Borgia !

Chapitre 3LE PALAIS-RIANT

Il était environ quatre heures de l’après-midi, lorsque lechevalier de Ragastens pénétra dans la Ville Éternelle. Il avaitfait au pas le reste de la route, tant pour donner du repos aubrave Capitan qu’il aimait comme un bon et fidèle compagnon, quepour se livrer à l’aise à ses méditations…

Enfant du pavé parisien, le chevalier de Ragastens avait jusqu’àcette époque vécu un peu au hasard. Il n’avait connu ni son père,ni sa mère.

En effet, celle-ci était morte en lui donnant le jour. Et quantà son père, pauvre gentilhomme gascon, venu à Paris pour tâcher defaire fortune, il avait succombé à la misère, alors que le petitchevalier tétait encore le sein d’une nourrice.

Cette nourrice, marchande de hardes sous un auvent placé àl’encoignure de la rue Saint-Antoine, presque en face la grandeporte de la Bastille, s’était attachée au petit orphelin. Elles’était mis en tête d’en faire son successeur dans son négoce defriperies.

Or, étant devenue veuve, elle prit un amant pour remplacer ledigne homme que l’on venait de porter en terre. Le petit chevalieravait alors sept ans.

L’amant de la fripière était un clerc. Vrai savant qui lisait,écrivait, et même calculait. Toute la science du clerc passa de soncerveau à celui de l’enfant.

À quatorze ans, celui-ci en savait presque autant qu’un abbé. Ladigne fripière rêvait déjà pour lui de flamboyantes destinées,lorsqu’une épidémie de petite vérole l’emporta.

Le jeune chevalier suivit en pleurant, jusqu’au cimetière, lecorps de celle qui lui avait servi de mère. Puis il revint,s’ébroua, sécha ses larmes et dans la boutique de la défunte,choisit un équipement complet dont le principal ornement était uneimmense rapière qui traînait sur le pavé dès qu’il cessaitd’appuyer sur la poignée.

Vers l’âge de dix-huit ans, c’était un fieffé spadassin, redoutédans les cabarets et tavernes, grand coureur de filles, grandvideur de brocs de Suresnes, un peu dépenaillé, friand de la lame,l’épée toujours à moitié hors du fourreau, courant la prétentaine,rossant le bourgeois et battant le guet : enfin, un vraigibier de potence.

Le chevalier était surtout une nature aventureuse. Généreux, ilpartageait ce qu’il avait – quand il avait ! – avec de pluspauvres que lui. Il défendait les faibles avec sa bonne rapière. Iln’eût pas commis une mauvaise action. Mais, sans ressources,n’ayant pour guide que son robuste appétit d’aventures, jetéd’ailleurs dans un milieu d’une morale infiniment élastique, ilvivait comme il pouvait, prenait son bien où il le trouvait…

Un beau jour, celui qu’on appelait le chevalier La Rapière etqui, entre la Bastille et le Louvre, était devenu ce qu’on appelaitune « Terreur », disparut soudain.

Nous le retrouvons assagi. Les bonnes qualités l’ont emporté surles mauvaises. Le chevalier de Ragastens a jeté sa gourme et, à bondroit, il peut alors se considérer comme un parfaitgentilhomme.

Au moment où le cavalier franchit la porte de Rome, il conclut,en secouant la tête comme pour laisser derrière lui un passé quiétait bien mort :

– Me voici avec deux ennemis sur les bras : le signorAstorre et le moine Garconio. J’ai menacé l’un et malmené l’autre.Oui, mais j’ai un protecteur puissant…

Et le chevalier jeta autour de lui un regard conquérant.Pourtant, dans cet avenir rose et or qu’il entrevoyait, un pointnoir obscurcissait son horizon. Bien qu’il s’en défendît, ilpensait à cette mystérieuse inconnue au nom si doux, au visage plusdoux encore, et ce fut avec un profond soupir, qu’ilrépéta :

– Primevère !… La reverrai-je jamais ?… Quiest-elle ?… Pourquoi cet horrible moine lapoursuivait-il ?…

Cependant, ayant tout à coup levé la tête, il s’aperçut que desgens le regardaient avec curiosité. Il jeta les yeux autour de luiet vit qu’il se trouvait sur un pont.

