Borgia !

Chapitre 45LA LÉGENDE DU DÉFILÉ ET DU ROCHER DE LA TÊTE

Cette nuit-là fut affreuse pour Ragastens. Il la passa à rôderautour du palais, interrogeant les lumières qui s’éteignaient l’uneaprès l’autre, cherchant à deviner laquelle éclairait la chambrenuptiale de la princesse Manfredi. L’aube le surprit, pâle etdéfait, sur la grande place aux platanes.

Il s’arracha enfin à cette torture de jalousie qu’il s’étaitvolontairement imposée et s’en alla en murmurant :

– Allons ! Tout est fini pour moi !

Giulio Orsini, qui l’avait pris en vive amitié, lui avait offertdans son palais une hospitalité que Ragastens avait acceptée de boncœur. Ce fut donc au palais Orsini qu’il se rendit.

Il réveilla Spadacape, qui dormait du sommeil du juste, et illui ordonna de seller Capitan.

– Dois-je vous accompagner, monsieur ?

– Non, tu m’attendras ici… Je reviendrai tard.

Puis, lorsque Capitan fut sellé, Ragastens ajouta :

– À propos, il pourrait se faire que je m’absente plusieursjours ou que je ne revienne pas du tout.

– Sainte Marie ! Monsieur le chevalierm’abandonne !…

Sans répondre, Ragastens avait, du bout de son poignard, faittomber les pierres précieuses qui ornaient la poignée de son épée –l’épée de César Borgia, si on s’en souvient. Et il dit àSpadacape :

– Tiens ! Voici pour te consoler de notreséparation.

Mais Spadacape recula d’un pas et secoua la tête.

– Eh bien ? fit Ragastens, qu’est-ce qui te prenddonc ?

– Monsieur le chevalier, dit Spadacape, c’est une fortuneque vous m’offrez là. Je vous en remercie. Mais si vousm’abandonnez, je n’ai besoin de rien. J’aime autant reprendre monancien métier…

Ragastens fut ému de la simplicité de ces paroles et dudévouement de cet homme qui, deux mois auparavant, eût assassinésans scrupule quelque bourgeois attardé au détour d’une ruelle deRome, pour se procurer le plus petit des diamants qu’il refusaitmaintenant.

– Ainsi, dit-il, tu ne veux pas te séparer demoi ?

– C’est-à-dire, affirma Spadacape, que l’idée seule de vousquitter me donne des sueurs au front. Ah, monsieur, j’ai doncdémérité ?…

– Eh bien, soit ! Viens donc… Seulement, je tepréviens que je vais peut-être quitter l’Italie.

– Que m’importe !

– Quoi ! Tu renoncerais à ton beau pays ?

– Monsieur, est-ce que tous les pays ne sont pas beaux,pourvu qu’on y vive avec un peu de liberté ?

Ragastens n’insista pas et fit signe à Spadacape de le suivre,non sans l’avoir forcé à accepter ses diamants.

– On ne sait ce qui peut arriver, dit-il.

Spadacape sauta joyeusement en selle et s’écria :

– Par la Madone, monsieur le chevalier, vous m’avez faitune fière peur !

Ragastens ne répondit pas. Un quart d’heure plus tard, il étaithors de la ville. En réalité, il ne savait pas au juste ce qu’ilallait devenir.

L’essentiel pour le moment était de passer la journée loin deMonteforte. Il ne se sentait pas capable de se retrouver en face dePrimevère ou du prince Manfredi. Il erra donc toute la journéeautour de la ville, et l’instinct reprenant le dessus dans cetempérament positif, il nota avec beaucoup de soin différentspoints d’attaque ou de défense.

Vers quatre heures de l’après-midi, il se trouva sur le plateauqui dominait le défilé par où il était arrivé avec le comte Alma. Àce moment, Spadacape s’approcha de lui et, allongeant le bras versune sorte de bicoque :

– Une auberge, dit-il simplement.

– Ah ! ah ! Il paraît que tu as faim ?

– Et soif ! dit Spadacape.

En effet, il n’avait aucune raison de manquer d’appétit commeson maître. Or depuis le matin, ils n’avaient rien mangé. EtSpadacape se demandait, non sans quelque terreur, si le chevalieravait l’intention de se laisser mourir de faim, auquel cas,Spadacape, en digne et fidèle écuyer, n’eût pu faire moins que dese livrer au jeûne le plus sévère. Ragastens le rassura.

– Tu m’y fais penser ! J’ai, ma foi, grandappétit.

Et il piqua sur l’auberge signalée.

