Borgia !

Chapitre 17UNE BONNE IDÉE DE PAPE

Ainsi, c’était Garconio qui avait enlevé Rosita… Ainsi, c’étaitsur l’ordre de Borgia que cet enlèvement avait été exécuté… Etc’est au Tivoli que la jeune femme avait été conduite. Ragastens,frappé d’une sorte de stupeur, se demanda de quels formidablesbandits se composait décidément cette famille des Borgia, auservice desquels il était venu s’engager !

Mais dans quel but cet enlèvement ? Il osait à peinel’imaginer. Et pourtant, ce mot de « Tivoli », qu’ilavait saisi au vol, était presque un trait de lumière… Il serappelait tout ce qui se disait à Rome sur cette maison de campagnedu pape… il évoquait les récits d’orgie et de débauche qu’on sechuchotait…

Il frémit en songeant à Raphaël qui lui avait inspiré si viteune si chaude amitié. Il fallait avant tout le prévenir.

Ragastens cherchait des yeux par où il pourrait s’éclipser sansattirer l’attention de César, lorsqu’une main douce saisit lasienne.

– À quoi pensez-vous, beau chevalier ?

Lucrèce était devant lui.

Ragastens fit un effort pour surmonter le frisson d’épouvante etde dégoût qu’il éprouvait. Il parvint à sourire.

– Que complotez-vous ? cria de loin César.

– Ce soir, à dix heures, au Palais-Riant, murmura Lucrèce.Je vous laisse votre chevalier, mon frère, ajouta-t-elle à hautevoix. À bientôt, monsieur…

Le chevalier salua profondément pour cacher son trouble.

– Ma sœur est vraiment une femme de tête, n’est-cepas ? dit César qui s’était approché et qui, familièrement,passa son bras sous celui de Ragastens.

– Un admirable ministre, monseigneur…

– Oui ! C’est elle qui expédie les affaires courantes,c’est elle qui reçoit les lettres, qui répond, qui reçoit même lesambassadeurs… Mon père commence à se fatiguer… il a tant travaillé…Mais venez, chevalier, je veux vous présenter à lui… C’est pourcela que je vous attendais…

– Monseigneur… objecta Ragastens… plus tard, je vous enprie… Je ne suis pas préparé à cet honneur…

– Bah ! interrompit César en entraînant Ragastens,j’ai parlé de vous au pape ; il veut vous voir… Venez…

Ragastens suivit. Il bouillait d’impatience. Mais force lui futde se contenir et de faire bon visage.

L’instant d’après, il se trouvait dans un cabinet qui n’étaitséparé de la salle des audiences que par une portière d’étoffe. Delà, selon son habitude, Alexandre VI avait entendu tout ce qui sedisait.

César traversa vivement ce cabinet et parvint enfin dansl’oratoire. Le pape était là, assis dans son grand fauteuil, unsourire bienveillant sur les lèvres…

D’un coup d’œil pénétrant, il chercha à juger Ragastens. Lechevalier s’inclinait, fléchissait le genou, selon l’étiquette.Mais déjà le pape lui avait saisi la main.

– Asseyez-vous, mon fils, dit-il avec une douceur et uneaffabilité qui déconcertèrent le chevalier ; ce n’est pas leSouverain Pontife qui vous reçoit, c’est le père de César et deLucrèce. J’ai entendu mes deux enfants dire tant de bien de vousque j’ai désiré vous voir…

– Saint-Père, balbutia Ragastens, vous me voyez confondu del’excès d’honneur et de bienveillance que Votre Sainteté veut bienme témoigner…

Alexandre VI vit parfaitement l’effet qu’il avait produit et unmince sourire de satisfaction narquoise passa sur ses lèvres.

– Remettez-vous, mon enfant, dit-il en accentuant encore ladouceur de sa parole ; et veuillez, je vous prie, laisser decôté toute question d’étiquette… Si vous voulez m’être agréable,vous me parlerez avec la liberté qu’un fils peut avoir devant sonpère.

– J’essaierai de vous obéir, Saint-Père, répondit lechevalier en s’asseyant sur le fauteuil que le pape luidésignait.

– Ainsi, reprit Borgia, vous êtes venu en Italie pourprendre du service auprès de mon fils ?

