Borgia !

Chapitre 6L’IDYLLE APRÈS L’ORGIE

Il était environ trois heures du matin, lorsque Ragastens,rentré à l’hôtellerie du Beau-Janus, tomba sur son lit, épuisé defatigue, et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il dormit d’unetraite jusqu’à huit heures et fut réveillé par son hôte.

Le digne Romain venait lui demander le prix de la journée quicommençait. C’était, dans son honorable maison, une règleinvariable : on payait d’avance.

Le chevalier tâta ses poches et constata qu’il était pauvrecomme Job. Il soupira, jeta un coup d’œil sur son diamant et prial’hôte d’aller lui chercher un joaillier. L’hôte avait surpris lecoup d’œil et comprit.

– Le Ghetto est à deux pas, seigneur ; dans cinqminutes, je vous amène un Juif de mes amis qui achète les pierresprécieuses.

– Amenez-en aussi un autre qui vende des hardes.

– Ce sera le même ! répondit l’aubergiste, qui partiten courant. Quelques minutes plus tard il revenait, en effet, suivid’un vieillard à barbe majestueuse, mais sale et crasseuse, lequelse confondit en salutations et déposa sur le lit un assortimentcomplet de costumes. Ragastens lui tendit son diamant.

Le Juif tira une petite balance de sa poche, pesa la superbepierre et l’examina à la loupe.

Il y eut un débat. Le Juif commença par offrir le quart de lavaleur du diamant. Mais, il s’aperçut bientôt qu’il avait affaire àforte partie et, avec force gémissements, il dut se résigner à negagner que le tiers du prix réel.

Ragastens, alors, fit choix d’un équipement tout neuf ets’habilla au fur et à mesure qu’il choisissait les diverses piècesde son costume, dont chacune donna lieu à un marchandageeffréné.

Finalement, le chevalier se trouva équipé de pied en cap,luisant, rayonnant, flamboyant. Mais, tout payé, et l’hôteprudemment soldé pour trois jours d’avance, il ne lui restait plusque quelques écus.

Il allait sortir, lorsque l’hôtelier introduisit dans sa chambreun personnage bizarre qui demandait à le voir.

Ce vieillard entra en exécutant une série de courbettes.L’hôtelier l’avait introduit en lui témoignant un respect étrange,où il y avait de la terreur. Et, comme il demeurait là poursatisfaire une intense curiosité, Ragastens, d’un signe impérieux,lui ordonna de sortir.

L’hôte s’éclipsa. Mais il n’en perdit pas un coup d’œil car,penché à la serrure de la porte, il assista à l’entrevue. Dèsqu’ils furent seuls, Ragastens interrogea son visiteur d’unregard.

– Il signor Giacomo, pour vous servir.

– Monsieur Giacomo, que me vaut le plaisir ?…

– Je suis chargé de vous remettre ceci.

En parlant ainsi, le signor Giacomo avait entr’ouvert son vastemanteau et déposé sur le coin d’une table un petit sac rebondi. Lesac rendit un son de métal…

– Il y a là cent pistoles, continua Giacomo en multipliantles courbettes… si vous voulez vous donner la peine de compter…

– Hein ? s’écria Ragastens. Vous dites qu’il y a làcent pistoles ? Et c’est pour moi ?

– Vous êtes bien le seigneur chevalier deRagastens ?…

– En chair et en os, bien que doutant s’il rêve ou s’ilveille, depuis cette nuit.

– En ce cas, les cent pistoles sont pour vous.

– Mais qui me les envoie ?… Je veux être pendu si jecomprends…

– Chutt !… Comptez, signor mio…

Abasourdi, Ragastens défit le sac, tandis qu’un large souriresardonique balafrait la figure ratatinée de Giacomo. Les centpistoles y étaient bien.

Et, tout émerveillé qu’il fût, Ragastens les engloutit àl’instant même dans la ceinture de cuir qu’il portait autour desreins. Cette besogne accomplie, il se prépara à interrogerl’étrange visiteur. Mais celui-ci s’était évanoui !… Il appelal’hôte.

– Où est passé le signor Giacomo ?

– Il vient de s’en aller, monseigneur, réponditl’aubergiste courbé en deux.

Cette soudaine vénération surprit Ragastens.

– Oh ! oh ! fit-il en saisissant l’hôtelier parl’oreille, tu as tout vu, toi ?…

– Monseigneur, excusez-moi… mais vous voudrez bienpardonner à un pauvre aubergiste qui ignorait quel puissantseigneur il avait l’honneur de loger…

– Ah çà ! interrompit Ragastens étourdi,m’apprendras-tu ce que cela signifie ?…

– Cela signifie que je sais maintenant ce que je ne savaispas tout à l’heure… que je loge sous mon humble toit un allié… unami… un parent peut-être des plus illustres et des plus redoutablesseigneurs de Rome… Et je le sais, puisque le signor Giacomo quisort d’ici est l’homme de confiance de Lucrèce Borgia… l’intendantdu Palais-Riant.

Sur ces mots, prononcés avec un frisson d’émoi, l’hôte sortit àreculons, en saluant plus bas que terre !…

Ragastens demeura une minute rêveur.

Puis, secouant la tête, il s’en alla à l’écurie, sella Capitan,sauta à cheval avec la légèreté d’un homme qui se sent en passe defaire bonne fortune. Au pas, il prit le chemin de la porteFlorentine par laquelle, la veille, il était entré dans la VilleÉternelle.

Il se donnait à lui-même pour prétexte qu’il fallait absolumentprévenir Primevère de ce qui se tramait contre elle. En réalité, ilvoulait ardemment la revoir, pour le seul bonheur de la contemplerencore.