– Quel est ce pont ? demanda-t-il à un gamin en luijetant une menue pièce de monnaie.

– Excellence, c’est le pont des Quatre-Têtes…

– Et le Palais-Riant, le connais-tu ?

– Le palais de la signora Lucrézia ! s’exclamal’enfant, avec une évidente terreur.

– Oui, sais-tu où il est ?

– Là ! fit le gamin en étendant le bras.

Puis, il s’enfuit comme s’il eût eu à ses trousses une armée desdiables d’enfer. Le chevalier se dirigea dans la direction quivenait de lui être désignée, réfléchissant à cette étrange frayeurqu’avait manifestée l’enfant.

Une fois encore, il demanda son chemin à un homme. Et l’homme,au nom du Palais-Riant, le regarda tout à coup d’un air sombre,puis passa son chemin en grommelant une malédiction.

– Étrange ! murmura le chevalier.

Il arriva enfin sur une place déserte. Au fond de cette place sedressait une somptueuse demeure. Une double rangée de colonnes enmarbre rose, que doraient les rayons du soleil à son déclin,formaient une sorte de galerie couverte qui s’étendait en avant dupalais.

Au fond de cette galerie, par une large baie ouverte, onapercevait un escalier monumental, également en marbre… Quant à lafaçade du palais, elle était décorée de motifs d’ornements,précieux travaux de sculpture antique pris, raflés au hasard destrouvailles parmi les trésors de l’ancienne Rome.

Le chevalier se dit que ce devait être là le Palais-Riant qui, àcoup sûr, méritait son nom grâce à la profusion de statues blancheset riantes qui l’ornaient, grâce aussi à la profusion de plantesrares et de fleurs merveilleuses qui formaient, sous la galerie, unincomparable jardin.

En avant de ce jardin, pareils à deux statues équestres, deuxcavaliers immobiles, silencieux, montaient la garde. Ragastenss’adressa à l’un d’eux.

– C’est ici le Palais-Riant ? demanda-t-il.

– Oui… au large ! répondit la statue d’un tonmenaçant.

– Diable ! murmura le chevalier en poursuivant sonchemin, voilà un palais bien gardé.

La place était déserte : pas un passant… pas une boutiqueouverte On eût dit d’un lieu maudit ! Ragastens poussa soncheval et une cinquantaine de pas plus loin, en entrant dans la ruequi faisait suite à la place, il se trouva devant une hôtellerie.Là, la vie semblait renaître, mais avec une sorte de crainte etd’hésitation encore.

Ragastens mit pied à terre et pénétra dans l’hôtellerie qui, parun singulier caprice du patron, ou par un excès de bizarrelatinité, s’appelait Auberge du beau Janus.

Le chevalier demanda une place à l’écurie pour Capitan et unechambre pour lui. Un domestique s’empara du cheval et l’hôtelierconduisit Ragastens à une chambrette du rez-de-chaussée.

– C’est humide, observa-t-il.

– Nous n’en avons pas d’autre disponible.

– Je la prends tout de même, parce que vous êtes tout prèsdu Palais-Riant.

– Vous êtes bien servi, fit l’hôte étonné, car de votrefenêtre vous pouvez justement voir le derrière du palais.

L’hôte ouvrit la fenêtre ou plutôt la porte-fenêtre, etRagastens reçut au visage une bouffée d’humidité.

– Qu’est-ce que cela ? fit-il.

– Cela ?… C’est le Tibre, donc !

En effet, le fleuve coulait entre deux rangées de maisons, sansquai, sans berge. Derrière chaque maison, un escalier de quelquesmarches aboutissait au ras de l’eau. Devant sa porte-fenêtre, un deces escaliers montrait quatre marches de pierre verdâtre.

– Tenez, reprit l’hôte, voyez là-bas… au coude du fleuve,cet escalier plus large que les autres… c’est celui duPalais-Riant.