Tout en galopant vers l’auberge, Ragastens examina les rochersauxquels elle s’appuyait. Et il constata qu’en effet une de cesroches figurait avec exactitude le profil gigantesque d’une têted’homme. Un caprice de la nature avait dessiné dans le granit cequ’il lui arrive si souvent de dessiner avec des nuages.

Ragastens et Spadacape mirent pied à terre devant l’auberge qui,tout naturellement, s’appelait l’Auberge de la Tête. Lepatron, sa femme, leurs deux fils et une servante, étaient occupésà entasser sur une charrette les meubles, les bancs, les escabeaux,enfin toute la pauvre richesse de ces gens.

– Je crains que nous ne soyons forcés de jeûner, ditRagastens.

– Je ferai la cuisine, se hâta de répondre Spadacape. Il ya bien par là quelque poulailler, des œufs et des poulets. Je nevous demande pas vingt minutes pour vous servir une fricassée etune omelette dignes de la table d’un cardinal.

– Peut-on dîner ? cria Ragastens au patron.

– Pourquoi donc pas, seigneur cavalier ?…

– Mais vous déménagez…

– Cela n’empêche pas de manger… Prenez place à cette table,dans le jardin, et on va vous servir.

Il y avait, en effet, un carré de jardin où poussaient deslégumes et, le long du rocher, deux ou trois tables.

« Nous serons admirablement ici pour nous battre »pensa Ragastens.

Le patron de l’auberge, homme d’une quarantaine d’années, quiparaissait assez bavard, n’avait voulu laisser à personne le soinde servir le client qui lui tombait du ciel. Et, tout en luiversant un petit vin gris, il chercha à amorcer laconversation.

– Je vois à votre costume, seigneur cavalier, que vous êteshomme de guerre…

– Oui, mon brave.

– Ah ! La guerre ! soupira le digne aubergiste.J’étais si tranquille ici. Me voici forcé de fuir. Je vais aller memettre à l’abri dans Monteforte où j’espère pouvoir continuer monpetit commerce en vendant à boire à MM. les arquebusiers…

– Excellente idée ! D’autant que vos affaires nedevaient guère prospérer ici.

– Heu !… Mes affaires n’allaient pas trop mal,monsieur. Tel que vous me voyez, je suis connu à plusieurs lieues àla ronde, et il n’est pas d’étranger voyageant dans le pays qui nesoit venu me voir…

– Ah çà ! Mais vous êtes donc une célébrité ?

– Oui, seigneur ! répondit modestementl’aubergiste.

– Et d’où vous vient tant de gloire ?

– C’est que seul, dans le pays, je puis raconter l’histoiredu rocher de la Tête. Histoire qui m’a été transmise par mon pèrequi la tenait du sien. Car, de père en fils, depuis bien longtemps,depuis des siècles, peut-être, notre famille a habité au pied deces rochers…

– L’histoire est donc bien intéressante ?

– Histoire terrible, monsieur ! Et véridique d’un boutà l’autre !

– Je voudrais bien la connaître…

– C’est facile, monsieur. Je la raconte moyennant un pauvrepetit écu. Ce sont là mes bénéfices…

Ragastens jeta sur la table un ducat.

– Voyons l’histoire ! dit Ragastens.

– Vous saurez tout ! s’écria l’aubergiste. Et même jevous montrerai une chose que je montre bien rarement… C’est au fondde mes caves… une trace… un trou, bien visible, qui est la preuveincontestable de toute l’histoire…

À ce moment, le soleil se coucha à l’horizon. L’aubergisteregarda autour de lui avec inquiétude.

– Eh bien ! dit Ragastens. J’attends.

– Voici la nuit qui va venir, fit l’aubergiste, il faut queje me hâte, car je ne voudrais, pour rien au monde, parler de ceschoses à la nuit noire !

Et le patron de l’Auberge de la Tête esquissa un signede croix.

– Pourquoi cela ? demanda Ragastens.

– Parce que, de prononcer le nom du Malin quand il faitnuit, il en résulte un malheur… quelque chose comme du sang versé…une mort d’homme, par exemple.

Ragastens tressaillit. Puis, vidant son verre d’untrait :

– Allez toujours, dit-il.

– Donc, commença l’aubergiste, les choses remontent à unelointaine époque et se passent sous le règne de Philippe III,troisième comte de la dynastie des Alma.

» C’était, dit la chronique, un homme de trente àtrente-cinq ans, plein de force, de courage et animé de bonnesintentions. Il était aimé pour sa bonté et admiré pour sabravoure.

