Borgia !

Chapitre 42LA DUCHESSE DE BISAGLIA

Quelque quinze jours auparavant, au Palais-Riant, une magnifiquesoirée terminait en apothéose une de ces somptueuses journées dontla douce et radieuse Italie conserve le privilège.

Étendue sur des tapis dans la salle aux statues, la tête appuyéesur une pile de coussins, Lucrèce Borgia rêvait, les yeux mi-clos,écoutant d’une oreille distraite un orchestre de mandolines et deflûtes.

 

Lucrèce rêve.

De lointaines ambitions se profilent vaguement, puis peu à peuse précisent sur l’écran de son imagination enfiévrée. Qu’est-elledans Rome ? Rien !…

Des fêtes ! Toujours des fêtes !… Pour qui ?…Pour elle ?… Des fêtes afin que la noblesse de Rome soitconvaincue de la magnificence des Borgia… Des fêtes ! Encoredes fêtes !… Voilà sa vie.

Et, contre cet esclavage doré, contre l’anéantissement de savolonté toute son âme s’insurge. Quoi ! Elle ne sera doncjamais qu’un instrument aux mains d’Alexandre VI et deCésar ?… Oh ! Commander ! Dominer ! Être lareine ! Devenir la souveraine absolue, dans un royaume qu’ellese taillerait !…

Mais, pour réaliser le rêve fantastique, il faut un homme. Unhomme !… Un mâle, un fort qui ne connaisse aucune crainte, quise joue de tous les pièges, dont l’audace et la ruse soient pluspuissantes que la puissance même des Borgia !

Elle le connaît, cet homme ! Il existe ! Elle a faillile tenir ! Il lui a échappé, c’est vrai. Mais elle ne se tientpas pour battue. Elle le retrouvera. Quand il sera bien à elle,elle le lâchera sur l’Italie en lui disant :

– Je te fais roi ! Fais-moi reine !

Et cet homme, elle l’admire, elle l’aime, elle le voit maître desa destinée. Bafouée par lui, méprisée, elle ne l’en admire queplus violemment.

Et voici que, dès le premier pas qu’elle va tenter vers laréalisation du rêve, se dresse un obstacle ! Obstacleridicule : un nom ! Lucrèce n’est pas libre !Lucrèce s’appelle duchesse de Bisaglia.

Et parce qu’il y a quelque part dans Rome un homme dont elleporte le nom, à qui elle a juré obéissance et fidélité devant Dieuque représente son père, elle s’arrêtera, elle reculera ?Allons donc ! Lucrèce Borgia n’en est pas à une vie d’hommeprès, cet homme fût-il son mari.

Et le lendemain même devant le Palais-Riant, le duc de Bisagliaétait assassiné d’un coup de poignard entre les épaules par CésarBorgia lui-même, Lucrèce l’ayant persuadé que son mari avait tenudes propos calomnieux sur son compte.

Lucrèce afficha un grand deuil. On fit au duc de Bisaglia desfunérailles magnifiques. Les Romains n’avaient rien vu d’aussi beaudepuis les funérailles du duc de Gandie : c’était làmaintenant les spectacles que les Borgia offraient au peuple. Romene s’amusait plus que lorsque le pape ou son fils assassinait.

Lucrèce ne s’aperçut pas du vide qui se faisait autour d’elle.D’ailleurs, cette solitude lui plaisait. Elle était ainsi toute àses pensées et pouvait ruminer à son aise le plan de l’œuvred’envergure qu’elle avait conçue.

Son premier acte, après s’être débarrassée de son mari, fut dedéclarer à César qu’elle le suivrait à Monteforte.

– Cependant, objecta César, il était convenu que tusurveillerais Rome pendant mon absence…

– Oui, mais je veux voir de près la guerre. D’ailleurs,tout est calme ici. Jamais nos Romains n’ont montré autant desouplesse.

César savait parfaitement que ce que Lucrèce avait une foisrésolu, elle l’exécutait malgré tous les obstacles. Il n’insistadonc pas. Et lorsque le jour vint où les troupes campées sous Romes’ébranlèrent, Lucrèce partit en même temps que son frère.

Une berline de voyage les emporta tous les deux à Tivoli, oùl’armée devait achever sa concentration. Lucrèce raconta au pape lamort de son mari.

– Ne pleure pas, ma fille, se contenta de lui répondre lepape ; ce pauvre homme était d’ailleurs ruiné !

