Borgia !

Chapitre 68DISCUSSION DE FAMILLE

Le vieux Borgia entra dans son appartement suivi de Lucrèce.Quant à l’abbé Angelo, il se glissa dans une pièce voisine, résoluà ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire.

Le pape jeta sur sa fille un regard sournois et, sanspréparation, il dit d’une voix indifférente :

– Tu ne m’avais pas dit que la fille du comte Alma est taprisonnière ?

Lucrèce s’était depuis longtemps habituée à prendre un masqued’impassibilité absolue toutes les fois qu’elle se trouvait devantson père. Elle se contenta de répondre :

– Je ne vous ai pas parlé de cette fille, mon père, parceque vous avez assez de sujets d’inquiétude ; c’est une affairepersonnelle que j’ai à régler avec elle. Je me proposais de vousparler de mes intentions lorsque le moment serait venu…

– Et ce moment n’est pas venu ?…

– Non, mon père : pas encore.

À ce moment, on gratta à la porte. Lucrèce, enchantée d’échapperà un entretien auquel elle n’était pas préparée, se hâta d’allerouvrir, malgré l’exclamation du pape :

– Qu’on nous laisse !

À la porte, Lucrèce trouva un domestique qui lui annonça que sonintendant Giacomo venait d’arriver et demandait à lui parler sansretard.

– Qu’il vienne ! dit Lucrèce à voix basse ; et enmême temps, elle tirait la porte pour que son père ne vît pas cequi se passait. Giacomo parut.

– Signora, dit-il, selon vos ordres, je suis passé auPalais-Riant pour y prendre ce que je devais vous apporter àCaprera ; le Palais-Riant n’existe plus ; la populace l’abrûlé.

– Quelles autres nouvelles ? demanda-t-elle.

– Monseigneur le duc de Valentinois est en route pourCaprera.

– Tu es sûr ?

– Absolument, signora !

– Écoute, Giacomo ! Pour la mauvaise nouvelle de ladestruction de mon Palais, j’avais fort envie de te faire donnerdix coups de bâton… mais pour la bonne nouvelle de l’arrivée deCésar, tu as droit à dix ducats. Va te les faire donner, monami…

Lucrèce rentra auprès de son père.

Le vieux Borgia, pendant cette scène, avait médité sur lesmoyens d’amener sa fille à relâcher Béatrix. Il vit rentrer Lucrècel’œil brillant, le sourire aux lèvres.

– Tu as donc reçu quelque bonne nouvelle ?

– Peut-être, mon père… Mais je vous en prie, reprenonsnotre entretien au point où nous l’avons laissé…

– Que t’a-t-elle fait ? dit le vieillard.

– Elle ?… Rien !… Je vous disais tout àl’heure qu’il n’est pas encore temps de vous informer de mesintentions sur la fille du comte Alma… Eh bien, je metrompais : le moment est venu, au contraire…

» Vous savez que j’ai toujours tâché de profiter de vosleçons. Vous m’avez montré l’exemple, mon père : la comtesseHonorata vous gênait. Vous l’avez supprimée. La fille me gêne,moi : je vais la supprimer.

– Et si je te demandais sa grâce, que dirais-tu ?

– Je vous la refuserais, répondit Lucrèce.

– Si non seulement je te demandais sa grâce, mais si je tepriais de la laisser dès demain libre de regagnerl’Italie ?…

– Vous riez mon père !…

–… Mais si je te disais que ma vie dépend de saliberté ?…

– Comment cela ?

– Écoute… Tu as entendu parler à Rome, d’une vieillemagicienne très renommée. On l’appelait la Maga.

– J’ai entendu parler de cette femme, en effet.

– Eh bien, cette sorcière, que je crois seulement douéed’une intelligence extraordinaire, cette Maga – j’ignore pourquoi –s’est attachée à moi. Elle m’a sauvé la vie. Elle m’a aidé àsurveiller mes ennemis. Enfin, de toute son attitude, il résultepour moi que je dois avoir en elle une confiance illimitée…Maintenant, écoute bien : la Maga est ici… La Maga m’aparlé…

– Elle vous a parlé !…

– Tout à l’heure, sur la grève, elle m’a abordé. Et ceci,ma fille, me fait penser que les gardes que tu places autour de mois’acquittent bien mal de leur devoir. À partir d’aujourd’hui, je nesortirai plus du château… Donc, la Maga m’a parlé. Elle m’a annoncéque ma vie est menacée.

– Chimères ! fit Lucrèce en pâlissant.