» Dans ce temps-là, des troupes de terribles banditsdésolaient la campagne. Il n’était seigneur, si bien armé qu’il fûtet si nombreuse que fût son escorte de lances, qui ne dût payer untribut à ces misérables.

» Le comte Philippe entreprit la destruction de ces bandeset il y réussit. Une seule lui échappa. C’était la troupe desbandits de Jacques le Rouge. Cet homme s’appelait ainsi nonseulement parce qu’il avait la barbe et les cheveux roux, maisencore parce qu’il avait tué tant de gens, qu’on disait que sesmains étaient à jamais rougies.

» Cependant, le comte se maria. Il épousa Béatrix, la filled’un baron, réputée pour sa beauté.

» Il y eut une grande fête. Tous les habitants deMonteforte furent conviés à un repas qui eut lieu en plein air. Surla fin du repas, la jeune comtesse fit le tour des tables, et vouspensez si elle fut acclamée. En arrivant à la dernière table, unhomme que personne ne connaissait se dressa tout à coup devantelle.

« Que voulez-vous ? demanda la jeune comtesse, croyantque cet homme avait une grâce à lui demander.

– Je veux, dit l’homme, te déclarer que je suis épris de tabeauté et que si tu ne consens à être à moi avant peu, j’auraidétruit la ville de Monteforte ! »

» La comtesse Béatrix poussa un cri d’effroi. Son mari etles seigneurs qui l’entouraient voulurent se précipiter surl’insolent. Mais au même instant, une cinquantaine de montagnardssurgissant des tables voisines, entourèrent l’homme et, jouant dupoignard, protégèrent sa fuite puis s’enfuirent eux-mêmes encriant :

« Vive Jacques le Rouge !… »

» Cet événement troubla fort la jeune comtesse… Or ellen’était pas encore remise de son émotion, lorsque, au loin, onentendit sonner du cor. C’était un héraut envoyé en toute hâte parles barons voisins. On baissa le pont-levis. Le héraut entra. Et ilapprit alors au comte Philippe que des barbares avaient envahitoute la haute Italie et que chaque baron, chaque comte réunissaittoutes les lances dont il pouvait disposer.

« C’est bien, répondit le comte Philippe, va dire à ceuxqui t’envoient que demain, à l’aube, je me mettrai en chemin aveccinquante lances. »

» Le lendemain de son mariage, le comte se mit en route àla tête de son armée qui comprenait, outre les cinquante lances,une centaine d’estramaçons, ce qui faisait en tout environ millehommes, tant gens d’armes, qu’écuyers et suivants.

» Une année s’écoula, pendant laquelle le comte Philippeguerroya sur les bords du Pô et de l’Adige. Enfin, les barbaresfurent repoussés au-delà des monts. Le comte rentra avec une arméedécimée, mais victorieuse. Il était heureux de regagner le vieuxchâteau de Monteforte. Pendant cette année d’absence, il avait biensouvent pensé à sa jeune épouse et à la menace de Jacques le Rouge.Mais il n’était pas trop inquiet. En effet, à cette époque,Monteforte était inaccessible. La ville était entourée de toutesparts de rochers infranchissables et le défilé que vous voyez là, àdeux cents pieds au-dessous de vous, n’existait pas…

» Une cruelle déception attendait le comte à son arrivée.Les bandits de Jacques le Rouge s’étaient depuis trois mois emparésde Monteforte ! Depuis trois mois, la comtesse enfermée dansle donjon soutenait un siège qui devait fatalement se terminer parla mort des assiégés ou par leur capitulation, à moins d’un promptsecours.

» Le désespoir du comte fut immense. En effet, les défensesnaturelles de Monteforte, défenses dont il était si fier jadis, seretournaient contre lui ! Il n’y avait pas moyen d’approcherde la ville : il n’y avait pour y parvenir, que deux ou troissentiers où il était impossible de passer plus de quatre hommes àla fois.

» Installé ici, à cette place même où nous sommes, lemalheureux comte, réduit à l’impuissance, pleura amèrement encontemplant de loin la cime du donjon où sa femme était enfermée.Il fit dresser sa tente à l’endroit même où se trouve l’auberge et,dès le lendemain, il essaya un assaut. Mais il dut bientôtconstater que ses hommes d’armes tomberaient l’un après l’autre,sans qu’ils pussent traverser l’infranchissable rempart.

» Les chevaliers du comte lui représentèrent alors que toutassaut serait inutile et ils annoncèrent que, dans trois jours, ilspartiraient pour tâcher de se créer plus loin une autre patrie. Lecomte Philippe adorait Béatrix. Il laissa donc dire ses chevalierset il résolut de se tuer…

L’aubergiste s’arrêta.

