Borgia !

Chapitre 29LA VIEILLESSE DE BORGIA

Cette villa vers laquelle Raphaël Sanzio avait tendu les brasdans un geste de désespoir était une vaste maison d’été où toutavait été combiné pour le repos de l’esprit et le plaisir desyeux.

Dans le jardin, sous un massif de grenadiers, au fond duquel unAmour de marbre joue avec un Satyre aux pieds fourchus, sur un bancde granit rose une jeune fille est assise. Ses mains sont jointesdans un geste de lassitude. Ses beaux yeux qui, parfois,s’emplissent de larmes, errent vaguement sur les splendeurs quil’entourent, sans s’y arrêter. C’est Rosita.

Non loin d’elle, une femme d’une quarantaine d’années, matroneaux fortes proportions, surveille tous ses mouvements. Et, enarrière de la matrone, cachés dans les bouquets de feuillage, deuxhommes guettent, prêts à accourir au premier appel.

Voilà quatre jours que la jeune fille est enfermée dans la villade Tivoli. Elle cherche en vain à comprendre ce qui s’est passé.Pourquoi l’a-t-on amenée là ? Pour qui, pourquoi s’est exécutécet enlèvement brutal ?

Elle ne sait pas… elle ne comprend pas ! Si, au moins, ellepouvait pleurer ! Si elle pouvait laisser parler son cœur etsoulager sa douleur par les larmes !

Mais non ; toujours, près d’elle, cette femme qui ne laquitte pas. La nuit même, elle n’est pas seule : la matrone,geôlière doucereuse, attend qu’elle ait fermé les yeux ets’installe alors sur un canapé…

Qu’est devenu Raphaël ?

Cette question l’assiège et l’angoisse. Toute l’horreur de sasituation s’y résume. Cela brûle son cœur et ses lèvres… Etpourtant, pas un instant, la pensée ne lui est venue de demanderquoi que ce soit à la femme qui la surveille. Cette femme lui faitpeur.

Un matin, Rosita comprit qu’il y avait autour d’elle unmouvement insolite. Elle entendit l’arrivée d’une ou plusieursvoitures, le bruit d’un grand nombre de chevaux, puis, des alléeset venues dans les couloirs… Enfin, au bout d’une heure, toutretomba dans le silence. Rosita se trouvait alors dans sachambre.

Bientôt, une femme entra et dit quelques mots à voix basse à lageôlière, puis s’installa dans un fauteuil, en jetant en dessousdes regards curieux sur Rosita.

« J’ai changé de surveillante » pensa celle-ci sans enéprouver ni joie ni tristesse, sans même jeter un regard sur lanouvelle venue. La geôlière était sortie en toute hâte. Elle serendit dans l’aile de la villa où se trouvaient les appartements dupape. Un jeune abbé l’introduisit dans une vaste chambre où SaSainteté, fatiguée par le voyage, reposait dans la solitude.

– Eh bien, dame Piérina ? fit le pape.

– Saint-Père… balbutia la matrone agenouillée, en feignantune vive émotion.

– Dame Piérina, dit sèchement le vieillard, une fois pourtoutes, veuillez vous dispenser de toute démonstration encombrante.Il ne s’agit pas ici de génuflexions. Rappelez-vous que je suissimplement le comte de Faënza… Rodrigue de Faënza !

– Bien, monsieur le comte, fit la matrone en seredressant.

– Rendez-moi simplement compte de votre mission.

– Notre voyage s’est accompli sans incidents notables,monsieur le comte. La petite, après avoir un peu crié et beaucouppleuré, semble s’accommoder de son nouveau genre de vie.

– Bon ! Elle s’apprivoise. Et que dit-elle ?

– Rien.

– Diable ! Ceci est grave. Vous n’avez pas essayé dela faire un peu causer, ne fût-ce que pour la distraire ?

– Ah ! bien, oui, autant vaudrait vouloir faire parlerla statue qui, sur son socle de marbre, a l’air de courir si vitedans le jardin.

