Borgia !

Chapitre 52CAPRERA

La fureur de César fut grande lorsque ses envoyés luirapportèrent la réponse du prince Manfredi.

– Tu vois à quoi tu m’exposes, dit-il aigrement à Lucrècequi assistait à l’entretien.

Lucrèce ne répondit pas. Elle méditait, cherchant à deviner cequi avait pu se passer.

– Ce sont des hommes de fer ! dit-elle enfin à César.J’aurais dû me douter… Mais tout n’est pas perdu !

– Que veux-tu dire ?

– Laisse-moi faire… Je retourne à Monteforte.

– Tu finiras par te faire prendre !

Lucrèce haussa les épaules.

– Donne-moi quatre hommes sûrs et solides, dit-ellesimplement.

César fit venir un officier et lui désigna quatre de ses gardespersonnels.

– Je vais jouer la suprême partie, dit alors Lucrèce. Encas de victoire, il y aura double profit : pour toi et pourmoi.

– Parle clairement.

– C’est inutile. Tu verras… Un mot seulement. Quandcomptes-tu donner l’assaut ?

– Dans trois ou quatre jours : dès que ma blessure mepermettra de monter à cheval…

– Bien ; cela me suffit.

Et malgré tout ce que put dire César, Lucrèce refusa des’expliquer davantage.

 

À Monteforte, depuis la scène qu’il avait eue avec le princeManfredi, Ragastens se tenait renfermé chez lui. Il n’avait trouvéque ce moyen de tenir parole au prince.

Pendant ces terribles journées, l’existence de Ragastens fut unelongue agonie. Un soir, Spadacape lui annonça que le bruit couraitpar la ville qu’on allait se battre le lendemain matin, que desmouvements avaient été remarqués dans l’armée de César et quel’assaut était prévu…

– Enfin ! soupira le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc, monsieur le chevalier ? demandaSpadacape. Vous ne mangez plus. Vous ne dormez plus. Vousmaigrissez à vue d’œil… Je suis sûr qu’on vous a jeté le mauvaisœil.

– Tu crois ?…

– Dame ! Comment expliquer un si grandchangement ?…

– Tu as peut-être raison. En attendant, fourbis mes armespour demain.

– Vous irez donc vous battre tout de même ?… Malgré lemauvais œil ?…

– En quoi veux-tu que cela m’empêche d’aller mebattre ?…

– C’est que… si on vous a jeté le mauvais œil, vous périrezinfailliblement à la première affaire !

– Raison de plus, alors !…

Spadacape ne comprit pas et demeura ébahi. Mais, sur un signe deson maître, il se retira en hochant la tête.

Pendant ce temps, Béatrix était dévorée d’inquiétude. Lelendemain de sa dernière entrevue avec Ragastens, elle s’étaitrendue, comme d’habitude, à son banc de prédilection.

Comme d’habitude, le prince Manfredi lui avait tenu compagniependant une heure. Et rien, dans les paroles ou l’attitude duvieillard, n’avait pu révéler ses préoccupations intimes.

Puis, Manfredi s’était retiré – ou avait feint de se retirer. Deloin, il guetta Béatrix. Ragastens ne vint pas.

Primevère, rentrée chez elle, se posa mille fois cette questiontorturante : « Pourquoi n’est-il pasvenu ?… »

Le lendemain soir et les jours suivants, les mêmes scènes sereproduisirent. L’inquiétude de la jeune princesse allaitgrandissant.

Un soir, comme elle était au jardin, seule, rongée d’inquiétude,le prince Manfredi et le comte Alma se présentèrent tout à coupdevant elle.

– Nous partons ! dit le prince d’une voix émue.

Et le comte Alma ajouta :

– Nos gardes avancées nous apportent à l’instant lanouvelle que de grands mouvements se font dans le camp de César. Ilest certain qu’il y aura demain matin une nouvelle attaque. Il fautque nous soyons cette nuit même au camp… Adieu, mon enfant… Nousavons le ferme espoir que César sera encore repoussé…

Le comte serra sa fille dans ses bras. Primevère était devenuetrès pâle. Comme le prince Manfredi s’avançait à son tour pour luifaire ses adieux, elle prit la résolution de savoir, de fairetomber l’effrayante incertitude…

– Je suppose, dit-elle d’une voix éteinte, que tous nosguerriers sont déjà à leur poste ?

– Tous ! répondit Manfredi, Ricordo, Trivulce,Malatesta, Orsini… Tous !…

– Et monsieur de Ragastens ?…

À peine eut-elle prononcé ce nom que son visage s’empourprapuis, l’instant d’après, prit cette teinte plombée que donne lafièvre.