– Allez donc, mon cher, dit Ragastens, vous contez fortbien.

– Ah ! fit l’aubergiste ; c’est que je suisarrivé au point réellement étrange de cette aventure… Donc, lecomte Philippe avait pris la résolution de se tuer plutôt qued’abandonner sa femme… La nuit vint ; une nuit glaciale. Levent gémissait dans les gorges de la montagne. Un valet avaitallumé un feu dans la tente du comte.

» La nuit était profonde. Tout à coup le comte vit un hommeassis à ses côtés. Cet homme lui était absolument inconnu. Malgréle froid intense, il était légèrement vêtu de soie. Il ne disaitrien et regardait le comte Philippe avec un étrange sourire.

« Qui es-tu ? » demanda le comte.

» L’homme répondit par un ricanement et posa ses deux piedsdans le foyer, en pleine flamme. Non seulement les pieds del’inconnu ne furent pas incommodés par le feu qui grésillait toutautour, mais encore le comte s’aperçut que ces pieds n’étaientautres que deux sabots fourchus. Alors il comprit à quel êtresurnaturel il avait affaire et fit un grand signe de croix.

« Tu m’as reconnu, dit le Malin en frissonnant à ce signe,mais je te préviens que si tu renouvelles le geste que tu viens defaire, je serai forcé de m’en aller et tu perdras l’unique chanceque tu aies de revoir ta femme : Béatrix sera dès lors laproie de Jacques le Rouge.

– Tais-toi ! » fit le comte en grinçant desdents, tellement la jalousie le tourmentait.

» Satan se mit à rire.

« Veux-tu rentrer dans Monteforte ? demanda-t-il.Veux-tu détruire Jacques le Rouge et sa bande ? Veux-tu revoirBéatrix ?

– Parle ! fit alors le comte haletant. Que meveux-tu ?

– Rien, ou presque rien ! Je puis te donner le moyende tracer un défilé à travers les rochers, assez large pour que tupuisses passer avec la troupe, surprendre les bandits et rentrervictorieux dans Monteforte où tu délivreras Béatrix…

– Que faut-il faire ?

– C’est bien simple. Tu vas signer cet acte. Et moi, jevais te donner cet anneau d’or que tu mettras à ton doigt… Par lemoyen de cet anneau, tu ouvriras d’un seul coup, à travers lesroches, la brèche indispensable. Dans dix ans, tu reviendras àcette place me rapporter mon anneau… Si tu ne veux pas le rapporterl’âme de ta femme Béatrix m’appartiendra.

– Et si je te le rapporte ?

– Alors je reprendrai mon anneau. Et, dès ce moment, c’estton âme qui m’appartiendra. Acceptes-tu ?

– J’accepte ! fit résolument le comte Philippe.Donne-moi une plume et de l’encre, que je signe tonparchemin ! »

» Satan vérifia soigneusement la signature, plia sonparchemin, le fit disparaître et remit un anneau d’or au comtePhilippe.

« Dans dix ans, jour pour jour, ou plutôt, nuit pour nuit,rappelle-toi bien cela, dit-il. Sans quoi, c’est l’âme de Béatrixqui m’appartient ! »

» Cela dit, le Malin poussa un éclat de rire strident ets’enfonça dans la terre.

» Sans perdre une minute, le comte Philippe sortit de latente et fit sonner du cor pour rassembler ses hommes d’armes.Alors, il annonça qu’on allait donner l’assaut. Tous le crurentfou. Mais le comte, se tournant vers les rochers, son anneau audoigt, étendit la main. Aussitôt, un fracas épouvantable se fitentendre, comme si des milliers de tonnerres eussent grondé dans leciel.

» Alors, l’armée, émerveillée et épouvantée tout à la fois,vit la montagne s’entr’ouvrir, les rochers se fendre, et un beauchemin se dessiner jusque sous les murs de Monteforte. Ce cheminencaissé a été nommé pour cela le Défilé d’Enfer. C’est par là quel’armée de César Borgia a donné une fois l’assaut à Monteforte. Etc’est par là qu’elle sera obligée de passer encore…

– Oui !… C’est par là, dit Ragastens rêveur.

– Inutile de vous dire, reprit l’aubergiste en continuantson récit, que le comte Philippe, grâce au défilé d’Enfer, putsurprendre la ville. Les bandits de Jacques le Rouge furentmassacrés jusqu’au dernier. Je vous laisse à penser la joie desdeux époux. Quelques années s’écoulèrent en plein bonheur.Cependant, la date fatale approchait et le comte Philippes’assombrissait de jour en jour. Enfin, la veille du jour où lesdix ans allaient expirer arriva enfin. Le comte Philippe s’en futtrouver l’évêque de Monteforte et eut avec ce digne prélat unelongue conversation. Le lendemain soir, le comte se dirigea vers laplace où nous sommes. Minuit sonna. Satan se présenta aussitôt.