– En effet, Saint-Père, j’avais cette intention…

– Il vous est permis d’en avoir d’autres encore, monenfant… Tout nous prouve que vous êtes un de ces hommes intrépidesqui, dirigés dans la voie du bien, peuvent accomplir de grandeschoses…

– Ah ! mon père, s’écria César, si vous l’aviez vu lejour des funérailles de François !…

– Pauvre François ! murmura le pape en s’essuyant lesyeux. Mais je n’ai pas le droit, hélas, de me livrer aux sentimentsde ma douleur paternelle… Le souci de l’État passe avant mon deuilmême… Ah ! Chevalier, vous ne savez pas de quelles tristessess’entoure la puissance de ce monde.

À mesure que le pape parlait, Ragastens sentait son cœur sedilater… Celui-là, au moins, comprendrait son amour et n’essaieraitpas de l’entraîner dans une lutte contre Primevère… Peut-êtreréussirait-il à l’attendrir sur cette jeune fille !… Un espoirinsensé entrait peu à peu dans son esprit.

– Saint-Père, dit-il avec émotion, vos douleurs sacréesrésonnent jusque dans mon cœur… Je supplie Votre Sainteté de croireque je lui suis tout dévoué…

– Je le sais, chevalier… Vous êtes un noble cœur, et sivotre bras ne tremble pas dans le combat, votre âme contient destrésors de dévouement. J’ai voulu y faire appel, mon enfant,puisque vous me les offrez si spontanément…

– Mon père, fit vivement César, je me porte garant duchevalier de Ragastens… il est digne en tous points de la missionque vous voulez lui confier…

Ragastens tressaillit. Il était donc question d’une mission àlui confier ! On allait donc lui demander un signalé service,puisque le Souverain Pontife en personne prenait la peine de l’enentretenir !

La fortune lui souriait décidément ! Un concours decirconstances dues à un heureux hasard lui permettait de servirloyalement ce bon vieillard et de sauver en même temps celle qu’iladorait.

Alexandre VI avait suivi sur le visage du chevalier, les penséesde dévouement qui germaient dans son cœur. Satisfait, certaind’obtenir tout ce qu’il voudrait, il se recueillit quelquesminutes.

– Chevalier, dit-il alors, j’ai des ennemis… et ce m’estune profonde douleur, si près de la mort, de savoir que mes penséessont méconnues, mes intentions travesties… J’ai, toute ma vie,essayé de lutter contre les grands pour me rapprocher des petits…J’ai voulu réduire la force et l’insolence des princes pour faireplus belle la part des humbles, des déshérités, ou encore de ceuxqui, comme vous, sont écartés de la haute noblesse, parce que leurescarcelle est vide. Et pourtant, c’est l’application de ces idéesqui m’a valu tant d’ennemis puissants… Et encore, s’ils mecombattaient loyalement… mais ils emploient contre moi les armesempoisonnées de la calomnie… ils répandent sur mes mœurs, ma vie etmes intentions, des bruits que je rougirais d’évoquer…

Ragastens, pensif, se rappela alors de quelle nature étaient cesbruits… On accusait couramment le pape des plus abominablesdébauches… On disait qu’une invitation à dîner chez lui équivalaità une condamnation à mort… Frémissant, il songea à l’enlèvement deRosita… L’entretien de Lucrèce et de Garconio lui traversa l’espritcomme un éclair. Il se perdait à vouloir sonder cet abîme deténèbres… Comment croire que ce vieillard au visage auguste étaitréellement le monstre qu’il avait pu supposer ?

Alexandre VI continua :

– Dieu a permis, mon enfant, que je pusse triompher de laplupart des méchants… Mais ils sont forts encore… et mes derniersjours sont troublés par la pensée que mes ennemis finiront parl’emporter…

– Mon père, s’écria César, nous mourrons pour vous, s’il lefaut… J’ai mes défauts, parbleu ! Je suis violent, et mêmebrutal… mais par tous les diables, j’ai un cœur qui bat dans mapoitrine !…

Cette sortie de César fit sur Ragastens un effet prodigieux. Lepape avait jeté sur son fils un regard d’admiration. Et cetteadmiration était justifiée. Car l’exclamation de César avait plusfait encore pour convaincre le chevalier que la savante diplomatiedu pape.

– Monseigneur, reprit chaleureusement Ragastens, le jour oùvous mourrez pour Sa Sainteté, nous serons deux !

