Borgia !

Chapitre 2RAGASTENS

La brillante escorte de jeunes seigneurs qui accompagnaientCésar Borgia trottait depuis près de deux heures sur la route deFlorence. Le fils du Pape interrogeait fiévreusement la campagne,et de temps à autre, un juron lui échappait.

– Enfin ! s’exclama-t-il tout à coup.

Et il se précipita au-devant d’un cavalier qui accourait verslui.

– Dom Garconio !… Quelles nouvelles ? demandaCésar impétueusement.

– Bonnes et mauvaises…

– Ce qui veut dire ? Explique-toi, par lamadone !

– Patience, monseigneur ! Mon ami Machiavelm’affirmait, hier encore, que la patience est une inestimable vertupour les princes.

– Drôle ! Prends garde que ma cravache…

– Eh bien… j’ai vu la jeune fille…

Borgia pâlit.

– Tu l’as vue !… fit-il en frémissant.

– Je lui ai parlé…

– Garconio !… Je te ferai donner par mon père lebénéfice du couvent de Sainte-Marie-Mineure…

– Monseigneur, vous êtes un maître généreux…

– Ce n’est pas moi qui paie ! grommela César dans samoustache… Mais achève !… Donc… tu lui as parlé ?…Qu’a-t-elle dit ?…

– C’est là que les nouvelles deviennent mauvaises…

– Elle refuse !…

– Elle se dérobe… Mais nous en viendrons à bout…

– As-tu su son vrai nom ?…

– Je n’ai rien su… sinon qu’elle se montre indomptable,pour le moment.

– Mais tu l’as suivie ? Tu sais en quel recoin elle secache ?… Parle, tu me fais mourir…

– Monseigneur, j’ai suivi la jeune fille selon vosinstructions et vous allez voir que si je n’ai pas encore découvertson nid, ce n’est pas de ma faute…

– Enfer !… Elle m’échappe…

– Je l’ai rencontrée près du bois d’oliviers, et ce fut unvrai miracle… Dès lors, je m’attachai à ses pas… je lui parlaicomme il convenait… Elle voulut fuir… Je la serrai de près…Affolée, telle une biche aux abois, j’allais enfin savoir la véritélorsque…

– Elle t’échappa, sans doute, misérable moine…

– Nous fîmes, continua dom Garconio sans broncher, larencontre d’un jeune bandit qui me chercha dispute et fonça surmoi, l’épée à la main… Pendant ce temps, le bel oiseau blancs’envolait…

– Malédiction !… Et cet homme… ce misérable… oùest-il ?… Qu’est-il devenu ? Tu l’as perdu de vue aussi,lâche ?…

– Non pas ! Je l’ai épié de loin… Et, en ce momentmême, le drôle déjeune à l’auberge de la Fourche, à vingt minutesd’ici…

– En route ! hurla le fils du Pape en enfonçant seséperons d’or dans les flancs de son cheval qui bondit en avant.

– Le compte du Français me paraît clair ! murmura lemoine.

Ruée en un galop infernal, la troupe ne tarda pas à se trouverdevant l’hôtellerie signalée par le moine.

C’était une méchante auberge, une sorte de bouchon de bas étageoù le voyageur altéré ne trouvait pour se rafraîchir qu’un mauvaisvin et de l’eau tiède. Un jardin s’étendait contre cette masure, lelong de la route, dont il n’était séparé ni par un fossé, ni parune palissade quelconque. Dans ce jardin quelque chose se dressait,qui avait la prétention de ressembler à une tonnelle.

C’est sous cette tonnelle recouverte d’une toile, à défaut deverdures grimpantes, que déjeunait en effet le chevalier deRagastens.

– Voilà l’homme ! fit le moine.

César examina d’un œil sombre le jeune homme qui, à l’arrivéesoudaine de ces nombreux cavaliers, avait salué, puis s’était remistranquillement à son déjeuner.

Ragastens avait reconnu le moine et, aussitôt, il avait rajustéla ceinture de cuir qui soutenait son épée et qu’il avait dégrafée.Puis, son œil perçant, en parcourant le groupe, avait aussi reconnuun autre homme. Et celui-là, c’était César Borgia !…

– Parbleu ! murmura le chevalier entre ses dents, larencontre est admirable. Ou je me trompe fort, ou ma bonne étoilem’a ménagé une heureuse surprise…

Cependant, Borgia s’était tourné vers les jeunes seigneurs quil’entouraient et, s’adressant à l’un d’eux :

– Que te semble, dit-il d’un ton goguenard, de cet illustreseigneur qui déjeune en ce palais ? Parle franchement,Astorre.

Le chevalier ne perdit pas une syllabe de cette interrogation etil en saisit le sens méprisant.

– Oh ! oh ! pensa-t-il, je crois que décidémentla surprise n’aura rien d’heureux et que ma bonne étoile n’y estpour rien…

Le seigneur que Borgia avait interpellé s’était avancé dequelques pas. C’était un homme d’une trentaine d’années, taillé enhercule, avec une encolure de taureau, des yeux sanglants… Ilavait, à Rome, une réputation de spadassin terrible. Les quinzeduels qu’on lui connaissait s’étaient terminés par quinzemorts.