– Je te répète que j’ai en cette femme une confiance sansbornes, confiance justifiée, puisque tout ce qu’elle m’annonce seréalise… Ma vie est menacée, j’en suis sûr… Et ce que m’a dit laMaga ne concorde que trop avec mes pressentiments… Or, sais-tu cequ’elle a ajouté ? Que je serais sauvé si Béatrix était rendueà la liberté…

– Mon père, dit-elle, il est parfaitement possible quecette femme ait pour vous l’affection que vous dites. Je n’en doutepas. Mais je vois dans cette affection la preuve qu’elle a pu setromper de bonne foi… Conservez-lui votre confiance, maisrassurez-vous… aucun péril ne vous menace.

Mais le vieux Borgia secoua la tête.

– Je te demande, reprit-il, de remettre cette Béatrix enliberté. Je te dis qu’il y va de ma vie. Et tu hésites !…

Lucrèce se leva.

– Jamais, dit-elle avec le même calme, je ne sacrifieraimes intérêts aux songeries d’une vieille folle, si évidente quesoit l’affection qu’elle a pour vous. Écoutez-moi à votre tour, monpère. Je vous jure, moi, que votre vie n’est pas en danger. Yeût-il même complot contre vous, que ce complot viendrait se briserau pied des murs de ce château. L’île entière est sillonnée par mesespions. Les côtes sont surveillées. Aucun navire ne peut abordersans que j’en sois informée. Nous pouvons soutenir un siège d’unan. Il y a ici une garnison dont chaque homme se jetterait du hautde ces rochers sur un signe de moi. Nous avons des armes, desvivres. Tout est prévu. Vous êtes certainement aussi en sûreté iciqu’au Vatican…

Ces paroles produisaient peu à peu leur effet. Le vieux Borgiase rendait compte que Lucrèce n’exagérait nullement : il étaitréellement impossible de pénétrer par force ou par ruse dans lechâteau.

Pour mieux convaincre son père, Lucrèce lui servit enfin lerécit de l’enlèvement de Béatrix et les raisons qui lemotivaient : tenir Béatrix, c’était tenir Ragastens.

– J’ai capturé Béatrix, acheva Lucrèce. Je l’ai amenée ici.Comprenez-vous, mon père ? Me demandez-vous encore de larenvoyer libre ?

– Non pas. Lors même que je devrais y risquer la vie !Me venger de Ragastens ! Ah ! je ne donnerais pas cettejoie pour la plus belle province d’Italie ! Mais quecomptes-tu en faire, de cette petite ? Est-ce que cet homme neva pas la chercher… la trouver peut-être ?

– Il ne la cherchera pas longtemps, dit Lucrèce avec unsourire de triomphe. Car je compte la lui renvoyer…

– Je ne comprends pas…

– La lui renvoyer déshonorée… César sera ici demain… Césarest capable de tous les crimes, je le sais, mais César raisonne.César n’ignore pas qu’il ne peut rien sans vous ; que, vousmort, sa puissance à lui s’écroule…

– C’est juste !…

– César vient demain, reprit Lucrèce. Demain, la fille ducomte Alma sera la maîtresse de César. Il a une passion pour elle…Que le Ragastens vienne nous demander sa fiancée : nous luirendrons une loque vivante !…

– Assez, ma fille, assez !… Tu es digne demoi !…

– Oui ! je me vante d’être une vraie Borgia.

Le père et la fille se regardèrent. Lucrèce se retira. Elle fitle tour par un cabinet qui donnait sur la chambre du pape et, del’autre côté, ouvrait sur un couloir. Elle franchit vivement lecabinet, comme si elle se fût doutée qu’il y avait là quelqu’un. Iln’y avait personne.

Elle ouvrit rapidement la porte opposée, et elle eut alors unelueur de satisfaction dans le regard. À l’autre bout du couloir,elle venait d’apercevoir une ombre qui s’éloignait discrètement.Dans cette ombre, elle avait reconnu l’abbé Angelo.

Arrivée dans le petit salon où elle venait d’habitude, Lucrècefit demander l’abbé. Celui-ci se présenta quelques minutesaprès.

– Eh bien, lui dit Lucrèce à brûle-pourpoint, où ensommes-nous, mon cher Angelo ?… Il me semble que votre vieillesorcière tarde bien à agir !…

– J’attendais vos ordres…

– Fais donc… Es-tu sûr qu’elle se décidera àagir ?…

– Oui, signora !…

– Bien ! Cependant, il faut tout prévoir. Si ellemanifestait l’intention d’attendre un jour ou deux, vous n’auriezqu’à lui répéter la conversation que je viens d’avoir avec monpère…

– Quelle conversation, madame ?

– Celle que vous avez entendue du cabinet. Allez ethâtez-vous !

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