« C’est bien, dit-il, je vois que tu es fidèle aurendez-vous. As-tu mon anneau ?…

– Tiens, prends-le ! » dit le comte Philippe.

» Satan allongea avidement la main. Mais il la retiraaussitôt en poussant un hurlement épouvantable. Le comte Philippe,pour rester dans les termes du traité, avait bien rapportél’anneau. Mais il l’avait placé au fond d’un vase plein d’eaubénite !…

» D’après les termes mêmes du traité, Satan n’avait quecinq minutes pour s’emparer de l’anneau d’or.

« Eh bien ! prends donc !… » répéta le comtePhilippe.

» À plus de vingt reprises, Satan essaya de plonger sa maindans le vase que lui tendait le comte. À chaque fois, il jeta uneclameur de souffrance horrible. En effet, le contact de l’eaubénite le brûlait exactement comme nous serions brûlés si nousplongions notre main dans du plomb fondu. Enfin, à bout de forces,la main en lambeaux, désespéré, il s’écria :

« Je suis vaincu !… Mais écoute, j’aurai mavengeance ! Tiens ! Regarde !… »

» Il frappa alors le sol du manche de sa fourche. L’un desrochers qui entouraient le comte Philippe trembla sur sa base. Ils’émietta par places. Et il apparut alors, taillé comme par unsculpteur… Le rocher figurait dès lors une tête d’homme. Et cettetête, c’était le portrait frappant du comte Philippe.

« Tu vois ce rocher ? s’écria Satan. C’est maintenantune statue à laquelle les destinées de la maison des Almademeureront attachées. Lorsque ce rocher tombera, lorsquedisparaîtra cette tête de granit, la maison des Alma disparaîtra,ta race sera éteinte ! »

» En disant ces mots, Satan s’enfonça sous terre enpoussant une horrible imprécation…

L’aubergiste, ayant achevé son histoire, hocha gravement latête.

– Il me reste, reprit-il, à vous montrer le trou que fitSatan avec le manche de sa fourche lorsqu’il frappa le sol à cetendroit… Si vous voulez venir ?

– Ma foi, je suis curieux de voir cela ! ditRagastens.

Et il suivit l’aubergiste. Celui-ci alluma une lanterne sourdeet se mit à descendre un escalier taillé à même dans le granit.

– Mais c’est là votre cave ? s’écria Ragastens.

– En effet, ce réduit me sert de cave. Le vin y est frais.Mais venez…

L’aubergiste continua à descendre et parvint enfin au fond d’unesorte de puits. Au milieu de ce puits, un trou étroit, probablementcreusé par une lente infiltration d’eau, s’enfonçait dans lerocher. Ce trou, régulièrement creusé, avait en effet le diamètred’un manche de fourche ou de balai.

– Voyez ! fit l’aubergiste avec une admiration nonexempte d’effroi. Voilà bien la preuve absolue que Satan a frappéici le sol.

– En effet ! dit Ragastens, qui examina le trou avecbeaucoup d’attention.

Puis, d’une observation non moins méticuleuse, il examina lereste du puits et devint de plus en plus rêveur.

– C’est merveilleux ! dit-il enfin, comme s’il eûtrépondu à sa propre pensée.

– N’est-ce pas ? s’écria l’aubergiste, enchanté.

Là-dessus, ils remontèrent tous les deux. Ragastens regarda dansla direction de Monteforte. À ce moment, il vit venir au galoptrois ou quatre cavaliers en tête desquels il reconnut JeanMalatesta. Quelques minutes plus tard, les cavaliers arrivaient àl’auberge et mettaient pied à terre. Jean Malatesta saluaRagastens.

– Je crains de vous avoir fait attendre,monsieur !

– Nullement. D’ailleurs, je n’ai pas perdu mon temps,puisque j’ai appris l’histoire du défilé d’Enfer et du rocher de laTête…

– Ces messieurs, reprit Malatesta en désignant lescavaliers qui l’accompagnaient, nous assisteront dans notrerencontre.

– Ils sont les bienvenus, fit Ragastens.

– Cet endroit vous convient-il ?

– À merveille.

– Il ne nous reste donc plus qu’à croiser l’épée…

Ragastens, sans répondre, dégaina d’un geste tranquille et tombaen garde.

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