Le pape demeura un moment rêveur, la tête basse.

– Dame Piérina… reprit Borgia en relevant les yeux…

– Monsieur le comte ?…

– Il faudrait… il faudrait me ménager une entrevue aveccette jeune fille… J’ai des choses à lui dire… seul à seul, vouscomprenez ?… Des secrets… sur sa naissance et sa famille…qu’elle seule doit entendre.

– Monsieur le comte est le maître…

– Oui, certes, je suis le maître, fit Borgia en fronçant lesourcil. Mais, en somme, cette enfant qui a été enlevée parviolence ignore que c’est pour son bien… elle peut se figurer… quesais-je ?… s’imaginer qu’on veut la séquestrer… tandis qu’ils’agit de la rétablir dans ses droits, titres, prérogatives… Ils’agit de cela, et pas d’autre chose, entendez-vous, damePiérina ?

– J’entends, monsieur le comte… Il faudrait donc préparerla jeune fille à vous recevoir, à vous entendre…

– Comme un père !… Non, comme un ami, un véritable amisoucieux de son bonheur… Allez, dame Piérina.

Dame Piérina eut un sourire hideux et, discrètement,disparut.

 

Le lendemain de ce jour, Borgia eut une conférence d’un autregenre. C’était dans la même chambre.

Le pape était assis dans un fauteuil à dossier bas. Il étaitenveloppé jusqu’au cou dans un vaste manteau de toile blanche quile recouvrait tout entier. Près de lui, sur une petite table, desflacons de diverses grandeurs, des fers à friser les cheveux, descosmétiques, tout un attirail de toilette.

Près de la fenêtre, son abbé favori, Angelo, lisait à hautevoix. Autour du fauteuil, un homme svelte allait, venait,saisissait tantôt un flacon, tantôt un fer. Ses doigts agilescouraient sur la figure du vieillard.

De temps à autre, il lui présentait un miroir de Venise, et lepape, d’un mot, approuvait ou désapprouvait le travail. Cela duraplus d’une heure. Quand ce fut fini, le pape se regarda longuementdans le miroir :

– C’est bien, dit-il, vous êtes un véritable artiste.

– Ah ! Si monsieur le comte m’y avait autorisé !…En moins de rien, je l’eusse rajeuni de vingt ans, rien qu’avec ceflacon versé dans ses cheveux…

– Non ! J’aime mieux mes cheveux blancs. Que diable,je ne suis pas un mignon cherchant aventure ! Il suffit queces rides importunes soient dissimulées… C’est bien…

L’« artiste » salua et se retira.

– Comment me trouves-tu, Angelo ? fit le pape en selevant. L’abbé examina le vieillard avec une attention et unsérieux imperturbables.

– Je vous trouve une beauté sévère et majestueuse.

Angelo ne mentait pas.

Il eut été impossible de reconnaître en Rodrigue Borgia unvieillard de soixante-dix ans. Son œil noir brillait d’un feusombre sous des sourcils touffus. Les cheveux étaient blancs, maisils donnaient à son visage une mélancolie qui en adoucissait ladureté. Tel quel, il pouvait passer pour un homme vieilli par lessoucis, mais qui a su conserver la beauté forte de l’âge mûr.

Le valet de chambre entra alors et commença à habiller le paped’un costume de cavalier en velours violet, sur lequel il jeta unélégant et léger manteau court, en soie violette. Borgia ceignitautour de ses reins une ceinture de soie brochée supportant unefine épée de parade à la poignée somptueuse. Enfin, il posa sur satête une toque d’où ses cheveux tombaient avec une certaine grâceaustère sur un large col de dentelle.

Angelo poussa un cri d’admiration sincère. Chez Borgia, lavolonté avait vaincu la vieillesse. Il avait voulu paraître digned’attention ; avec un sens affiné du tact et de la diplomatie,il n’avait pas essayé de se rajeunir ; mais, par les soinsminutieux de la toilette, par son costume, par l’effort de sonvouloir, il devenait un homme remarquable pour toute femme qui leverrait.