– Chevalier, poursuivit aussitôt Alexandre VI, ce que jevais vous demander est beaucoup plus facile… Voici : parmi mesennemis, il en est un surtout qui ne veut désarmer à aucunprix…

Ragastens tressaillit : il crut qu’il allait être questionde Primevère. Mais il respira, soulagé, lorsqu’il entendit le papecontinuer :

– C’est un homme que mène l’esprit d’orgueil, ou plutôt devanité… Si cet homme disparaissait, la paix de l’Italie seraitassurée… Une guerre impie que mon fils César va être obligéd’entreprendre serait évitée… Une malheureuse enfant que j’aimecomme un père et qui s’est laissée entraîner dans le camp de larévolte, reviendrait au bonheur paisible…

Ces mots désignaient si clairement Primevère dans l’esprit duchevalier qu’il eut comme un éblouissement.

Il y avait donc un homme dont le sort était lié au sort deBéatrix !… Ah ! il ne pouvait en douter !… Cet hommel’aimait… Et cet homme, il le haït d’instinct…

– Oui, reprenait le pape, si cet ennemi venait àdisparaître par un moyen ou par un autre, je suis sûr que toutrentrerait dans l’ordre…

« Va-t-il me proposer de l’assassiner ? se demandaRagastens. Tout plutôt que cela !… »

Et, comme si le pape eût lu dans sa pensée, ilcontinua :

– Bien entendu, je ne désire pas la mort du pêcheur… Je neveux pas que le sang soit répandu… Il s’agirait tout simplement del’enlever… de l’amener ici…

– L’enlever ? s’exclama Ragastens.

– Je me hâte d’ajouter que cet enlèvement ne souffrira pasde grandes difficultés de la part de celui-là même qu’il s’agitd’amener à Rome… Cet homme, au fond, ne demanderait pas mieux quede se soumettre… mais il est prisonnier de ses amis…

– Je comprends, Saint-Père. Il est votre ennemi tout en nedemandant qu’à devenir votre ami…

– Vous m’avez compris, chevalier ! reprit le pape… Ehbien… consentez-vous à ce que je vous demande ?…

– Il me semble, Saint-Père, que cette expédition n’offrirapas de bien gros dangers… J’eusse préféré une occasion de m’exposerréellement…

– Rassurez-vous, chevalier… L’expédition est des pluspérilleuses… Elle exige autant de souplesse que d’intrépidité,autant de sang-froid que de bravoure… Elle demande le secret leplus absolu… L’homme qui l’accomplira devra agir seul… il faudraqu’il allie la prudence d’un diplomate au courage aveugle d’unsoldat de métier… Vous avez les qualités requises, chevalier… Jecrois sincèrement que seul, vous pouvez mener à bien cetteentreprise… Songez qu’il s’agit d’entrer seul dans une place fortebien défendue, de manœuvrer parmi de redoutables ennemis, de vousemparer par force ou persuasion du chef de la garnison, de l’amenerici… enfin, de risquer cent fois votre vie !…

Le visage de Ragastens s’éclaira. On lui offrait la bataille. Ilentrevoyait une de ces aventures formidables que son audaceembellissait de cette âpre poésie spéciale du danger. Il se sentitrenaître.

– Quand faut-il partir ? demanda-t-il.

– Tout de suite !… Pendant ce temps, César rassembleson armée et la citadelle de Monteforte, privée de son chef, serend à notre merci…

– Monteforte ! répéta Ragastens en devenantlivide…

– Oui ! C’est là que vous allez vous rendre. L’hommedont il faut vous emparer, c’est le comte Alma !…

– Le père de Béatrix ! murmura d’une voixinintelligible le chevalier.

Ses rêves s’écroulaient. Le cauchemar le reprenait, l’atrocedilemme qu’il avait voulu fuir ! Il eût reçu un coup depoignard qu’il ne fût pas devenu plus pâle…

– Qu’avez-vous, chevalier ? s’écria César…

– Le comte Alma !… La citadelle de Monteforte !…balbutia le jeune homme.

– Oui ! fit durement César. Qu’y a-t-il là pour voussurprendre ?

– Jamais !… jamais !…

– Que dites-vous ?

– Je dis que jamais je n’entreprendrai quoi que ce soitcontre le comte Alma et la citadelle de Monteforte…

– La raison ? fit César, les yeux pleins demenaces.

– Saint-Père, éclata-t-il dans son désespoir, et vousmonseigneur, écoutez-moi !… Demandez-moi ma vie… Demandez-moid’aller combattre seul contre vos ennemis… Je suis prêt à tout…Mais contre Alma, contre Monteforte… jamais !… C’estimpossible !…

– La raison ? redemanda César ivre de fureur, pendantque le pape, s’étant levé, soulevait une portière et faisait àquelqu’un un signe mystérieux.

