus forte parole que je puisse trouver pour vous dire ledévouement de tous ces seigneurs – et le mien !… Le comte Almanous a abandonnés… Mais il vous a abandonnée aussi, Béatrix… Enproposant de le déchoir de tous ses titres j’ai compris parmi euxle plus beau… le titre de père… Que cette décision soit remise, j’yconsens… Mais il est nécessaire que notre entreprise ait un chef…un homme qui puisse marcher à la bataille… Il faut que le comteAlma soit remplacé… Seigneurs, et vous, Béatrix, écoutez maproposition.

Le jeune homme s’arrêta une seconde, peut-être dominé parl’émotion. Puis, dans le solennel silence, il parla :

– Je propose d’attendre trois jours. Si dans trois jours,heure pour heure, le comte Alma n’a pas reparu, il sera déchu…Acceptez-vous ?…

– J’accepte ! dit le prince Manfredi.

– Nous acceptons ! reprirent les chefs assemblés.

Primevère fit un signe qui indiquait qu’elle se résignait.

– Or, dans trois jours, reprit Malatesta, nous allons êtresans chef. Et la comtesse Béatrix sera seule dans une ville sur lepoint d’être assiégée… Il faut un chef à notre entreprise… Il fautun protecteur pour Béatrix.

Primevère devint plus pâle encore.

– Ce chef, ce protecteur, c’est la comtesse Béatrix qui vale désigner dès maintenant… Dans trois jours, heure pour heure, sile comte Alma n’est pas de retour parmi nous, l’homme qui va êtredésigné, parmi tant de chefs illustres, deviendra le chef suprêmede notre entreprise et l’époux de la princesse Béatrix… J’aidit.

Un murmure confus s’éleva de toutes parts. Plusieurs, parmi ceshommes, aimaient la jeune fille en secret. Plus d’une maintourmenta nerveusement le poignard de cérémonie sur lequel elles’appuyait. Plus d’un regard se fixa sur Malatesta qui paraissaittout désigné pour devenir le chef de l’entreprise et l’époux deBéatrix…

Agitée de mille sentiments, la jeune fille promena surl’assemblée un regard éperdu… Elle se leva et dit :

– Chers seigneurs, la proposition de Jean Malatestam’effraie et me surprend…

– Elle est raisonnable, pourtant ! firent plusieursvoix.

Primevère vit clairement que si elle ne se rendait pas, c’enétait fait de l’œuvre à laquelle elle s’était vouée… Une larmetrembla à ses paupières… Une rapide vision passa devant ses yeux…Elle se vit dans un bois d’oliviers tout parfumé, près d’unruisseau qu’un jeune cavalier franchissait d’un bond pour venir luibaiser la main…

Mais, tout à coup, elle se rasséréna… Son regard reprit cetteexpression indéfinissable, mélange de hardiesse et de douceur quila faisait si séduisante.

– Bien, dit-elle, j’accepte !

Il y eut un frémissement, puis un grand silence.

– Chers et aimés seigneurs, celui que je choisis, puisqueje suis appelée à l’honneur de ce choix, pour notre chef à tous etpour mon époux, c’est celui qui vous inspire à tous confiance,estime et affection, celui qui peut vraiment réunir les suffragesde tant d’hommes de haute valeur… C’est le prince Manfredi…

Un tonnerre de vivats accueillit ces paroles. L’unanimité desassistants reconnaissait dans le prince Manfredi un chef digned’être écouté aussi bien dans les conseils que sur le champ debataille.

Seuls, deux ou trois pâlirent de dépit, sans cependant élever deprotestation. De ce nombre était Jean Malatesta.

Le prince Manfredi, après le premier moment de surprise, n’avaitpu dissimuler le plaisir que lui causait le choix de Primevère.S’avançant vers la comtesse Béatrix, il avait incliné sa hautetaille faite pour les robustes armures, avait saisi la main decelle qu’il pouvait considérer comme sa fiancée et l’avait baisée.Ce baiser fit tressaillir Primevère… Qu’avait donc espéré la jeunefille ? Et pourquoi une sorte de terreur s’empara-t-elle deson cœur au moment où le vieillard lui murmura :

– Soyez bénie, chère Béatrix, pour avoir réservé une tellejoie à mes vieux ans… Je vous regardais comme ma fille… vous voulezque je sois votre époux… C’est une gloire pour moi, et si j’ai lescheveux blancs, je jure par la madone que nul ne s’en apercevramaintenant que vous les avez auréolés d’amour !…

Le vieillard se redressa. Tourné vers l’assemblée, les yeuxbrillants, ses larges épaules d’aplomb, la poitrine vaste, ilapparut plein de force lorsqu’il cria :

– J’accepte le double honneur qui m’est fait. Messieurs, jedésigne Valentin Ricardo comme maître de notre cavalerie etTrivulce, de Piombino, pour commander notre infanterie. Je désigneRoderigo d’Imola, Jean Malatesta et Giulio d’Orsini pour former leconseil…

La foule des chefs, debout, ratifia ces choix par ses vivats etsalua Primevère de ses acclamations.

Les trois jours s’écoulèrent. Le prince Manfredi avait envoyédes cavaliers dans toutes les directions ; les environs deMonteforte furent battus dans un rayon de plusieurs lieues ;mais toutes les recherches furent vaines. La trahison du comte Almadevint évidente.

Le quatrième jour, les cloches sonnèrent à toute volée ;les fanfares éclatèrent sur la place du palais ; une fouleénorme, bruyante, joyeuse, se tassa sur la place.

À midi, la comtesse Béatrix Alma apparut au haut de l’escaliermonumental, entourée de ses dames d’honneur, suivie des seigneursdu palais. Le prince Manfredi lui donnait la main. Une immenseacclamation les salua. Le prince et Béatrix descendirent lentementles marches couvertes d’un riche tapis, lui, radieux, elle, pâledans sa somptueuse robe de brocart blanc, la couronne d’or sur latorsade de ses cheveux blonds, semblable à une souveraine qui vaouvrir quelque splendide fête populaire… La fête, c’était sonmariage.

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