Le colosse considéra un instant le chevalier et éclata d’un grosrire.

– Je pense, dit-il, que je vais donner à ce magnifiqueinconnu l’adresse du savetier qui raccommode les bottes de mesdomestiques…

Il y eut un éclat de rire général. Borgia seul demeura sérieux,mais il fit un signe imperceptible à Astorre. L’imagination decelui-ci étant à bout de ressources, il se contenta de répéter lamême plaisanterie :

– Je lui donnerai aussi l’adresse d’un tailleur pourrecoudre son pourpoint… Mais j’y pense, ajouta-t-il…

Il s’avança encore.

– Eh ! monsieur… je veux vous rendre un service… carvotre air me plaît…

Le chevalier de Ragastens se leva alors et s’avançant à sontour :

– Quel service, monsieur ? Voudriez-vous, par hasard,me prêter un peu de cet esprit qui pétille dans vosdiscours ?

– Non, répondit Astorre sans comprendre. Mais si vousvoulez passer chez moi, mon valet a mis de côté son derniercostume… Je lui ordonnerai de vous en faire présent… car le vôtreme paraît en mauvais état.

– Vous faites allusion sans doute, monsieur, aux nombreusesreprises qui ornent mon pourpoint ?…

– Vous avez deviné du premier coup !…

– Eh bien, je vais vous dire… Ces reprises sont une modenouvelle que je veux acclimater en Italie… Aussi, il me déplaîtfort que votre pourpoint, à vous, soit intact, et j’ai laprétention d’y pratiquer autant d’entailles qu’il y a de reprisesau mien…

– Et avec quoi, s’il vous plaît ?…

– Avec ceci ! répondit le chevalier.

En même temps, il tira son épée. Astorre dégaina.

– Monsieur, dit-il, je suis le baron Astorre, garde noble,avantageusement connu à Rome.

– Moi, monsieur, de la Bastille, au pied de laquelle jesuis né, jusqu’au Louvre, on m’appelle le chevalier de la Rapière…parce que ma rapière et moi ne faisons qu’un… Est-ce que ce nomvous suffit ?…

– Un Français ! murmura César Borgia étonné.

– Va pour la rapière, riposta Astorre. Cela me permettra defaire coup double… car je vais vous briser et vous percer en mêmetemps…

Les deux hommes tombèrent en garde et les fers s’engagèrent.

– Monsieur le baron Astorre, vous qui avez un si bon œil,avez-vous compté combien il y a de reprises à monpourpoint ?

– Monsieur La Rapière, j’en vois trois, répondit Astorre enferraillant.

– Vous faites erreur… Il y en a six… Vous avez donc droit àsix entailles… et en voici une !

Astor bondit en arrière, avec un cri : il venait d’êtretouché en pleine poitrine, et une goutte de sang empourpra la soiegrise de son pourpoint. Les spectateurs de cette scène seregardèrent avec surprise.

– Prends garde, Astorre ! fit Borgia.

– Par l’enfer ! Je vais le clouer au sol…

Et le colosse se rua, l’épée haute.

– Deux ! riposta Ragastens en éclatant de rire.

Coup sur coup, le chevalier se fendit trois fois encore. Et, àchaque fois, une goutte de sang apparaissait sur la soie. L’herculerugissait, bondissait, tournait autour de son adversaire. Ragastensne bougeait pas.

– Monsieur, dit-il, vous en avez cinq déjà… Prenez garde àla sixième.

Astorre, les dents serrées, porta sans répondre une bottesavante, celle qu’il réservait aux adversaires réputés invincibles.Mais, au moment où il se fendait, il jeta un hurlement de douleuret de rage en laissant tomber son épée. Ragastens venait de luitranspercer le bras droit.

– Six ! fit tranquillement le chevalier.

Et, se tournant vers le groupe de spectateurs :

– Si quelqu’un de ces messieurs veut se mettre à lamode…

Deux ou trois des jeunes seigneurs sautèrent à terre.

– À mort ! crièrent-ils.

– Holà ! silence… et paix !

C’était Borgia qui parlait. Dans l’âme de ce bandit, il n’yavait qu’un culte : celui de la force et de l’adresse. Ilavait admiré la souplesse du chevalier, son sang-froid, sonintrépidité. Et il s’était dit que c’était là, peut-être, uneexcellente recrue…

– Monsieur, dit-il en s’avançant, tandis que ses compagnonss’empressaient autour d’Astorre, comment vousnommez-vous ?

– Monseigneur, je suis le chevalier de Ragastens…

Borgia tressaillit.

– Pourquoi m’appelez-vous« monseigneur » ?

– Parce que je vous connais… Et, ne vous eussé-je pasconnu, qui ne devinerait, à votre prestance et à votre air,l’illustre guerrier que la France admire comme un grand diplomatesous le nom de duc de Valentinois et que l’Italie salue comme unmoderne César sous le nom de Borgia ?