Il sourit et, faisant de la main un signe d’adieu à son lecteur,il sortit.

Borgia en se rendant auprès de Rosita n’éprouvait aucun doutesur l’issue de sa démarche. La jeune fille succomberait, sinon lejour même, du moins à bref délai. Il n’était donc nullementtroublé, et seule, l’impatience des sens lui donnait parfois unrapide frisson.

Il entra dans la chambre de la jeune fille et s’arrêta sur leseuil en saluant.

– Voici monsieur le comte de Faënza qui vient vous faireune visite, dit la matrone qui, aussitôt, s’éclipsa.

Borgia ferma la porte et s’avança vers la jeune fille.

– Mon enfant, dit-il, voulez-vous me permettre de causer unmoment avec vous ?… J’ai à vous entretenir de choses qui vousintéresseront sûrement…

Mais Rosita s’était reculée, les yeux grands ouverts par unindicible étonnement, les mains jointes, prête à s’agenouiller. Etelle avait murmuré :

– Le Pape !… Le Souverain-Pontife !…

Borgia fut secoué d’un tressaillement furieux. Tout le planqu’il avait patiemment combiné s’écroulait. Rosita leconnaissait ! Rosita le reconnaissait !

– Vous vous trompez, balbutia-t-il. Je suis simplement lecomte de Faënza.

La jeune fille s’agenouilla.

– Non, je ne me trompe pas, Saint-Père !… J’ai vuVotre Sainteté à diverses reprises, à la procession de laMiséricorde, à la grand’messe de Pâques, à Saint-Pierre… Oh !non, Saint-Père !… Vous êtes bien le tout-puissant maître deRome et du monde, et je suis sauvée, puisque vous voilà !…

– Je vous assure, mon enfant… Relevez-vous !…

– Saint-Père ! interrompit la jeune fille exaltée, jesuis victime d’un crime de rapt… On m’a arrachée du bras de monépoux, mon jeune époux… Et j’ai été entraînée ici… Saint-Père, jedemande justice ! Ou plutôt, je ne demande qu’une chose :qu’on m’ouvre les portes de cette maison, qu’on m’arrache à lasurveillance de cette femme odieuse, qu’on me permette d’allertrouver mon mari, mon Raphaël qui m’aime… Saint-Père, vous leconnaissez… vous lui avez témoigné votre bienveillance… Toutrécemment encore, il était si heureux de vous porter son beautableau de la Madone…

Rosita éclata en sanglots. Borgia l’avait à peine entendue. Maisses yeux ne la quittaient pas. Il la dévora du regard. Il détaillales lignes idéales qu’il entrevoyait et, par l’imagination, arrachales voiles qui la couvraient. Un peu de sueur perla à son front. Ilsentit le sang-froid lui échapper. Il se baissa, saisit la main deRosita.

– Relevez-vous ! dit-il d’une voix qu’il croyaitferme, et qui tremblait à chaque mot, relevez-vous… Je ne puis vousvoir à mes pieds.

Sa main, en touchant celle de la Fornarina, fut agitée d’untremblement. L’étonnement de la jeune fille était inexprimable.Elle ne comprenait rien à l’attitude du pape. Des pensées confuseslui laissaient entrevoir d’effroyables vérités qu’elle repoussaitde toutes ses forces. Doucement, elle dégagea sa main et s’assit,chancelante.

– Pardonnez-moi, Saint-Père, l’émotion me suffoque… J’aitant souffert depuis quelques jours…

– Mon enfant, si vous voulez, vous ne souffrirez plus…

– Oh ! n’est-ce pas ?… Vous allez me laisserpartir ?…

– Oui, certes… je vous le promets…

Rosita jeta un cri de joie folle. À son tour, elle saisit lamain du pape et la porta à ses lèvres.