– Le chevalier de Ragastens ? interrogea le comte.

Mais Manfredi lui serra vivement la main, dans l’ombre. Et,d’une voix très calme en apparence, il répondit :

– Le chevalier est en mission depuis plusieurs jours…

– Mission dangereuse, peut-être ? demanda-t-elle,presque mourante.

– Oui ! fit le prince durement, mission dangereuse où,sans doute, il laissera la vie !… Adieu, princesse !…

Et il s’éloigna brusquement, suivi du comte Alma. Il bouillait.Il étouffait.

Primevère avait reculé en chancelant et alla tomber sur un banc,le visage dans les mains, toute secouée de sanglots. Puis ses sensse troublèrent, ses yeux se voilèrent et elle se renversa enarrière, évanouie.

Lorsqu’elle revint à elle, Primevère vit se pencher sur sonvisage une figure qui lui était étrangère. Une femme était là,devant elle. Cette femme portait le costume des paysannes aiséesdes environs de Monteforte.

– Ah ! s’écria la femme, vous revenez à vous,enfin !…

– Qui êtes-vous ? demanda Primevère.

– Une contadine des environs, signora.

– Que voulez-vous ?

– Je cherche la signora Béatrix… L’auriez-vousrencontrée ?… J’ai une mission très pressée à lui faire…

– C’est moi, dit Béatrix… parlez !

– C’est vous la signora Béatrix ?… Oh ! que jesuis heureuse !… Il y a si longtemps que je désirais vousvoir !… Dans le pays, on dit que cela porte bonheur auxfiancées comme moi de toucher votre robe !…

Primevère ne put s’empêcher de sourire.

– Vous disiez que vous avez une mission pour moi ?

– Oui, signora, pour vous ! Et on m’a bien recommandéde vous parler de façon que nul ne puisse entendre…

– Parlez… Nous sommes à l’abri. Qui vous envoie ?

– Un jeune homme beau, fier et brave… mais qui porte un nombizarre, un nom étrange…

– Le chevalier de Ragastens ! s’écria Primevère.

– C’est cela même, fit la paysanne.

– Parlez ! Où est-il ? Pourquoi vousenvoie-t-il ?… Il n’est pas blessé, au moins ?…

– Hélas !… C’est la vérité…

Primevère se raidit, fit appel à tout son courage.

– Dites-moi tout ! fit-elle avec un grand calmerésolu.

– Eh bien, voilà, signora : vous ne connaissez pasnotre ferme ?… Elle est à deux heures de Monteforte, à peuprès… Donc, dans la soirée, comme le soleil se couchait, nousvoyons entrer un cavalier dans la cour de la ferme… Je m’avancepour lui demander ce qu’il désire. Je le vois alors qui met pied àterre et qui fait quelques pas en trébuchant, en mettant la mainsur sa poitrine et il vient tomber en travers de notre porte…

– Le malheur est sur moi ! murmura Primevère enserrant nerveusement ses mains l’une dans l’autre.

– Ma mère et moi, poursuivit la paysanne, nous soulevons cepauvre jeune homme, nous le transportons sur un lit et nous voyonsalors qu’il a une profonde blessure au côté droit de la poitrine…Nous mettons la blessure à nu, nous la rafraîchissons, nous labandons… et enfin, le jeune homme ouvre les yeux…

Primevère saisit la main de la contadine.

– Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle.

– Je m’appelle Bianca, dit la paysanne d’un air étonné.

– Bianca, tu es fiancée, n’est-ce pas ?… Ne t’inquiètepas de ta dot ! Je t’en ferai une telle qu’on te jalousera àdix lieues à la ronde…

– Ah ! signora !… On me l’avait bien dit que celaportait bonheur de vous approcher !

– Mais continue… dépêche-toi…

– Alors, voilà ce jeune homme qui fait signe qu’il veutparler… je m’approche tout près de lui. Il me demande d’une voixfaible s’il y a un homme dans la ferme… Je lui réponds que non… Ilparaît désespéré… Mais je lui dis qu’à l’occasion, je suis assezsolidement bâtie pour remplacer un homme… Alors rassemblant toutesses forces, il me dit : « Eh bien… si vous voulez que jene meure pas désespéré, allez à Monteforte, entrez au palais,trouvez la princesse Béatrix, parlez-lui surtout sans témoins, etdites-lui qu’au moment de mourir, le chevalier de Ragastens labénira si elle daigne lui apporter une suprême consolation… »Ce sont ses paroles mêmes, signora. Je les ai répétées tout le longdu chemin… Car, aussitôt que le jeune homme eut fini de parler, ilretomba dans son évanouissement et, moi, attelant notre carriole,je me suis mise en route sans perdre une seconde… Voilà ma mission,signora !…