– La raison ! s’écria le malheureux jeune homme, c’estque j’aime comme un fou… j’aime comme un insensé… j’aime à enmourir… j’aime, à préférer une mort affreuse à la seule pensée demériter son mépris ou sa haine…

– Tu aimes !… Qui ?… Mais qui donc ?

– La fille du comte Alma !… Béatrix… Primevère.

César poussa un rugissement qui n’avait rien d’humain. Ilarracha son poignard. Il se rua sur le chevalier qui, d’un bond, semit en garde.

Mais Alexandre VI se jeta sur son fils. Ce vieillard qui,l’instant d’avant, parlait de sa mort prochaine avec toutes lesapparences de la vérité, saisit le poignet de César, le maintintcomme dans un étau de fer.

– Tu es fou, César ! prononça-t-il en espagnol.Laisse-moi faire…

César Borgia recula.

– Chevalier, fit le pape avec une étrange douceur,pardonnez à mon fils… Il est violent, il vous le disait lui-même.Mais je suis sûr qu’il regrette déjà le mouvement de colère aveugleauquel il vient de se livrer…

– Monseigneur est libre de ses mouvements, dit Ragastensfroidement, toute sa raison reconquise devant le danger.

– Et vous, chevalier, vous êtes libre de vos sentiments,reprit le pape avec la même douceur… la mission que je voulais vousconfier ne vous plaît pas ?… Soit !… Seulement, vouscomprendrez que nous ne puissions garder près de nous quelqu’und’aussi dévoué aux intérêts de nos ennemis, surtout quand cequelqu’un est un homme de votre valeur, chevalier… Je vous prieraidonc simplement de quitter Rome dès que vous le pourrez… oh !je ne vous presse pas… je vous laisse un mois… dans l’espoir que laréflexion vous ramènera à nous…

– Je remercie Sa Sainteté, fit Ragastens avec empressement.Je profiterai de l’autorisation qu’elle me donne.

Et, en lui-même, il ajouta :

« Ce soir, j’aurai quitté Rome ! »

– Je ne vous dis donc pas adieu, continua le pape avec plusde douceur encore… J’espère de tout mon cœur que nous nousreverrons… Allez, mon fils… allez en paix…

Le chevalier salua César Borgia, s’inclina profondément devantle pape, et franchit une porte dont Alexandre VI soulevait laportière pour le laisser passer.

– Qu’avez-vous fait, mon père ? s’écria César. Cethomme est, dès ce moment, mon plus mortel ennemi…

– Il y a mieux que le poignard… Il y a lebourreau !

– Le bourreau ?…

– Oui ! Tu n’as pas encore trouvé l’assassin du duc deGandie, n’est-ce pas ?… Eh bien, je l’ai trouvé, moi !…Dès demain, son procès sera commencé… Dans huit jours, sa têteroulera !… Et cet assassin, mon fils… c’est l’homme qui sortd’ici… Tiens, écoute… En ce moment, on l’arrête !

En effet, on entendit pendant une minute un bruit de lutteviolente… Puis tout s’apaisa. Un homme se montra alors dansl’encadrement de la portière. C’était dom Garconio…

– Eh bien ? demanda le pape.

– C’est fini, Saint-Père. L’homme est au cachot, avec unebonne chaîne à chacun de ses poignets et à chacune de seschevilles… Mais la chose a été dure… il y a cinq morts et troisblessés…

– Qu’on enlève les cadavres et qu’on distribue cinquanteducats d’or entre les survivants, dit froidement le pape.

– Eh bien, monseigneur, dit alors Garconio dont la figurerayonnait d’une joie affreuse, avais-je assez raison de vous direde vous méfier…

– Tu avais raison, mon bon Garconio, répondit César. Àpropos, mon père, je lui ai promis le bénéfice deSainte-Marie-Mineure…

– Il l’a ! fit le pape.

Garconio se courba jusqu’à terre et disparut.

– Eh bien, mon fils ? demanda Alexandre VI, crois-tuque ton poignard nous eût rendu le service de nous faire retrouverl’assassin de François et de prouver au bon peuple de Rome que lesBorgia savent faire prompte et bonne justice ?…

– Mon père, je vous admire. Votre sagesse est infinie…

– Je le sais… En attendant, il nous faut absolumentquelqu’un qui puisse nous amener Alma…

– Mon père, nous prendrons Astorre… ce bon Astorre à quij’en voulais un peu depuis l’arrivée de ce maudit Ragastens…

– Soit ! Va pour Astorre !… Et maintenant,laisse-moi, César, j’ai à causer avec ta sœur Lucrèce – depolitique… et d’autres choses qui ne t’intéresseraient pas.

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