Et, des deux genoux, il pressa les flancs de Capitan comme s’ileût pensé la sauver en allant plus vite vers le lieu où il l’avaitrencontrée. La brave bête comprit ce qu’on lui demandait, sansl’intermédiaire de l’éperon, et accentua son galop.

Ce fut ainsi qu’il parvint à l’endroit précis où Primevère,poursuivie par le moine Garconio, s’était tout à coup approchée delui pour implorer son aide.

Il alla plus loin et se jeta à travers champs, sur la droite, àl’endroit exact où il avait vu tourner Primevère.

Il ne tarda pas à se trouver à la lisière d’un bois d’olivierset dut se mettre au pas, le sol étant hérissé de racines quicrevaient la terre, pour darder au ciel de nouvelles pousses. Lebois, clairsemé au début, se fit épais et serré. Il mit pied àterre.

Ragastens parvint sur les bords d’un ruisselet qui courait sousle bois. Il s’arrêta donc, débrida Capitan et le fit boire. Alors,il songea à lui-même et tira de ses fontes un pain, un carré deviande froide et un fiasco de vin blanc, protégé par une envelopped’osier. Il mit le fiasco à rafraîchir dans le ruisseau et attaquason morceau de viande froide.

– Corbleu ! fit-il presque à haute voix, le jolibois ! Et le joli ruisseau que voilà ! Il n’y manque quela naïade ou la nymphe.

– C’est que vous ne la voyez pas ! Car elle est là quiassiste à votre repas, répondit une voix pure avec un éclat de riremoqueur.

Le chevalier se leva d’un bond, effaré… Et il demeura touttroublé en voyant, de l’autre côté du ruisseau, sortant d’unbuisson de verdure, celle qu’il cherchait en vain, la jeune fille àla robe blanche… Primevère !

Dans ce cadre, elle semblait plus que jamais mériter son surnom.Elle était vraiment l’incarnation radieuse du printemps.

– Eh bien ! reprit-elle, il paraît que la nymphe duruisselet vous fait peur, chevalier ?

– Madame, répondit Ragastens, sans trop savoir ce qu’ildisait, je n’ai peur que d’une chose… c’est que l’apparitions’évapore…

– Que faisiez-vous donc en ces lieux écartés ?reprit-elle pour se donner une contenance.

– Je vous cherchais ! Et vous, madame ?

– Je vous attendais, répondit-elle.

Ragastens jeta un léger cri de joie, franchit d’un bond leruisseau qui les séparait et il allait tomber aux pieds de la jeunefille, lorsque, d’un geste plein d’une charmante dignité, celle-cil’arrêta.

– Je vous attendais, chevalier, continua-t-elle d’une voixaltérée par une subite émotion, parce que j’ai vu en vous, un je nesais quoi me disant que je pouvais me fier à vous… Ai-je eutort ?…

– Oh non, madame, dit le chevalier en se courbant avec unprofond respect, non, vous n’avez pas eu tort d’avoir confiance enun homme qui, depuis qu’il vous a vue, ne songe plus qu’à sedévouer à votre défense…

– En effet, chevalier, j’ai besoin d’être défendue,hélas !…

– Je le sais, madame !

– Vous le savez ?

– Vos paroles suffiraient pour me l’apprendre… mais je saisaussi autre chose, et ceci m’amène à vous dire pourquoi je vouscherchais…

– Qu’avez-vous donc appris ? s’écria la jeune filleavec une surprise mêlée de frayeur.

– D’abord votre vrai nom !… Je sais que vous vousappelez Béatrix, que vous êtes la fille du comte Alma…

À ces mots, elle pâlit et recula, en jetant autour d’elle unregard de terreur. Une soudaine méfiance parut dans ses yeux.

– Oh ! rassurez-vous, madame, fit ardemmentRagastens ; ce nom ne sortira jamais de ma bouche.

Elle se rapprocha, toute tremblante encore, et tendit sa mainque le chevalier porta à ses lèvres.

– Pardonnez-moi, monsieur… c’est que je suis entouréed’embûches et d’ennemis… c’est que ce nom est, en effet, un secretet que je suis épouvantée que quelqu’un l’ait appris, fût-il leloyal et brave gentilhomme que vous êtes !

– Un hasard m’a seul fait connaître ce secret… et j’avoued’ailleurs que ce hasard est assez effrayant…

– Que voulez-vous dire ?…

Ragastens raconta alors dans tous ses détails la scène terribleà laquelle il avait assisté et il répéta textuellement les paroleslugubres du blessé du Tibre.

– Je suis perdue !… finit-elle par murmurer.

– Par le soleil qui nous éclaire, s’écria Ragastens, jevous jure que les jours du misérable qui vous fait pleurer sontcomptés, si vous me révélez son nom…

Primevère secoua la tête et un frisson l’agita. Puis elle jetaun profond regard sur le chevalier.

– Eh bien, oui, fit-elle tout à coup. Vous saureztout !… Mais pas aujourd’hui… pas ici !… Vendredi, à uneheure de la nuit, rendez-vous sur la voie Appienne… Comptez survotre gauche vingt-deux tombeaux… au vingt-troisième, arrêtez-vous,approchez-vous et à celui qui vous dira : Roma !répondez : Amor !… Alors, chevalier, vous saurezquels terribles ennemis sont les miens.

Le chevalier mit la main sur son cœur, qui battait à rompre etvoulut répondre. Mais, légère et gracieuse, Primevère s’était déjàenfoncée dans l’épais feuillage…

Pensif, agité de mille pensées diverses, le chevalier rebridaCapitan, sortit du bois et sauta en selle. Puis il prit le cheminde Rome. Mais, rendu prudent par le peu qu’il savait, et surtoutpar ce qu’il supposait, il fit un grand détour, et, vers le soir,rentra dans la ville par une autre porte que celle qu’il avaitprise pour en sortir.

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