Primevère se leva et, d’une voix fiévreuse :

– Partons, dit-elle. Conduis-moi !…

– Ah ! signora, s’écria-t-elle, comme cet infortuné vaêtre heureux !… Mais permettez à une humble paysanne de vousconseiller la prudence. La signora ne pourrait-elle pas s’arrangerpour qu’on ne la voie pas sortir du palais ? Je me charge dela ramener ici avant le jour…

– Oui ! tu as raison !… Par la porte du fond duparc, nul ne me verra sortir. Viens… hâtons-nous…

Elle se mit en route à pas précipités. La contadine la suivait àdeux pas.

Béatrix ne put donc remarquer qu’en arrivant à un détourd’allée, la paysanne fit un signe étrange. Une ombre cachée dans unfourré, recueillit ce signe.

Béatrix, en arrivant à la porte du fond du parc, ne songea mêmepas à s’étonner que cette porte fût entrouverte.

– Où est votre carriole ? demanda Béatrix.

– Je l’ai laissée hors des murs ; il y a trop demouvement dans Monteforte.

– Allons ! dit Béatrix.

Un quart d’heure plus tard, elle arrivait à la grande porte.Elle était fermée.

– On ne passe plus ! dit le soldat de garde.

Béatrix hésita une seconde. Elle entra au poste et se montra àl’officier.

– Faites ouvrir, monsieur ! ordonna-t-elle.

L’officier se précipita en criant un ordre. La contadine étaitrestée au-dehors, cachant une partie de son visage dans les plisd’une écharpe. Une minute plus tard, toutes deux étaient hors desmurs.

– Venez, dit Bianca, la carriole est à deux cents pasd’ici…

Primevère s’élança. Elle ne tarda pas, en effet, à apercevoirune sorte de char à banc. Sans hésitation, elle sauta dans lacarriole. La paysanne prit place près d’elle. Et, d’une mainvigoureuse, fouetta sans relâche le cheval.

Cette course dans la nuit dura presque deux heures. Elle se fitsilencieusement.

Enfin Bianca étendit son fouet dans l’ombre. Elle désignait unemasse carrée qui s’estompait dans la nuit.

– Notre ferme ! prononça-t-elle.

– Il est là, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

– Oui, répondit la contadine, il est là.

Une minute plus tard, la carriole entrait dans la cour de laferme et s’arrêtait. Bianca sauta à terre et tendit la main àBéatrix. Celle-ci sauta aussitôt et fut entraînée par saconductrice. Son cœur battait à se rompre.

Tout à coup, elle se trouva dans une salle basse, à peu prèssemblable à une salle commune de ferme.

– Bianca, où est-il ? demanda-t-elle à voix basse.

La contadine éclata de rire.

– Je ne m’appelle pas Bianca ! dit la paysanne.

– Où est le chevalier ?… Parlez,malheureuse !…

– M. de Ragastens est à Monteforte…

Primevère poussa un cri de terreur et courut à la porte. À cemoment, elle entendit le grincement d’une clef dans la serrure decette porte.

– Je m’appelle Lucrèce Borgia !

Primevère recula… Un instant, elle sentit un immense désespoirl’envahir. Mais elle ne voulut pas donner à son ennemie lespectacle d’une faiblesse ; elle se raidit dans un suprêmeeffort et, la tête droite, la lèvre dédaigneuse, elleprononça :

– Lucrèce Borgia est ici !… Qui va-t-onassassiner ?…

– Rassurez-vous, madame ! grinça Lucrèce.

– Je n’ai pas peur de la mort.

– Je ne veux pas vous tuer…

– Que me voulez-vous donc ?

– Je veux simplement vous arracher à Ragastens.

– La raison ?

Lucrèce aiguisa son sourire.

– Raison toute féminine, madame. Vous aimez le chevalier…Eh bien, moi aussi, je l’aime !…

Ces quelques paroles s’étaient échangées, rapides comme uncliquetis d’épées. Aux derniers mots de Lucrèce, il y eut uneminute de silence.

Primevère, atteinte au cœur, reprenait des forces pour ce dueleffroyable.

– Prenez garde, Lucrèce Borgia ! dit-elle enfin. Lechevalier de Ragastens ne pardonne jamais une injure. Et votreamour sera pour lui la plus sanglante des insultes…

Lucrèce devint livide. Et elle qui avait d’abord résolu detorturer le cœur de Béatrix, se sentit marquée comme d’un ferrouge. Elle perdit sa présence d’esprit.