– Oh ! Vous êtes bon ! Je le savais bien que vousalliez me sauver ! Je vais pouvoir partir tout desuite ?

– Non, mon enfant, pas tout de suite… Il est nécessaire quevous passiez encore deux ou trois jours ici…

Rosita recula, blanche. Une idée, qu’elle avait d’abord rejetée,s’imposa à elle avec une violence irrésistible.

– Oh ! s’écria-t-elle, c’est vous qui m’avez faitenlever !… Vous !… Le pape !… Oh !…

Borgia perdit la tête. Brusquement, il marcha sur Rosita et luisaisit les deux poignets.

– Oui, c’est moi ! dit-il, à voix basse. C’est moi quit’ai fait prendre. Oui, je suis le pape. Est-ce que tu oseraisrésister aux ordres du Souverain-Pontife ?…

Rosita ne répondit pas. Elle se cambra, horrifiée, cherchant àéchapper à l’étreinte, à ce baiser qu’elle sentait tout proche deses lèvres…

– Parle-moi, bégaya le vieux Borgia, ivre de passiondéchaînée maintenant, parle-moi… Dis-moi seulement que je ne tefais pas horreur, que tu ne me hais pas… Laisse ! Oh !laisse-moi seulement toucher tes cheveux du bout de meslèvres !…

– Misérable ! haleta la jeune fille.

– Veux-tu être duchesse… princesse ? Je suis celui quipeut tout… Tu es à moi !…

Il y eut une courte lutte. Borgia, les yeux enflammés, la têteperdue, fit un dernier effort en bégayant :

– Tu es à moi… Je te tiens…

Tout à coup, il s’arrêta, stupide d’étonnement, effaré,muet : Rosita, souple et forte de son désespoir, venait de luiglisser d’entre les bras. Et, bondissant en arrière, elle lui avaitarraché l’épée, la jolie épée de parade dont il avait orné soncostume de cavalier.

– Saint-Père, dit froidement la jeune fille, si vous faitesun pas vers moi, vous me rendez criminelle ; je vous tue…

Le calme extraordinaire avec lequel elle prononça ces motsdémontra au pape que cette enfant était arrivée aux dernièreslimites de l’exaltation. Sa fièvre tomba du coup.

– Ne craignez rien, dit-il.

– Je ne crains plus, fit-elle en plaçant l’épée dans sesdeux mains, comme un frêle rempart d’acier.

Borgia hocha la tête.

– Au revoir, dit-il. Nous reprendrons cette conversation,cara mia.

Elle le vit sortir, sans oser risquer un geste.

Quand elle fut seule, avec ce même calme farouche qui venait dela rendre si forte et si vaillante, elle brisa l’épée à quelquespouces de la pointe. Ce tronçon lui fit un stylet aigu. Alors, ellese prit à pleurer…

Le pape, ayant réparé tant bien que mal le désordre de sonvêtement, regagna sa chambre en méditant.

– Je deviens vieux, pensa-t-il avec un sourire. J’ai toutcompromis par ma précipitation… Baste ! Après tout, le premiercoup est porté, c’est l’essentiel… Elle réfléchira.

Et, comme il arrivait dans son appartement et que l’abbé Angelos’empressait au-devant de lui :

– À propos, dit-il, tu connais le gouffre del’Anio ?

– Tout près du temple de la Sybille, oui, Saint… monsieurle comte.

– Tu peux me donner mon titre, maintenant : il n’y aplus d’inconvénient. Eh bien, Angelo, sur les bords du gouffre, ily a une espèce d’antre sauvage. Promène-toi donc un peu par là,tout à l’heure. Et assure-toi si cette caverne n’est pas habitéepar une vieille femme, connue à Rome sous le nom de la Maga…

– Et si la vieille est là, Saint-Père ?…

– Tu lui diras qu’elle recevra cette nuit une visite…

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