Ce fut toute l’oraison funèbre du malheureux duc de Bisaglia.Puis, le père et les deux enfants se hâtèrent de parler de chosesplus intéressantes.

La première des choses qu’ils apprirent fut l’enlèvement deRosita par Ragastens. Le vieux Borgia, avec force plaisanteries,raconta comment il s’était fait prendre au piège, lui, vieuxrenard ; comment il avait cru Rosita morte et comment on avaittrouvé le cercueil vide…

– Ainsi, conclut César, cet homme nous a vaincus tous lestrois, l’un après l’autre !

– Oui, fit le pape devenu pensif, et il est malheureuxqu’un tel homme ne soit pas à nous !

– C’est vrai, mon père ; mais, en attendant, il s’estjoué de nous et nous a bafoués d’étrange manière. Cet homme mourra,il mourra de ma main.

Lucrèce eut un mince sourire… Le pape reprit :

– Il mourra… si tu le trouves ! Qui sait où il estmaintenant ? Peut-être en France !

À ce moment, un page entra dans la chambre.

– Qu’y a-t-il ? demanda César.

– Le baron Astorre et dom Garconio viennent d’arriver. Ilsdemandent la faveur d’être introduits.

– Tout de suite ! cria le pape.

Le baron et le moine, qui écoutaient à la porte, se hâtèrentd’entrer.

– Seuls ? s’exclama violemment le vieux Borgia.

– Et blessés ? ajouta César.

En effet, le baron portait le bras en écharpe et le moine avaitun pansement près de l’épaule. Tous deux étaient piteux et pâles.Le moine fléchit le genou devant le pape.

– Saint-Père ! s’écria-t-il, Dieu m’est témoin quenous avons fait l’impossible pour vous amener le comte Alma…

– Il a refusé ?… Il fallait l’amener de force ! Àquoi vous sert, baron, d’être taillé en Hercule ? À quoi tesert, Garconio, d’être rusé comme un diable ? J’avais uni cesdeux forces : la force brutale de l’un à la force intelligentede l’autre, et vous aboutissez à un échec pitoyable… Vous me lepaierez cher !…

– Saint-Père ! dit le moine au comble de la terreur,le comte Alma ne s’est pas refusé ; j’avais fini par leconvaincre, il nous suivait…

– Alors ? Parlez donc !…

– Alors, Saint-Père, il y a des forces contre lesquellesviennent se briser toutes les prévisions humaines. Nous étions déjàloin de Monteforte, et tout allait à souhait lorsque nous avons eule malheur de tomber dans les filets de Satan en personne !…Satan qui s’est rué sur nous, a emporté le comte Alma et l’a sansaucun doute ramené à Monteforte !…

– Ça, moine, devenez-vous fou ?… Que signifie cediscours ? Quel est ce Satan ?…

Lucrèce éclata de rire.

– Ragastens ! Toujours Ragastens !s’écria-t-elle.

– Comment la signora le sait-elle ? fit le moinestupéfait.

– Je le devine. Mais c’est lui, n’est-ce pas ?

– Hélas, madame ! Saint-Père, ce n’est que tropvrai !…

Et Dom Garconio fit un récit exact de la scène del’auberge ; la soudaine intervention de Ragastens ; lecoup de poignard que lui, Garconio, avait reçu en attaquantvaillamment ce démon ; la lutte de Ragastens et du baronAstorre et enfin le départ du comte Alma que Ragastens avaitentraîné.

Le pape était blanc de fureur. Quant à César, il sentait monteren lui la colère.

– Imbéciles ! gronda-t-il. Lâches !…

Il allait se précipiter sur le moine et, sans doute, achever ceque Spadacape avait si bien commencé ; mais le vieux Borgia leretint.

– Ne vois-tu pas, lui murmura-t-il, la haine qui les animetous deux contre ce Ragastens ? Crois-moi, ils feront pournous venger plus peut-être que nous-mêmes.

Le raisonnement frappa César.

– Allez, reprit le pape. Allez vous reposer, baron, etvous, Garconio, comptez sur ma gratitude. Vous n’avez pasréussi : mais tout n’est pas fini.

Le baron et le moine, heureux d’en être quittes à si bon compte,s’empressèrent de sortir.

– Qu’en penses-tu ? demanda le vieux Borgia àCésar.

– Je pense que cet homme est le mauvais génie de notremaison.

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