– Oui, je sais ! Ragastens dédaignera mes avances…Mais, peu m’importe, après tout ! Ce que j’ai voulu, jel’exécute. Je vous sépare. Je vous arrache l’un à l’autre. Jamaisplus vous ne vous verrez.

Elle s’arrêta une seconde, haletante, sous le sourire écrasantde Primevère. Et elle marcha sur elle, comme si elle eût voulu lalacérer sur place de ses griffes.

– Jamais, entends-tu !… Toi, d’abord, tu mourras… Etquand tu seras morte, j’irai le trouver, lui ! Et je lui diraiqu’avant de te tuer, je t’ai prostituée !… Car, sache-le bien,il y a quelqu’un qui te veut, qui désire ton corps, qui tesouillera de ses baisers… Et ce quelqu’un, tu le hais, tu le tiensen horreur, c’est mon frère, c’est César !

– Vous ne m’emporterez pas, s’écria Primevère, la têteperdue, car vous allez mourir, misérable !

En même temps, elle sortit de son sein un court poignard acéréqui ne la quittait jamais. Mais Lucrèce avait bondi en arrière… Etavant que Primevère eût pu s’élancer sur elle, un coup de siffletstrident avait déchiré l’air, la porte s’était ouverte violemmentet quatre hommes s’étaient rués sur la jeune princesse.

– Emmenez-la ! ordonna Lucrèce d’une voix rauque.

Primevère se sentit rudement saisie par les mains horribles, lesmains violentes et brutales des quatre hommes et, une minute plustard, elle se trouva dans une voiture aux portières fermées devolets pleins.

Lucrèce, abandonnant ses vêtements de paysanne, avait revêtu uncostume de cavalier. Alors elle s’élança dans la cour, sauta sur uncheval que l’un de ses hommes tenait en bride et rejoignit lavoiture qui s’était déjà mise en route au galop.

Toute la nuit, ce fut une marche vertigineuse, sur les pentesabruptes des montagnes. Au point du jour, la voiture était bienloin des terres du comté, du camp des alliés et elle prit, enplaine, une route qui allait droit à la mer.

Cela dura trois jours. Pendant ces trois jours et autant denuits, elle n’eut aucune communication avec sa prisonnière.Seulement, tous les matins et tous les soirs, un des hommesentrouvrait l’une des portières, glissait à l’intérieur un panierde provisions, puis refermait à clef précipitamment.

Primevère, après les premières minutes d’épouvante, avait repristout son sang-froid. Son premier geste fut pour constater que sonpetit poignard ne l’avait pas quittée. Rassurée sur ce point, ellecalcula froidement les chances qu’elle pouvait avoir d’échapper àl’effroyable honte dont Lucrèce l’avait menacée. Et un sourireintrépide arqua ses lèvres fières.

Au bout du troisième jour, en pleine nuit, la voiture s’arrêta.Elle était arrivée sur le bord de la Méditerranée. À quelquesencablures du rivage, à l’abri des vents, au milieu d’une petiteanse, une goélette attendait à l’ancre.

Lucrèce alluma une lanterne, monta sur le siège de la voiture etfit un signal. Au bout d’un instant, une lumière répondit de lagoélette par un signal semblable. Alors Lucrèce écrivit au crayondeux billets courts. Elle tendit le premier à l’un des cavaliers enlui disant :

– À Tivoli !…

Et le deuxième à un autre cavalier.

– Pour le prince César Borgia !…

Les deux hommes disparurent aussitôt dans la nuit, par deschemins différents.

Quelques minutes s’écoulèrent… Puis on entendit le bruit cadencédes rames et bientôt, surgissant de l’ombre, une chaloupe vintéchouer sa proue sur le sable. Trois ou quatre marins, parmilesquels le capitaine de la goélette, sautèrent à terre etsaluèrent Lucrèce. Celle-ci ouvrit la portière de la voiture endisant :

– Descendez. Toute résistance est inutile.

Béatrix descendit et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Cecoup d’œil la convainquit que toute résistance ou tentative defuite était, en effet, inutile.

Le capitaine tendait le poing pour que Primevère pût s’appuyerdessus. Mais, dédaignant l’aide qui lui était offerte, elle montadans la chaloupe, s’assit, et s’enveloppant de son écharpe, parutdès lors indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle.Lucrèce embarqua à son tour.

– Où me conduisez-vous ? demanda Béatrix d’un ton desouveraine.

– Dans mon château de Caprera ! répondit Lucrèce.

Primevère frissonna de terreur…

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