– Bon ! fit Ragastens en rentrant et refermant laporte, cette chambre me plaît, tout humide qu’elle est…

– On paie d’avance, seigneur, observa l’hôte.

Le chevalier s’exécuta.

Puis, ayant demandé du fil et une aiguille, il s’absorba en uneméticuleuse réparation de ses pauvres effets, qu’il brossa, battit,nettoya de fond en comble. Après quoi, il dîna de bon appétit.

Ces diverses occupations le conduisirent jusqu’à neuf heures.Une heure plus tard, Ragastens, flamboyant de propreté, l’épée aucôté, attendait avec impatience le moment de se rendre au palais deLucrèce Borgia.

Un profond silence pesait sur la ville, endormie depuislongtemps. Seul, le sourd murmure du Tibre qui roulait au pied dela maison ses eaux grisâtres, élevait dans la nuit des voix tristescomme des plaintes fugitives. Le chevalier les écoutait avec uneémotion dont il n’était pas le maître… Il se secoua pour échapper àcette impression nerveuse. Bientôt, d’ailleurs, il allait êtreminuit…

Le chevalier souffla sa chandelle et, drapé dans son manteau,s’apprêta à sortir. À ce moment, une plainte plus déchirante montadu fleuve. Ragastens tressaillit.

– Cette fois, murmura-t-il, ce n’est pas une illusion…c’est une voix humaine.

Un nouveau cri de détresse se fit entendre. On eût dit qu’ilvenait de retentir dans la chambre. Ragastens frémit… Ses tempes semouillèrent. Pour la troisième fois une plainte s’éleva, étoufféecomme un râle d’agonisant.

– Cela vient du Tibre ! s’écria Ragastens.

Il s’élança, ouvrit la porte-fenêtre… La nuit était opaque. LeTibre, resserré entre les maisons au haut desquelles on apercevaità peine un pan de ciel étoilé, roulait des flots noirs. À tâtons,le chevalier descendit les quatre marches ; il se baissa…allongea les mains.

Ses mains rencontrèrent une étoffe soyeuse. L’étoffe couvrait lecorps d’un homme. L’homme râlait, haletait. Ragastens le saisit parles épaules.

– Qui êtes-vous ? demanda l’inconnu.

– Ne craignez rien… un étranger… un ami…

– Il n’y a pas d’amis… Oh ! je vais mourir…Écoutez !…

L’homme incrusta ses mains sur les dalles… Ragastens voulut letirer de l’eau…

– Non ! fit l’homme dans un hoquet d’agonie… inutile…je vais… mourir… mais je veux… me venger… Écoutez…

– J’écoute ! fit Ragastens, les cheveux hérissés.

– Le comte Alma… prévenez-le… prévenez sa fille… il veutl’enlever… il ne faut pas…

– Qui, le comte Alma ? Qui, sa fille…

– Sa fille !… Béatrix… Primevère !…

– Vous dites, fit Ragastens d’une voix rauque d’angoisse,vous dites qu’il veut l’enlever… Qui ?…

– Celui qui vient de me tuer… mon…

À ce moment, l’homme fut secoué d’un spasme mortel… il seraidit… ses mains lâchèrent la pierre, le corps roula dans l’eau…et disparut dans un remous des flots noirs.

Ragastens se redressa. Ses yeux fouillèrent avidement l’ombreépaisse. Mais en vain !

Alors, il rentra dans la chambre, et essuya son visage couvertd’une sueur d’angoisse.

– Oh ! prononça-t-il sourdement, quel est cet horriblesecret que je n’ai pu saisir !… Elle s’appelle Béatrix… elleest la fille du comte Alma… Et quelqu’un veut l’enlever… Maisqui ?… Qui ?…

À ce moment, l’heure sonna lentement à Saint-Pierre.

– Minuit, fit le chevalier bouleversé.

Et il s’élança au dehors, courant vers le Palais-Riant oùl’attendait son illustre protecteur, César Borgia.

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