– Par le ciel ! s’écria César Borgia, ces Françaissont plus habiles encore dans l’art de la parole que dans l’art del’épée… Jeune homme, vous me plaisez… Répondez-moi franchement…Qu’êtes-vous venu faire en Italie ?…

– Je suis venu dans l’espoir d’être admis à servir sous vosordres, monseigneur… Pauvre d’écus, riche d’espoir, j’ai pensé quele plus grand capitaine de notre époque pourrait peut-êtreapprécier mon épée…

– Certes !… Eh bien, votre espoir ne sera pas trompé…Mais comment se fait-il que vous parliez si bienl’italien ?…

– J’ai longtemps séjourné à Milan, à Pise, à Florence, d’oùje viens… et puis, j’ai lu et relu Dante Alighieri… C’est dans laDivine Comédie que j’ai pris mes leçons.

À ce moment, dom Garconio s’approcha de Borgia.

– Monseigneur, dit-il, vous ne savez pas que cet homme aosé porter la main sur un homme d’Église… Songez que, sans lui,Primevère serait en votre pouvoir…

Ragastens n’entendit pas ces mots. Mais il en devina le sens. Ilcomprit, à l’expression de sombre menace qui envahissait le visagede Borgia, que son affaire allait peut-être prendre mauvaisetournure.

– Monseigneur, dit-il, vous ne m’avez pas demandé où etquand je vous ai connu… Si vous le désirez, je vais vousl’apprendre…

Le chevalier déganta rapidement sa main droite. Au petit doigtde cette main brillait un diamant enchâssé dans un anneau d’or.

– Reconnaissez-vous ce diamant, monseigneur ?

Borgia secoua la tête.

– C’est mon talisman, reprit le chevalier, et il a falluque j’y tienne pour que je ne le vende pas, même pour me présenteren une tenue décente devant vous… Voici l’histoire de ce diamant…Un soir, il y a quatre ans de cela, j’arrivais à Chinon…

– Chinon ! s’exclama Borgia.

– Oui, monseigneur… et j’y arrivai le soir même du jour oùvous y fîtes une entrée dont on parle encore en France… Jamais onn’avait vu, et jamais sans doute on ne verra rien d’aussimagnifique… Les mules de votre escorte étaient ferrées d’argent… etquant aux chevaux, ils portaient des clous d’or à leurs fers… etces clous tenaient à peine à la corne, en sorte que mules etchevaux semaient de l’or et de l’argent sur votre passage, et quela population se ruait pour ramasser ces bribes de votre faste…

» Le soir, vers minuit, vous commîtes une grandeimprudence… Vous sortîtes du château… seul !… Ayant franchi laporte de la ville, vous vous dirigiez vers une certaine demeureécartée, de riche apparence, lorsque…

– Lorsque je fus attaqué par trois ou quatre malandrins quien voulaient sans aucun doute à mes bijoux…

– Tout juste, monseigneur… Vous rappelez-vous lasuite ?

– Par le ciel ! Comment pourrais-je l’oublier ?…J’allais succomber. Tout à coup, un inconnu survint et s’escrima sibien de l’épée qu’il mit en fuite les drôles…

– Ce fut alors, monseigneur, que vous me donnâtes ce beaudiamant…

– C’était vous ?…

–… en me disant qu’il me servirait à me faire reconnaître devous partout où vous seriez, dès que j’aurais besoin d’aide et deprotection…

– Jeune homme ! Touchez là… Mon aide et ma protectionvous sont acquises… Dès cette heure vous êtes à mon service etmalheur à qui oserait seulement vous vouloir du mal !…

Un regard circulaire jeté autour de lui appuya ces paroles.Toute l’escorte, jusqu’à Astorre, dont le bras était bandé, jusqu’àdom Garconio, s’inclina devant le jeune Français qui, d’une façonaussi imprévue, venait de conquérir la faveur de César Borgia.

– En route, messieurs, commanda celui-ci. Nous retournons àRome. Quant à vous, jeune homme, je vous attends ce soir, à minuit…Minuit, ajouta-t-il avec un singulier sourire, c’est mon heure, àmoi !…

– Où vous trouverai-je, monseigneur ?

– Au palais de ma sœur Lucrèce… Au Palais-Riant… Tout lemonde, à Rome, vous l’indiquera.

– Au Palais-Riant !… À minuit !… On ysera !…

Le chevalier de Ragastens s’inclina.

Quand il se redressa, il vit la troupe des seigneurs quis’éloignait dans un nuage de poussière. Mais, si vite ques’éloignât cette troupe, le chevalier n’en distingua pas moins deuxregards de haine mortelle qui lui furent jetés à la dérobée :l’un par le baron Astorre, l’autre par le moine Garconio.

Ragastens haussa les épaules. Il acheva tranquillement sonmodeste déjeuner et, ayant payé son écot, se remit en selle.

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